« Le produit intérieur brut est l’indicateur le plus puissant de l’histoire. Le département du commerce américain considère qu’il s’agit de "l’une des plus grandes inventions du vingtième siècle". Mais son utilité et sa résistance reflètent des réalités politiques et non des considérations économiques.

La plupart d’entre nous interprétons le PIB comme la mesure de la production économique d’un pays, exprimée en une unique valeur monétaire. Mais il est plus que cela. Le PIB (et le rythme auquel il s’accroît au cours du temps) constitue l’indicateur universel de développement, de bien-être et de force géopolitique. Tout gouvernement a pour objectif d’assurer une croissance positive du PIB.

Mais le PIB a des défauts bien connus. Par exemple, le PIB augmente à court terme en conséquence d’activités productives qui polluent ou dégradent l’environnement, mais non en conséquence des tâches de travail domestique, d’une garde d’enfants non rémunérée et d’autres activités utiles qu’il compte à peine, voire pas du tout. Fondamentalement, le PIB est un concept matérialiste : la croissance de la production, voilà le seul impératif. Plus on produit des biens et services, plus notre situation s’améliore. Que la croissance du PIB améliore effectivement la situation des gens est une toute autre question. L’insatisfaction que nous procure la myopie du PIB a poussé les responsables politiques à explorer ces dernières années d’autres indicateurs agrégés, davantage axés sur les personnes. Mais aller au-delà du PIB se révèle être difficile, au vu de son histoire. En fait, les indicateurs qui ont précédé le PIB étaient axés sur les personnes et comprendre pourquoi cela a changé peut nous permettre de mieux comprendre la domination tenace du PIB

Etant donné que le PIB semble aujourd’hui indispensable, il peut être surprenant d’apprendre que jusqu’aux années trente, la seule mesure statistique agrégée des gouvernements nationaux de l’économie était les estimations des recettes fiscales. Tout cela changea le 29 octobre 1929, le fameux "jeudi noir". Lorsque la Grande Dépression éclata, les gouvernements réalisèrent qu’ils n’avaient tout simplement pas d’information sur ce qui se passait. En 1931, lorsque le Congrès américain tenait une session sur l’état de l’économie, le témoignage qu’il reçut des patrons d’entreprises s’est révélé peu utile.

Le Congrès reconnut qu’il fallait une image statistique agrégée de l’économie, mais il ne savait pas comment en produire une. Il se tourna alors vers Simon Kuznets, un économiste immigré d’origine soviétique (et, alors, futur lauréat du prix Nobel d’économie), à qui il demanda de définir et de calculer ce qui fut appelé par la suite le "revenu national". Le revenu national n’était pas une idée totalement nouvelle (des chercheurs dans d’autres pays avaient fait plusieurs estimations indépendamment les uns des autres), mais c'était la première fois que les responsables politiques jugèrent intéressant de s’en servir. Comme le terme le suggère, cet indicateur se focalise sur le revenu : l'argent qui est disponible aux citoyens à la fin du jour. Les constats. Les constats de Kuznets furent choquants : les américains ne gagnaient plus que la moitié de ce qu’ils gagnaient avant la crise. Pour l’administration du président Roosevelt, l’accroissement du revenu national et garantie que les gens gagnent plus devinrent la priorité.

Mais lorsque les Etats-Unis entrèrent dans la Seconde Guerre mondiale, la focale a été déplacée ailleurs. En raison des besoins en production matérielle pour l’effort de guerre, combien d’argent les gens ramènent chez eux n’était plus une question pressante. Par conséquent, les responsables politiques changèrent délibérément le revenu national en produit national brut, qui indiquait seulement la valeur totale des biens produits en dollars. Le revenu national et le PNB étaient numériquement identiques, puisque le revenu global généré est, par définition, égal à la valeur des biens produits. La différence cruciale est que le PNB ne prend pas en compte comment le revenu est réparti. Kuznets était contre l’idée qu’un tel changement de perspective devienne permanent et il appela les gouvernements à recentrer leur attention sur le revenu et sa répartition. Durant la guerre, il est peut-être raisonnable de se concentrer sur la production de biens nécessaires pour gagner le conflit. Mais Kuznets estimait qu’en temps de paix la production de biens est juste un moyen pour atteindre une finalité supérieure : le revenu net qui est généré et mis à la disposition des gens.

On ignora Kuznets. Brièvement après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain fit face à de nouveaux défis (la réintégration les militaires partis au combat, la menace croissante que représentait l’Union soviétique et la reconstruction d’une Europe dévastée) qu’il rendit prioritaire sur les revenus individuels. Parallèlement, les politiciens virent que la production en temps de guerre avait conduit à une croissance massive du PNB et ils décidèrent de continuer de faire croître cet indicateur économique à n’importe quel prix. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la croissance du PNB (légèrement modifié dans les années quatre-vingt-dix pour devenir le PIB) a été perçue comme la solution à presque chaque problème. Ce genre de croissance est devenu un but universel pour ceux qui sont au pouvoir parce que, en plaçant la focale sur une production sans cesse croissante, il écarte la question politique. Comme John Kenneth Galbraith le souligna dans son livre L'Ère de l'opulence (The Affluent Society) paru en 1958, "les inégalités ont cessé de préoccuper l’esprit des hommes". On pensa désormais qu’en élargissant le gâteau, on permettait à chacun d’obtenir une plus grosse part.

Cette histoire explique pourquoi le PIB reste la mesure dominante de toute économie nationale et elle pose un défi pour ceux qui sont convaincus qu’une alternative viable existe. Tout indicateur alternatif et toute stratégie de mesure autre que l’accroissement de la production ne pourront être acceptés que si les politiciens acceptent de répondre à des questions épineuses à propos du bien public et prennent le risque de se mettre à dos une circonscription ou une autre. Dans quel genre de société voulons-nous vivre ? Les salaires et les autres revenus doivent-ils être équitablement répartis ? C’est question est d’autant plus pressante dans le contexte du changement climatique, dans la mesure où ce dernier est un problème qui touche chacun et auquel une petite minorité contribue de façon disproportionnée.

L’utilité politique du PIB et le récit selon lequel, plus, c’est mieux pour tout le monde, seront difficiles à dépasser, même s’ils apparaissent erronés. Tant qu’ils ne seront pas dépassés, on passera toujours les produits avant les gens. »

Philipp Lepenies, « Why GDP? », 16 août 2016. Traduit par Martin Anota