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Tag - Stephen Roach

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mardi 30 juillet 2019

La Chine ne tombera pas dans une trappe à revenu intermédiaire

« Il y a toujours eu une fixette sur la croissance économique chinoise. Et avec de bonnes raisons. Pour une grande économie, soutenir des taux de croissance annuels de 10 % minimum pendant plusieurs décennies est sans précédents. Et pourtant c’est exactement ce que fit la Chine de 1980 à 2011. Mais maintenant le miracle est fini. Depuis 2012, la croissance annuelle a ralenti à 7,2 % et le récent "rapport de travail" annuel du Premier ministre Li Keqiang fixe une cible de croissance de simplement 6-6,5 % pour 2019.

Pour énormément de personnes doutant de la Chine, ce n'est pas surprenant. Après tout, la borne inférieure de la cible du gouvernement implique une décélération de 40 % par rapport à la tendance "miracle". Cela semble confirmer les avertissements de la redoutée "trappe à revenu intermédiaire" (middle-income trap) : la tendance des économies en développement à forte croissance à revenir à une trajectoire de croissance bien plus faible juste lorsqu’ils respirent leurs premières bouffées de prospérité. Les travaux pionniers sur le phénomène indiquèrent précisément ce à quoi il fallait s’attendre : lorsque le revenu par tête se déplace dans la tranche des 16.000-17.000 dollars (en parité de pouvoir d’achat aux prix de 2005), on peut s’attendre à une décélération soutenue de la croissance d’environ 2,5 points de pourcentage. La Chine ayant atteint ce seuil de revenu en 2017 selon les estimations du FMI, le ralentissement post-2011 de sa croissance semble d’autant plus inquiétant.

Mais (…) il y a cinq bonnes raisons de douter du diagnostic désormais répandu que la Chine est piégée dans la trappe à revenu intermédiaire.

Premièrement, une trappe à revenu intermédiaire peut ne même pas exister. C’est la conclusion de l’étude empirique rigoureuse qu’ont réalisée Lant Pritchett et Lawrence Summers en couvrant un large ensemble de 125 économies de 1950 à 2010. Le mieux qu’ils puissent obtenir avec est une forte tendance aux discontinuités de croissance et au retour à la moyenne. Au récent forum du développement à Pékin, Summers est allé plus loin en évaluant les issues probables pour les économies en développement à forte croissance, qualifiant tout ralentissement de retour à la moyenne comme seulement une tendance à refermer un "écart post-miracle". Cela va sans dire, la régularité statistique de tels écarts de croissance périodiques est très différente du bourbier permanent d’une trappe à faible croissance.

Deuxièmement, un seuil de trappe fixe de 16.000-17.000 dollars (…) fait peu sens dans une économie mondiale dynamique. Puisque les études antérieures sur la trappe à revenu intermédiaire étaient publiées en 2012, l’économie mondiale a crû d’environ 25 %, poussant probablement la trappe à revenu intermédiaire d’autant au cours de cette période. En grande partie pour cette raison, les récentes études ont exprimé la trappe non en termes de seuil absolu, mais comme convergence relative vis-à-vis des pays à haut revenu. De ce point de vue, le danger menace quand le revenu par tête des pays en développement s’approche des 20-30 % de celui des pays à haut revenu. Etant donné que la Chine va atteindre 30 % du PIB par tête américain (en parités de pouvoir d’achat) en 2019, il doit être temps de s’inquiéter !

Troisièmement, les ralentissements de croissance ne sont pas tous semblables. Le PIB d’un pays est une large agrégation de multiples activités dans plusieurs secteurs, entreprises et produits. Les changements structurels d’un secteur à un autre peuvent donner l’apparence d’une discontinuité qui ne peuvent être rien d’autre que le résultat d’une stratégie délibérée de rééquilibrage. C’est très probablement le cas de la Chine aujourd’hui, étant donné son passage d’une économie industrielle à très forte croissance (…) à une économie de services à plus faible croissance (…). Dans la mesure où ce changement est le résultat attendu du rééquilibrage stratégique de la Chine, un ralentissement de la croissance est bien moins alarmant.

Quatrièmement, les énormes défis auxquels la Chine fait face à cet instant dans son développement économique sont bien plus importants que la question quant à savoir si son ralentissement tient à un écart ou à une trappe. Qu’est-ce qui arrive après le rattrapage des pays avancés opérant à la frontière technologique ? C’est là où l’objectif affiché de la Chine de délaisser l’importation d’innovations au profit des innovations domestiques entre en jeu. (…) Malgré les effets temporaires de perturbations exogènes périodiques (telles que le désendettement, les ralentissements mondiaux ou même les guerres commerciales), rattraper la frontière et se joindre à d’autres pays s’échinant à la repousser est la récompense ultime du développement économique. Ce but est inscrit dans l’aspiration du Président Xi Jinping pour la Chine à ce qu’elle atteigne le statut de pays à haut revenu d’ici 2050.

Enfin, la croissance de la productivité est bien plus importante que la croissance du PIB pour déterminer les perspectives de développement économique. Je serais bien plus inquiet à l’idée que la Chine tombe dans une trappe à faible croissance de la productivité que dans une trappe à faible croissance du PIB. Une nouvelle étude sur la productivité totale des facteurs réalisée par une équipe de chercheurs chinois nous rassure quelque peu ici. Comme le travail de Pritchett et Summers, cette dernière évaluation de la croissance de la PTF chinoise révèle plusieurs discontinuités au cours des 40 dernières années. Mais la tendance sous-jacente pour les cinq dernières années est encourageante : la croissance de la PTF annuelle d’environ 3 %, avec une croissance particulièrement forte dans le secteur tertiaire. Donc, malgré le récent ralentissement de la croissance du PIB agrégé, le rééquilibrage de l’économie chinoise tirée par les services offre un significatif levier de productivité à l’économie dans son ensemble.

La question à présent est de savoir si la Chine peut soutenir la récente trajectoire de sa PTF (…) et aussi tirer profit d’une amélioration continue de son stock de capital. Si elle le peut, la nouvelle étude chinoise conclut que le taux de croissance du PIB potentiel chinois peut se maintenir à près de 6 % au cours des cinq prochaines années. Un tel résultat serait conforme aux ambitions de plus long terme de la Chine. (…) »

Stephen Roach, « No middle-income trap for China », 27 mars 2019. Traduit par Martin Anota



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Eviter la trappe à revenu intermédiaire

Les pays émergents sont-ils promis à une trappe à revenu intermédiaire ?

L'inévitable déclin des géants asiatiques

samedi 2 septembre 2017

Comment expliquer la résistance de l’économie chinoise ?

« (…) Après avoir décéléré pendant six années consécutives, la croissance du PIB réel chinois semble s’accélérer en 2017. La hausse annualisée de 6,9 % rapportée pour le deuxième trimestre dépasse la hausse de 6,7 % en 2016 et elle est bien supérieure au consensus international des prévisionnistes qui s’attendaient, il y a quelques mois, à ce que la croissance soit cette année plus proche de 6,5 % et ralentisse davantage en 2018, en atteignant 6 %.

J’affirme depuis longtemps que nous focaliser sur le PIB nous amène à négliger de plus profonds problèmes qui sont pourtant cruciaux pour le débat autour de la croissance chinoise. C’est parce que l’économie chinoise est au cœur d’une extraordinaire transformation structurelle, avec un modèle de producteur tiré par l’industrie laissant place à un modèle de consommateur tiré par des services de plus en plus puissants. Dans la mesure où cela implique un changement dans la structure du PIB des exportations et de l’investissement (à forts gains de productivité) vers la consommation domestique à faible croissance, le ralentissement de la croissance globale du PIB est à la fois inévitable et désirable. C’est dans ce contexte qu’il fait considérer les vulnérabilités de la Chine.

Ce débat a une longue histoire. Je l’ai tout d’abord entendu à la fin des années quatre-vingt-dix, lors de la crise asiatique. Celle-ci, après avoir touché la Thaïlande et l’Indonésie, puis la Corée du Sud et Taïwan, menaçait, pensait-on, la Chine. La une d’octobre 1998 de The Economist, dont la couverture représente une jonque chinoise attiré par un maelstrom, l’illustre bien. Pourtant, rien ne saurait être plus loin de la vérité. Une fois que la poussière autour de la virulente contagion interrégionale se dissipa, l’économie chinoise n’en fut que légèrement troublée. La croissance du PIB réel a temporairement ralenti, en atteignant 7,7 % en 1998-1999, avant d’accélérer et d’atteindre 10,3 % au cours de la décennie suivante. La résistance de l’économie chinoise lors de la Grande Crise financière en dit également beaucoup. En 2008-2009, au cœur de la pire contraction que l’économie mondiale ait connue depuis les années trente, l’économie chinoise a enregistré une croissance annuelle moyenne de 9,4 %. Si la Chine ne s’était pas montrée aussi résiliente lors de la récente crise, le PIB mondial n’aurait pas diminué de 0,1 % en 2009, mais chuté de 1,3 %, constituant la plus forte baisse de l’activité mondiale suite après la Seconde Guerre mondiale.

Les pessimistes aujourd’hui craignent que la Chine connaisse un désendettement et par conséquent un resserrement du marché de l’immobilier, deux vents contraires qui avaient touché le Japon au début des années quatre-vingt-dix avant de le faire basculer dans la récession. Encore une fois, la lentille occidentale n’est pas la bonne. Comme le Japon, la Chine est une économie qui épargne fortement et qui doit l’essentiel de sa dette à elle-même. Surtout, la Chine a plus de coussins que le Japon pour éviter les problèmes de soutenabilité. Selon le FMI, l’épargne nationale de la Chine est susceptible d’atteindre 45 % du PIB en 2017, soit un niveau bien supérieur à celui atteint par le taux d’épargne du Japon, soit 28 %. Alors que le Japon a été capable d’éviter une crise souveraine malgré une dette publique brute de 239 % du PIB, la Chine, qui possède de plus amples coussins d’épargne et un moindre fardeau souverain (puisque ce dernier atteint 49 % du PIB), est en bien meilleure posture pour éviter une telle implosion.

Certes, il ne faut pas négliger le problème que pose l’énorme dette des entreprises non financières en Chine (dans la mesure où celle-ci atteignait 157 % du PIB à la fin de l’année 2016, contre 102 % à la fin de l’année 2008). Cela rend impérieux de réformer ces prochaines années les entreprises publiques, où l’essentiel de la dette en expansion s’est concentrée. En outre, il y a toujours de bonnes raisons de s’inquiéter à propos du marché immobilier chinois. Après tout, une classe moyenne en expansion nécessite des logements abordables. Avec la part de la population chinoise vivant en villes, passant de moins de 20 % en 1980 à plus de 56 % en 2016 (pour certainement atteindre 70 % en 2030), ce n’est pas rien. Mais cela signifie que les marchés de l’immobilier chinois (à la différence de ceux des autres économies majeures pleinement urbanisées) jouissent d’un ample soutien du côté de la demande, avec une population urbaine susceptible de rester sur une trajectoire de croissance annualisée de 1-2 % au cours des 10-15 prochaines années. Avec des prix de l’immobilier qui ont augmenté de près de 50 % depuis 2005 (presque cinq fois plus que la norme mondiale, selon la BRI et le FMI), la question de l’accès à l’immobilier est source d’inquiétude. Le défi pour la Chine est de gérer prudemment la croissance de l’offre immobilière qui est nécessaire pour satisfaire les besoins en urbanisation, sans susciter de spéculation excessive et de dangereuses bulles d’actifs.

En même temps, l’économie chinoise est aussi soutenue par de robustes sources de résilience cyclique au début de l’année 2017. Le gain de 11,3 % des exportations enregistré en juin par rapport à l’année précédente contraste fortement avec les performances des années précédentes, qui ont été affectées par la faiblesse de la reprise mondiale. De même, la hausse annualisée de 10 % des ventes de détails ajustée en fonction de l’inflation sur le premier semestre (environ 45 % plus rapide que le rythme de 6,9 % de la croissance globale du PIB) est le reflet d’une impressionnante croissance des revenus des ménages et de l’essor (sûrement sous-estimé) du commerce en ligne. Les pessimistes ont longtemps observé l’économie chinoise au travers le même prisme par lequel ils observent leur propre économie, répétant une erreur classique que le l’historien Jonathan Spence a pourtant signalé il y a plusieurs années. On estime que les bulles qui ont éclaté sur les marchés d’actifs au Japon et aux Etats-Unis font peser la même menace sur la Chine. De même, on s’attend à ce que la récente croissance chinoise, si intensive en dette, ait les mêmes conséquences que lors de ces épisodes passés. Les prévisionnistes jugent difficile de résister à la tentation de superposer à la Chine ce que l’on a pu observer dans les pays développés les plus touchés par la crise. Cela n’a pas été la bonne approche par le passé ; elle est toujours inappropriée aujourd’hui. »

Stephen S. Roach, « Deciphering China’s economic resilience », 25 juillet 2017. Traduit par Martin Anota

lundi 14 août 2017

Une autre leçon du Japon

« Voilà un lot de mauvaises surprises en ce qui concerne l’inflation. Aux Etats-Unis, l’indice des prix à la consommation (hors produits alimentaires et énergie) a baissé précisément à l’instant même où il était censé augmenter. Entre mars et mai, l’indice des prix est resté fondamentalement le même, à peine supérieur de 1,7 % au niveau qu’il atteignait un an auparavant. Pour une économie américaine que l’on dit proche de la terre sacrée du plein emploi, c’est une douche froide, en particulier pour la Réserve fédérale, qui a tout mis en œuvre pour ramener l’inflation à sa cible de 2 %.

C’est la même histoire qui se déroule depuis plusieurs années à l’autre bout du monde, au Japon. Mais, pour cette économie si exposée à la déflation, c’est une histoire encore plus sombre. En avril, l’indice des prix à la consommation sous-jacent a été stable par rapport à son niveau l’année précédente (…). Pour la Banque du Japon, qui utilise un arsenal sans précédent de mesures non conventionnelles pour mettre un terme à la déflation de 16,5 % que l’économie insulaire sur l’ensemble de la période comprise entre 1994 et 2013, c’est plus qu’une douche froide. C’est une (…) défaite.

Cette histoire a une dimension mondiale. Oui, il y a quelques anomalies notables, notamment le Royaume-Uni, où les pressions sur le taux de change (…) stimulent temporairement l’inflation sous-jacente à 2,4 % et la Malaisie, où le retrait des subventions sur les carburants a stimulé l’inflation globale, en laissant toutefois l’inflation sous-jacente stable à 2,5 %. Mais ce sont une poignée d’exceptions dans un monde qui manque d’inflation. Les dernières prévisions du FMI le montrent bien : malgré une modeste accélération de la croissance économique mondiale, l’inflation dans les économies avancées devrait s’élever en moyenne à moins de 2 % en 2017-2018.

Le premier chapitre de ce conte a été écrit il y a plusieurs années au Japon. Des bulles spéculatives sur les marchés d’actifs et de l’endettement excessif à (…) la détérioration de la productivité, l’expérience du Japon (avec des décennies perdues qui s’étirent désormais sur un quart de siècle) témoigne des risques qui pèsent sur les grandes économies riches.

Mais aucune leçon n’est plus importante que celle que nous offre la série d’erreurs en matière de politique économique qu’a commises la Banque du Japon. Non seulement un assouplissement imprudent de la politique monétaire a contribué à nourrir les déséquilibres qui menèrent à la crise, mais la banque centrale du pays a ensuite aggravé le problème en ramenant les taux directeurs à leur borne zéro (et même en-deçà de celle-ci), en embrassant l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et en manipulant les taux d’intérêt de long terme dans l’espoir de raviver l’économie. Cela a créé une dépendance malsaine dont il est bien difficile de sortir.

L’expérience japonaise depuis le début des années quatre-vingt-dix offre de nombreux enseignements et pourtant le reste du monde a échoué lamentablement à tenir compte de celles-ci. Des livres et des articles ont été écrits à ce sujet, d’innombrables conférences ont été tenues, des promesses ont été faites, comme celles de Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed, de ne jamais répéter les erreurs du Japon. Et pourtant, jour après jour, d’autres banques centrales majeures (en particulier la Fed et la BCE) les répètent, avec des conséquences tout aussi tragiques.

La mauvaise surprise de 2017 en termes d’inflation indique trois choses. Premièrement, la relation entre l’inflation et l’atonie économique (ce que l’on appelle la courbe de Phillips) s’est enrayée. En raison de ce que le professeur de l’Université de Genève Richard Baldwin appelle le "second découplage" (second unbundling) de la mondialisation, le monde est confronté à l’excès d’offre de chaînes de valeur mondiales de plus en plus fragmentées. L’externalisation via ces chaînes de valeur accroît fortement l’élasticité de la courbe d’offre mondiale, altérant fondamentalement le concept d’atonie sur les marchés du travail et des produits, aussi bien que les pressions qu’une telle faiblesse peut exercer sur l’inflation.

Deuxièmement, la mondialisation d’aujourd’hui est intrinsèquement asymétrique. Pour diverses raisons (les surplombs résultant des récessions de bilan au Japon et aux Etats-Unis, l’épargne de précaution en Chine et la consommation anémique dans une Europe contrainte en termes de productivité), la demande globale dans la plupart des grandes économies reste sévèrement déficiente. Dans un contexte d’offre toujours en croissance, il en résulte un déséquilibre intrinsèquement déflationniste.

Troisièmement, les banques centrales sont impuissantes lorsqu’elles cherchent à atteindre la cible mouvante que constitue ce qu’on peut appeler une trappe à liquidité non stationnaire. Premièrement, comme l’a noté John Maynard Keynes durant la Grande Dépression des années trente, la trappe à liquidité décrit une situation dans laquelle les taux directeurs sont incapables de stimuler une demande agrégée en insuffisance chronique une fois que ceux-ci ont atteint leur borne zéro. Cela vous semble familier ? Le scénario aujourd’hui est une courbe d’offre mondiale en constante augmentation. Cela rend aujourd’hui les banques centrales encore plus impuissantes qu’elles ne l’étaient dans les années trente.

Ce n’est pas une maladie incurable. Dans un monde d’hyper-mondialisation (…), le traitement doit se focaliser sur le côté demande de l’équation. La plus importante leçon des années trente, aussi bien que de l’expérience moderne du Japon, est que la politique monétaire n’est pas la réponse adéquate à une insuffisance chronique de la demande agrégée. Ce sont essentiellement les autorités budgétaires qui ont pour tâche de corriger celle-ci. L’idée que les banques centrales doivent considérer l’éventualité de relever leurs cibles d’inflation est peu crédible.

Entretemps, la présidente de la Fed Janet Yellen a (finalement) raison de pousser la Fed à normaliser sa politique monétaire, mettant un terme à une expérience ratée qui n’apporte plus de bénéfices depuis longtemps. Ce que nous avons craint pendant longtemps, c’est que l’assouplissement monétaire non conventionnel échoue à stimuler l’économie réelle et que l’injection d’amples liquidités aux Etats-Unis et sur les marchés financiers mondiaux puisse nourrir des bulles spéculatives sur les marchés d’actifs, inciter à une dangereuse prise de risque et semer la voie à une nouvelle crise.

Nous ignorons l’Histoire à nos risques et périls. La dernière déception des banques centrales qui ciblent l’inflation n’a réellement rien de surprenant après tout. C’est également vrai en ce qui concerne la chute des taux d’intérêt à long terme. Nous pouvons gagner bien des choses en tirant soigneusement des leçons de l’expérience du Japon. »

Stephen Roach, « Another lesson from Japan », 26 juin 2017. Traduit par Martin Anota

mercredi 7 juin 2017

Une économie mondiale sens dessus dessous

« Lentement, mais sûrement, l’économie mondiale meurtrie et ravagée semble maintenant sortir de son profond malaise d’après-crise. Si les dernières prévisions du FMI sont confirmées (chose qui est loin d’être sûre), la croissance annuelle moyenne de 3,6 % du PIB mondial à laquelle on s’attend pour 2017 et 2018 représenterait une modeste accélération par rapport au rythme moyen de 3,2 % des deux dernières années. Une décennie après la Grande Crise financière, la croissance mondiale est finalement retournée à la tendance de 3,5 % qu’elle connaissait après 1980.

Mais cela ne signale pas que le monde retourne à la normale. Au contraire, l’idée survendue d’une "nouvelle normalité" pour l’économie mondiale occulte une extraordinaire transformation de la dynamique de la croissance mondiale au cours des neuf dernières années.

A la marge, la récente amélioration a été concentrée dans les pays développés, où l’on s’attend à voir la croissance du PIB atteindre en moyenne 2 % en 2017 et 2018, une significative amélioration par rapport à sa croissance exceptionnellement anémique (1,1%) de ces neuf dernières années. La robustesse relative des Etats-Unis sera compensée par la faiblesse de l’Europe (1,7 %) et bien sûr du Japon (0,9 %). Cependant, la croissance annuelle des pays développés pourrait rester considérablement inférieure à la croissance de 2,9 % que l’on a enregistrée en moyenne entre 1980 et 2007.

A l’inverse, le monde en développement continue de croître à un rythme plus rapide. Bien que l’on s’attende à ce que le taux de croissance moyen pour ces économies (4,6 %) soit inférieure d’un demi-point de pourcentage à celui des neufs années qui ont précédé, leur croissance sera toujours le double de celle du monde développé. Sans surprise (du moins pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais adhéré au scénario d’un atterrissage brutal de l’économie chinoise), la robustesse du monde en développement devrait se concentrer en Chine (6,4 %) et en Inde (7,5 %), avec une croissance bien plus faible en Amérique latine (1,5 %) et en Russie (1,4 %).

Cette divergence durable entre pays développés et pays en développement a maintenant atteint un point critique. Entre 1980 et 2007, les pays développés ont représenté en moyenne 59 % du PIB mondial (mesuré en termes de parité de pouvoir d’achat), tandis que la part combinée des pays développés et en développement était de 41 %. C’était alors. Selon les dernières prévisions du FMI, ces parts devraient s’être complètement inversées en 2018 : les pays développées contribueront alors à 41 % du PIB mondial et les pays en développement à 59 % de celui-ci.

Le pendule de la croissance économique mondiale est basculé des pays développés aux pays émergents et en développement. Est-ce nouveau ? Absolument. Est-ce normal ? Non. C’est un magnifique développement, qui soulève au moins trois questions fondamentales à propos de notre compréhension de la macroéconomie.

Premièrement, n’est-il pas temps de repenser le rôle de la politique monétaire ? L’anémique reprise dans le monde développé s’est produite dans le contexte du plus ample assouplissement monétaire de l’histoire : huit ans de taux directeurs proches de zéro et d’énormes injections de liquidité qui se sont traduites par une explosion des bilans de banques centrales. Pourtant, ces politiques non conventionnelles n’ont eu qu’un impact limité sur l’activité économique réelle, les emplois des classes moyennes et les salaires. En effet, l’excès de liquidité s’est surtout déversé dans les marchés financiers, poussant à la hausse les prix d’actifs et accroissant fortement les rendements pour les riches investisseurs. Qu’on le veuille ou non, la politique monétaire est devenue un instrument d’accroissement des inégalités.

Deuxièmement, est-ce que le monde en développement a enfin réussi à se libérer de sa longue dépendance vis-à-vis du monde développé ? J’ai affirmé pendant longtemps que les idées d’un tel "découplage" étaient fallacieuses, au vu de la persistance de la croissance tirée par les exportations des pays les plus pauvres, qui attachent leur économie à la demande externe qu’ils trouvent dans les pays plus riches. Mais les faits montrent désormais le contraire. La croissance du commerce mondial a ralenti à un rythme moyen de 3 % au cours de la période 2008-2016 qui a suivi la crise financière mondiale ; la moitié de la norme de 6 % entre 1980 et 2016. Pourtant, au cours de la même période, la croissance du PIB des économies en développement n’a pas vacillé. Cela atteste que le monde en développement est maintenant dépend moins du cycle de commerce mondial et davantage de la demande interne.

Finalement, la Chine n’a-t-elle pas joué un rôle moins important qu’on ne le pense dans le remodelage de l’économie mondiale ? Le rééquilibrage de l’économie chinoise suggère que cela pourrait bien être le cas. Historiquement, la stratégie de croissance tirée par la demande largement gagnante de la Chine, en combinaison avec la croissance rapide des chaînes de valeur mondiales centrées sur la Chine, a été la principale raison expliquant pourquoi je n’ai jamais adhéré à l’histoire du découplage. Pourtant, la part des exportations dans le PIB chinois est passée de 35 % à 20 % entre 2007 et 2015, tandis que la part de la Chine dans la production mondiale passait de 11 % à 17 % au cours de la même période. La Chine, qui constitue aujourd’hui le principal pays exportateur au monde, peut bien être à l’avant-garde du découplage mondial.

Cela suggère une tendance même plus puissante : la transformation rapide de la structure industrielle chinoise. Le secteur tertiaire (celui des services) de la Chine est passé de 43 % du PIB en 2007 à 52 % en 2016, tandis que la part du secteur secondaire (celui de l’industrie manufacturière et de la construction) a chuté de 47 % à 40 % au cours de la même période. Même si la part de la consommation privée dans la demande globale s’est accrue plus lentement, en grande partie en raison d’une forte épargne de précaution (qui reflète les écarts dans le filet de protection sociale), il y a des raisons d’être également optimiste sur ce front. En effet, la croissance explosive du e-commerce chinois suggère l’apparition récente d’une culture de consommation vibrante qui n’était pas disponible pour les économies développées lorsqu’elles étaient à une étape de développement similaire. Dans les annales du changement structurel, où les changements tendent à être glaciaux, l’évolution de la Chine est une course de vitesse.

Tout cela suggère que le monde est radicalement différent de celui qui prévalait avant la Grande Crise financière, un monde qui soulève de profondes questions à propos de l’efficacité de la politique monétaire, des stratégies de développement et du rôle de la Chine. Même s’il semble désormais évident que nous soyons les témoins d’une guérison d’une économie mondiale de 80.000 milliards de dollars, ces progrès doivent être vus à travers une focale différente de celle que l’on utilisait par le passé. Ce monde inversé, avec un nouveau dynamisme dans le monde en développement éclipsant le malaise persistant des économies avancées, est nouveau, mais guère normal. »

Stephen Roach, « A world turned inside out », 26 avril 2017. Traduit par Martin Anota