« Les économistes ont discuté des implications de l’essor de l’économie immatérielle en lien avec l’hypothèse de la stagnation séculaire (…). Nous passons en revue les récentes contributions sur le sujet.

Haskel et Westlake affirment que le récent essor de l’économie immatérielle peut jouer un rôle important pour expliquer la stagnation séculaire. Au cours des deux dernières décennies, l’investissement en actifs intangibles a été régulièrement de plus en plus important relativement à l’investissement dans les actifs tangibles : en 2013, pour chaque euro d’investissement dans les actifs tangibles, les principaux pays développés dépensaient 1,1 euro dans les actifs intangibles. D’un point de vue de mesure, les actifs intangibles peuvent être classés en trois grandes catégories : les actifs liés à l’informatique, les propriétés en matière d’innovation et les compétences des entreprises. Les actifs intangibles partagent quatre aspects économiques : leur capacité à être déployés sur une grande échelle sans s’altérer (scalability), la nature irrécouvrable des dépenses qui ont été nécessaires pour les créer (sunkenness), leur tendance à générer des effets de débordement (spillovers) et leur capacité à créer des synergies (spillovers). Haskel et Westlake affirment que, pris ensemble, ces mesures et ces propriétés économiques peuvent nous aider à comprendre la stagnation séculaire.

GRAPHIQUE Investissement dans les actifs tangibles et les actifs intangibles dans les grands pays développés (en % du PIB)

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Le premier lien entre l’investissement intangible et la stagnation séculaire est, selon Haskel et Westlake, le problème de mesure. Si nous mesurons mal l’investissement, alors l’investissement, le PIB et sa croissance peuvent être sous-évalués. Deuxièmement, puisque les actifs intangibles tendent à générer plus d’effets de débordement, un ralentissement dans la croissance du capital intangible se manifesterait dans les données à travers un ralentissement de la croissance de la productivité globale des facteurs. Troisièmement, les entreprises riches en actifs intangibles se développent fortement, ce qui contribuer à creuser l’écart entre les entreprises les plus efficaces et les moins efficaces. Quatrièmement, la croissance de la productivité globale des facteurs peut être plus lente parce que les actifs intangibles génèrent moins d’effets de débordement qu’ils n’avaient l’habitude de le faire.

Des arguments similaires ont été avancés avant. Par exemple, Caggese et Pérez-Orive ont affirmé que de faibles taux d’intérêt nuisent à la réallocation du capital tout en réduisant la productivité et la production agrégées dans les économies qui dépendent fortement sur le capital intangible. Ils utilisent un modèle dans lequel des entreprises contraintes en termes de crédit peuvent seulement emprunter en utilisant comme collatéraux leurs actifs tangibles et dans lequel il y a un large écart en termes de productivité entre elles. Dans l’économie intense en actifs tangibles avec des entreprises fortement endettées, de faibles taux d’intérêt facilitent l’emprunt et accélèrent les remboursements de dette, tout en réduisant la mauvaise allocation des facteurs et en accroissant la production agrégée. Inversement, une hausse de la part du capital intangible dans la production réduit la capacité d’emprunt et accroît les détentions en liquidités des entreprises, si bien que celles-ci cessent d’être emprunteuses nettes pour devenir créancières nettes. Dans cette économie intense en actifs intangibles, la capacité des entreprises à acheter du capital intangible en utilisant des profits passés est limitée par les faibles taux d’intérêt parce que ces derniers accroissent le prix du capital et ralentissent l’accumulation de l’épargne pour les entreprises. Par conséquent, l’émergence de technologies intangibles peut freiner l’activité, même quand elles remplacent des actifs tangibles moins productifs.

Kiyotaki et Zhang examinent comment la production agrégée et la répartition des revenus interagissent avec l’accumulation de capital intangible au cours du temps et au fil des générations. Dans ce modèle à générations imbriquées, les compétences des dirigeants (le capital intangible), outre celles de la main-d’œuvre, sont essentielles pour la production. De plus, les compétences managériales sont acquises par de jeunes travailleurs quand ils sont formés par des dirigeants âgés sur le tas. Comme la formation est coûteuse, elle devient un investissement dans du capital intangible. Ils montrent que lorsque les jeunes font face à des contraintes de financement, une petite différence dans les dotations initiales entre les jeunes travailleurs se traduit par d’amples inégalités dans l’assignation et l’accumulation d’actifs intangibles. Un choc négatif touchant les dotations peut générer une stagnation durable et un essor dans les inégalités.

Doettling et Perotti affirment que le progrès technique qui améliore la productivité des compétences et du capital intangible peut expliquer l’essentiel des tendances financières à long terme depuis 1980. Comme la création d’actifs intangibles nécessite du capital humain plutôt que des investissements physiques, les entreprises ont moins besoin de financements extérieurs. Comme le capital intangible devient plus productif, les innovateurs gagnent une part croissante du revenu. L’effet d’équilibre général est une chute de la demande de crédit, avec une baisse de l’investissement en actifs tangibles et une baisse des taux d’intérêt. Un autre effet est une stimulation des prix d’actifs et une hausse de la demande de crédit pour financer les achats de logements. Avec la hausse des prix de l’immobilier et le creusement des inégalités, les ménages sont amenés à s’endetter et le risque de défaut de remboursement augmente. Même si les changements démographiques, les flux de capitaux et le commerce contribuent également à générer un excès d’épargne et à modifier la productivité des facteurs, les auteurs croient que seul un fort déplacement technologique vers les actifs intangibles peut expliquer toutes les tendances majeures, notamment la polarisation du revenu et une réallocation du crédit hors des activités productives (…).

Les actifs intangibles soulèvent des questions du côté de la politique. En passant en revue le livre de Haskel et Westlake et en se penchant tout particulièrement sur les quatre caractéristiques des actifs intangibles que les auteurs identifient, Martin Wolf affirme que celles-ci bouleversent le fonctionnement habituel d’une économie de marché, notamment parce que les actifs intangibles sont mobiles et sont donc difficiles à taxer. Cette transformation de l’économie demande, selon Wolf, que soit réexaminée la politique publique autour de cinq questions. Premièrement, les cadres pour la production de la propriété intellectuelle sont plus importants, mais les monopoles en matière de propriété intellectuelle peuvent être coûteux. Deuxièmement, puisque les synergies sont si importantes, les responsables politiques doivent se demander comment les encourager. Troisièmement, il est difficile de financer l’investissement intangible, donc le système financier va devoir changer. Quatrièmement, le fait qu’il soit difficile de s’approprier les gains tirés de l’investissement intangible peut créer un sous-investissement chronique dans une économie de marché et le gouvernement va avoir à jouer un rôle important dans le partage des risques. Enfin, les gouvernements doivent aussi se demander comment s’attaquer aux inégalités créées par les actifs intangibles, notamment dans le sillage de l’essor d’entreprises géantes. (…)

En recensant le même livre, le marxiste Michael Roberts affirme que le titre ("Capitalism without capital") est inapproprié pour décrire l’économie intangible. Pour la théorie marxiste, ce qui importe est la relation exploitrice entre les propriétaires des moyens de production (qu’ils soient tangibles ou non) et les producteurs de valeur (qu’il s’agisse de travailleurs manuels ou "mentaux"). De ce point de vue, le savoir est produit par le travail mental, mais ce n’est en définitive pas différent du travail manuel. Ce qui est important selon Roberts, c’est que les découvertes, généralement faites par des équipes de travailleurs mentaux, sont appropriées par le capital et contrôlés par des brevets, la propriété intellectuelle ou des moyens similaires. La production de savoir est alors dirigée vers le profit. Dans le cadre du capitalisme, l’essor de l’investissement intangible mène donc à un creusement des inégalités entre capitalistes et le contrôle des actifs intangibles par un petit nombre de grandes entreprises peut très bien affaiblir la capacité à trouver de nouvelles idées et à les développer. Par conséquent, les nouveaux secteurs meneurs investissent de plus en plus dans les actifs intangibles, tandis que l’investissement global chute avec la productivité et la profitabilité. Selon Roberts, cela suggère que la loi des profits de Marx n’est pas modifiée, mais intensifiée. (…) » https://thenextrecession.wordpress.com/2017/12/10/capitalism-without-capital-or-capital-without-capitalism/

Silvia Merler, « Economy of Intangibles », in Bruegel (blog), 16 juillet 2018. Traduit par Martin Anota