« Les discussions à propos du CETA, l’accord commercial entre le Canada et l’Union européenne, se sont focalisées presque exclusivement sur deux questions. Elles sont importantes, mais elles ne sont pas pour autant les questions les plus fondamentales à se poser. Dans cet article, je vais tout d’abord discuter de ces deux questions et je me tournerai ensuite vers une question plus fondamentale : jusqu’où devons-nos pousser la mondialisation ?

La première question au cœur du débat autour du CETA concerne la façon par laquelle les réglementations sur l’environnement, la sécurité et la santé de chaque pays sont rendues cohérentes avec celles des autres. Pour rendre le commerce possible dans un monde où les partenaires à l’échange ont différentes règles à propos de l’environnement, de la santé et de la sécurité, une certaine procédure doit être suivie pour rendre ces règles mutuellement acceptables. Quand, par exemple, deux pays veulent commercer en volailles, ils doivent s’accorder sur ce qui constitue un poulet sain. Plusieurs opposants du CETA en Europe agissent comme si la réglementation européenne est supérieure à la réglementation canadienne (ou à la réglementation américaine dans le cas du TAFTA), c’est-à-dire comme si les poulets canadiens et américains sont suspects, pour ne pas dire empoisonnés. L’hypothèse implicite derrière cette attitude est que les gouvernements européens s’inquiètent plus de la santé et de la sécurité de leurs citoyens que les gouvernements canadiens et américains le font à propos de leurs citoyens.

Une telle attitude complique les accords commerciaux. En outre, elle n’est pas fondée sur les faits. Il n’y a pas de raison de supposer que la législation européenne en matière de santé, de sécurité et d’environnement est supérieure à celle de l’Amérique du Nord. Si c’était le cas, les régulateurs européens auraient depuis longtemps mis un terme aux émissions nocives des voitures diesel aux moteurs truqués produites en Europe. Elles ne l’ont pas fait, les autorités américaines si.

La seconde question que l’on a entendue lors des négociations du CETA concernait les procédures légales visant à résoudre les désaccords entre investisseurs étrangers et autorités nationales. L’accord commercial du CETA, comme bien d’autres, permet aux investisseurs étrangers qui se sentiraient désavantagés par les nouvelles réglementations relatives à l’environnement, la santé et la sécurité de se tourner vers une procédure d’arbitrage spéciale. C’est en effet un problème. Il serait mieux d’accepter la juridiction des tribunaux nationaux dans ces questions, plutôt que de permettre aux investisseurs internationaux de se tourner vers des tribunaux d’arbitrage spéciaux. L’opinion qui domine dans plusieurs pays, celle selon laquelle il s’agit d’une discrimination inacceptable favorisant les multinationales, doit être respecté. Il vaut mieux s’appuyer sur les tribunaux nationaux pour résoudre les désaccords. Pourtant j’ai l’impression que les opposants au CETA (et au TAFTA) ont exagéré la gravité de ce problème, même en affirmant que la ratification de ces accords commerciaux saperait les fondations de notre démocratie.

Une question plus fondamentale qui se pose ici et qui n’a pas été suffisamment discutée dans les discussions autour du CETA est la suivante : jusqu’où devons-nous pousser la mondialisation ?

Dans ma carrière universitaire, j’ai toujours été un partisan du libre-échange. Ce dernier a fourni la base de la prospérité matérielle phénoménale que nous avons atteinte en Europe durant l’après-guerre. Il a aussi permis à des centaines de millions de personnes, en particulier en Asie, de sortir de la pauvreté extrême et d'avoir une vie décente.

Mais il semble qu'aujourd'hui la mondialisation atteint ses limites. Ces limites existent pour deux raisons. Premièrement, il y a la limite environnementale. La mondialisation entraîne une très forte spécialisation. Il n’y a bien sûr rien de nocif en soi avec la spécialisation, dans la mesure où elle permet de créer plus de bien-être matériel. Mais l’approfondissement de la spécialisation signifie aussi que les biens se déplacent aussi plus fréquemment autour du monde. L’élargissement des chaînes de valeur, qui a été rendu possible par la baisse des tarifs douaniers, signifie que des biens peuvent voyager plusieurs fois d’un pays à l’autre avant d’atteindre leurs consommateurs finaux. Tous ces déplacements ont de larges coûts environnementaux, notamment de fortes émissions de CO2, qui ne sont pas internalisés dans le prix du produit final. Par conséquent, le prix de ces produits est trop faible et la production et la consommation de ces biens sont excessives. Pour le dire autrement, la mondialisation a libéré les marchés, mais ces marchés ne fonctionnent pas proprement, en incitant à produire des biens qui nuisent à l’environnement.

Lorsque les partisans du CETA (et du TAFTA) affirment que les accords commerciaux vont entraîner des PIB plus élevés, ils ont raison, mais ils oublient de dire que cela se fera au prix de coûts environnementaux croissants. Si nous soustrayons ces derniers aux premiers, il n’est pas certain que nous laissions quelque chose de positif.

La seconde limite de la mondialisation concerne la répartition hautement inégale des bénéfices et des coûts de la mondialisation. Le libre-échange crée des gagnants et des perdants. Comme je l’ai dit plus tôt, il peut y avoir plusieurs gagnants de la mondialisation dans le monde. Les plus grands gagnants sont les centaines de millions de personnes qu'elle a sorties de la pauvreté extrême. Il y a aussi plusieurs gagnants dans les pays industrialisés, par exemple ceux qui travaillent dans les entreprises exportatrices ou qui en sont les actionnaires. Mais il y a aussi de nombreux perdants. Les perdants sont les millions de travailleurs, principalement dans les pays industrialisés, qui ont perdu leur emploi et qui ont vu leurs salaires décliner. Il y a aussi des personnes qui ont à être convaincues que le libre-échange sera bénéfique pour eux et pour leurs enfants. Ce n’est pas une tâche facile. Si, cependant, nous échouons à les convaincre, le consensus social qui existait dans le monde industrialisé en faveur du libre-échange et de la mondialisation va davantage se détériorer.

La manière la plus efficace de convaincre les perdants du monde industrialisé que la mondialisation est bonne pour eux consiste à renforcer les politiques redistributives, c’est-à-dire les politiques qui transfèrent le revenu et le patrimoine des gagnants vers les perdants. Cela est cependant plus facile à dire qu’à faire. Les gagnants ont plusieurs façons d’influencer le processus politique afin d'empêcher une telle redistribution. En fait, depuis le début des années quatre-vingt, lorsque la mondialisation s’est intensifiée, la plupart des pays industrialisés ont affaibli les politiques redistributives. Ils l’ont fait de deux manières. Premièrement, ils ont réduit les taux d'imposition marginaux pour les plus riches. Deuxièmement, ils ont affaibli les systèmes de sécurité sociale en réduisant l’indemnisation du chômage, en réduisant la sécurité du travail et en réduisant le salaire minimum. Tout cela a été fait au nom des réformes structurelles et a été activement promu par les autorités européennes.

Donc, alors que la mondialisation allait à pleine vitesse, les pays industrialisés réduisaient les mécanismes redistributifs et protecteurs qui avaient été mis en place par le passé pour aider ceux qui étaient frappés par des forces de marché négatives. Il n’est pas surprenant que ces politiques réactionnaires ont accru les rangs des ennemis de la mondialisation, qui se tournent désormais contre les élites politiques qui mettent en place ces politiques.

Je reviens à la question que j’ai posée : jusqu’où devons-nous pousser la mondialisation ? Ma réponse est que, aussi longtemps que nous ne nous occupons pas des coûts environnementaux générés par les accords de libre-échange et aussi longtemps que nous ne compensons pas les perdants de la mondialisation ou, pire, continuons de les punir d’être des perdants, un moratoire sur de nouveaux accords commerciaux doit être annoncé. Il ne s’agit pas d’un appel à retourner au protectionnisme. C’est un appel à cesser d’approfondir la libéralisation commerciale tant que nous ne gérons pas les coûts environnementaux et les effets redistributifs du libre-échange. Cela implique d’introduire plus de contrôles effectifs sur les émissions de CO2, d’augmenter les taux d’imposition des hauts revenus et de renforcer les systèmes de sécurité sociale dans les pays industrialisés. »

Paul De Grauwe, « How far should we push globalisation? », in Ivory Tower (blog), 31 octobre 2016. Traduit par Martin Anota