« (…) Nous vivons dans une époque que beaucoup jugent comme présentant un caractère clairement keynésien. En effet, beaucoup croient que plusieurs économies souffrent d’une insuffisance de la demande globale ou, tout du moins, d’une propension à connaître une demande insuffisante. Cela se manifeste aussi à travers le renouveau du concept de "stagnation séculaire", qui était une idée très en vogue dans les années trente et quarante, mais qui est ensuite tombée en désuétude dans les années cinquante avec le boom d’après-guerre et la disparition de situations apparentes à celles de la dépression.

Un autre aspect keynésien de l’époque tient à la politique macroéconomique, en particulier à la politique budgétaire. Suite à la crise financière mondiale de 2008, lors de la Grande Récession que celle-ci a entraînée, il y a eu un mouvement mondial vers une relance budgétaire coordonnée de grande ampleur. Bien que ce tournant ait été écourté (hâtivement selon les keynésiens), son héritage demeure dans le sens où la politique budgétaire contracyclique est de retour. Cela apparaît manifestement à travers le fait que les économistes et les responsables de la politique économique croient de nouveau en l’utilité de la politique budgétaire pour combattre les récessions, bien que les détails du calendrier, du contenu et de l’ampleur du plan de relance à adopter fassent toujours l’objet de débats. Cela contraste avec la situation prévalant avant la Grande Récession, lorsque le consensus orthodoxe était que la politique budgétaire contracyclique discrétionnaire était largement inefficace.

De même, la politique monétaire activiste marque son retour. L’approche keynésienne de la politique monétaire n’a jamais souffert de la même éclipse qu’a connue la politique budgétaire, mais elle en a tout de même subie une. Il y a tout d’abord eu l’attaque des monétaristes qui recommandèrent un ciblage de l’offre de monnaie et une règle de croissance fixe de l’offre de monnaie. Puis, il y a eu l’approche de la "règle de Taylor" qui recommande un ciblage contracyclique du taux d’intérêt, mais elle dépend d’une règle fixe pour ce faire. Maintenant, dans le sillage de la crise financière, l’approche de la politique du taux d’intérêt par les "règles" a laissé place à la "discrétion". De plus, il y a eu une réorientation en faveur de la politique monétaire quantitative, qui avait connu un exil depuis le milieu des années soixante-dix.

En réponse à ces développements, la théorie économique orthodoxe a vacillé. Elle était bâtie sur l’approche connue sous le nom de "nouvelle économie keynésienne". Cette approche est apparue à la fin des années soixante-dix. Elle ajouta des frictions nominales (par exemple, les contrats nominaux à long terme et les coûts "de menu" à l’ajustement des prix) au modèle macroéconomique des nouveaux classiques pour expliquer la non-neutralité de la monnaie et pour faire apparaître un chômage durable en réponse aux perturbations monétaires.

Dans le sillage de la Grande Récession, les nouveaux keynésiens ont ajouté deux aspects à leur modélisation qui accentuent son aspect "keynésien". Premièrement, ils ont ajouté la borne inférieure zéro (zero lower bound) aux taux d’intérêt nominaux, qui constitue la dernière rigidité nominale. Celle-ci peut empêcher le taux d’intérêt réel de suffisamment baisser pour que la demande globale soit égale à la production associée au plein emploi. Deuxièmement, ils ont abandonné la théorie du revenu permanent de la consommation de Milton Friedman (1957), avec son hypothèse d’une propension à consommer commune. A sa place, ils se sont inspirés de la théorie keynésienne hétérodoxe de la consommation, qui part de l’idée que les ménages à haut revenu ont une plus faible propension marginale à consommer que les ménages à faible revenu. Cela leur permet de montrer que la répartition du revenu et la dette sont importantes pour l’épargne et la demande globale et de mettre en évidence le problème de la borne inférieure zéro.

A nos yeux, la conférence tenue par Robert Rowthorn soulève deux questions fondamentales. Premièrement, l’époque est-elle keynésienne et démontre-t-elle la justesse de la Théorie générale de John Maynard Keynes (1936) ? Deuxièmement, la nouvelle macroéconomie keynésienne est-elle véritablement keynésienne ou est-elle basée sur une théorie économique différente avec l’objectif de reproduire des phénomènes que Keynes et les "vieux" keynésiens cherchaient à expliquer ? Nous espérons que cette conférence encouragera le dialogue entre les nouveaux keynésiens de l’orthodoxie et les keynésiens hétérodoxes, sur ces questions et d’autres encore. »

Thomas Palley, Esteban Pérez Caldentey et Matías Vernengo, « Do current times vindicate Keynes and is New Keynesian macroeconomics Keynesian? », in Review of Keynesian Economics, vol. 8, n° 1, janvier 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Genèse de l’hypothèse de la stagnation séculaire »

« L’hystérèse, ou comment la politique budgétaire a retrouvé sa légitimité »

« Modèles DSGE : quels développements depuis la crise ? »