« Thomas Schelling est mort à 95 ans le 13 décembre 2016.

A une époque où la théorie économique devenait en quelque sorte une branche des mathématiques appliquées, il réussit à obtenir de profondes intuitions concernant un large éventail de phénomènes en s’appuyant seulement sur une observation fine des choses, un raisonnement précis et des modèles simples qui pouvaient être facilement décrits, mais qui possédaient des propriétés complexes et surprenantes.

Cela a trouvé un large écho. Mais son travail se caractérisait aussi par le fait qu’il tenait peu rigueur des normes méthodologiques dans sa profession. Cela lui permit de générer un nouveau savoir avec une grande liberté et d’apporter des innovations méthodologiques qui ont pu finir par être plus décisives que ses intuitions par rapport à la vie économique et sociale.

Considérons, par exemple, son fameux modèle du "damier" des voisinages autocréateurs, qui fut tout d’abord introduit dans un mémorandum en 1969, précisé dans un article en 1971, puis dans son livre Micromotives and Macrobehavior publié en 1978. Ce modèle est suffisamment simple pour être décrit littéralement en deux paragraphes, mais il a des propriétés qui sont extrêmement difficiles à déduire analytiquement. Il constitue également l’un des tous premiers modèles par informatique, il met en évidence quelques limites de l’approche de l’équilibre de la théorie économique et il continue d’aiguillonner la recherche empirique sur la ségrégation résidentielle.

Voici le modèle. Il y a un ensemble d’individus partitionnés en deux groupes (…). Chaque individu occupe un carré sur un damier et il a des préférences à propos de la composition de son voisinage. Le voisinage est ici composé (au maximum) de huit carrés adjacents. Chaque personne n’est pas insatisfaite à l’idée que son groupe soit minoritaire dans son quartier tant que le statut de minorité n’est pas trop extrême. Plus précisément, chacun désire qu’au minimum un tiers de ses voisins appartiennent à son propre groupe.

Initialement, supposons qu’il y ait 80 individus, disposés dans un ensemble de cases parfaitement intégré du damier, avec les quatre coins inoccupés. Ensuite, chaque individu au centre a dans son entourage immédiat autant de personnes appartenant à son propre groupe qu’au second groupe, si bien que chacun est satisfait. Ceux qui sont sur les bords sont dans une situation légèrement différente, mais même ici chaque individu a un voisinage dans lequel au moins un tiers des résidents appartiennent à leur propre groupe, si bien que chacun y est également satisfait.

Maintenant supposons que nous retirions au hasard vingt individus et que nous replacions cinq d’entre eux dans des logements inoccupés, également au hasard. Cette perturbation va rendre certains individus insatisfaits. Maintenant, choisissez l’un de ces insatisfaits et placez-le dans un endroit où il sera satisfait. Notez que cela va affecter deux autres types individus : ceux qui étaient précédemment les voisins des individus qui sont partis et ceux qui ont un nouveau voisin. Certains ne vont pas être affectés par le déménagement, d’autres peuvent gagner en satisfaction et d’autres risquent de devenir insatisfaits.

Aussi longtemps qu’il n’y a personne d’insatisfait sur le damier, vous répétez le processus que l’on vient de décrire : prenez un pion au hasard et déplacez-le à une case où il est satisfait. A quoi ressemble le damier lorsque plus personne ne veut se déplacer ?

Schelling a constaté qu’indépendamment de la fréquence avec laquelle ce processus se répéte, le résultat sera une forte ségrégation spatiale. Même si l’intégration parfaire est clairement une issue possible du processus dynamique que nous venons de décrire, elle est impossible à obtenir une fois que le système a été perturbé. Les préférences supposées sont suffisamment tolérantes pour être cohérentes avec l’intégration, mais les choix décentralisés, non coordonnés, que réalisent les individus fragilisent l’intégration et rendent la ségrégation extrêmement stable. Voici comment Schelling résuma son intuition :

"Les gens qui ont à choisir entre des extrêmes polarisés (…) vont souvent renforcer la polarisation à l’issue de leur choix. En agissant ainsi, ils ne démontrent pas qu’ils préfèrent la ségrégation, mais seulement que, si la ségrégation existe et qu’ils ont à choisir entre des associations exclusives, les gens choisissent les environnements qui leur sont les plus semblables."

Nous pouvons changer les paramètres du modèle, notamment la taille de la population, sa densité, les préférences à propos de la composition du voisinage et nous voyons que le résultat de Schelling est robuste. Et pour les raisons discutées dans cet essai, le seul raisonnement en termes d’équilibres ne peut être utilisé pour tomber sur ce résultat.

Nous pouvons également trouver un type de contribution très différent, mais qui a pourtant d’importantes implications méthodologiques, dans le classique La Stratégie du conflit (The Strategy of Conflict) de Schelling paru en 1960. Dedans, il considère la valeur adaptative qu’il y a à se prétendre irrationnel de façon à faires des menaces ou des promesses crédibles.

Comment pouvons-nous nous engager à l’avance à commettre un acte que l’on préférerait en fait ne pas avoir à réaliser, de façon à ce que notre engagement puisse dissuader l’autre participant ? La personne à l’origine de la menace peut bien sûr bluffer, pour faire croire à l’autre que les coûts ou dommages qu’il pourrait subir seraient mineurs ou négatifs. Chose plus intéressante, celui qui est à l’origine de la menace peut prétendre qu’il croit lui-même que ses coûts seront faibles, si bien qu’il serait prêt à mettre sa menace à exécution. Ou peut-être qu’il peut prétendre être tellement motivé par la vengeance qu’il se fiche des dommages qu’il pourrait subit ; mais cette option est surtout disponible pour ceux qui sont vraiment motivés par la vengeance.

De même, dans les situations de négociations, "le négociateur sophistiqué peut avoir des difficultés à se montrer aussi obstiné qu’un homme réellement obstiné". Et face à une menace, il peut être profitable d’être réputé comme faisant preuve d’"une véritable ignorance, obstination ou incrédulité, puisque cela permettra de se montrer plus convaincant face à toute personne susceptible de lancer une menace".

Suite à trois articles classiques dans le même numéro du Journal of Economic Theory paru en 1982, toute une littérature en économie a observé les implications pour le comportement rationnel qu’il y a à interagir avec des personnes qui, avec une faible probabilité, sont susceptibles d’être irrationnelles. Alors que ces travaux se sont surtout focalisés à caractériser les réponses rationnelles à l’irrationalité, Schelling parle aussi des gains et il soulève la possibilité que les écarts par rapport à la rationalité puissent avoir une valeur adaptative.

Les implications méthodologiques de cette idée sont profondes, parce qu'elle remet en question la justification habituelle qu’il y a à supposer que les agents économiques sont en fait pleinement rationnels. Jack Hirshleifer a exploré les implications de cette idée dans un fabuleux article sur la valeur adaptative des émotions et Robert Frank a écrit un livre entier sur le sujet. Mais l’idée est là, cachée sous nos yeux, dans les parenthèses de Schelling.

Enfin, considérons le paradoxe du cambrioleur que Schelling décrit dans La Stratégie du conflit : "Si, en pleine nuit, je descends l’escalier de ma maison avec un revolver après avoir entendu un bruit au rez-de-chaussée et que je me retrouve nez-à-nez avec un cambrioleur qui a également un révolver dans ses mains, cela risque de se finir en un dénouement qu’aucun de nous deux ne désire. Même s’il préfère juste s’en aller tranquillement et que je désire qu’il en fasse ainsi, il y a un risque qu’il puisse penser que je veuille tirer sur celui et qu’il tire le premier. Pire, il y a un risque qu’il puisse penser que je pense qu’il veuille me tirer dessus. Ou il peut penser que je pense qu’il pense que je veuille tirer sur lui. Et ainsi de suite. La 'légitime défense' est ambiguë lorsque l’on cherche juste à éviter de se faire tirer dessus en légitime défense."

Sandeep Baliga et Tomas Tomas Sjöström ont montré précisément comment une telle peur réciproque peut mener à un dénouement fatal et ils ont exploré les implications qu’il y a à permettre aux différentes parties de communiquer entre elles avant d’avoir affaire l’une à l’autre, même si cette communication n’engage à rien. (…) »

Rajiv Sethi, « Thomas Schelling, methodological subversive », 14 décembre 2016. Traduit par Martin Anota