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Tag - Tim Harford

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lundi 19 février 2024

Les économistes sont-ils égoïstes ?

« (...) Les économistes sont souvent accusés à la fois de célébrer l’égoïsme et d’être égoïstes. Comme l’a un jour dit Yoram Bauman, économiste et comédien, en plaisantant : "La seule raison pour laquelle nous ne vendons pas nos enfants, c’est parce que nous pensons qu’ils vaudront plus chers plus tard".

Qu’avons-nous fait pour mériter cette réputation de cruauté ? C’est peut-être parce que l’altruisme et la charité ne sont pas au premier plan dans l’analyse économique. Il s’agit peut-être du personnage de Gordon Gekko dans Wall Street (1987), assurant que "la cupidité, faute d’un meilleur mot, est bonne", ce qui a été en quelque sorte associé aux économistes.

Mais la réputation que nous avons d’être calculateurs et insensibles peut aussi être due aux résultats expérimentaux. Au fil des années, une série d’études ont émergé qui semblent montrer que les études en science économique amènent les étudiants à se comporter de manière plus égoïste. L'idée de base semble plausible. Si vous assistez à plusieurs cours où l’on vous dit que les gens sont fondamentalement intéressés, vous pourriez vous-même devenir davantage intéressés.

Un article de 1993 publié par Robert Frank, Tom Gilovich et Dennis Regan a résumé certains de ces éléments empiriques. Cette étude a constaté que les étudiants en économie tendaient à se comporter de manière moins coopérative dans les jeux expérimentaux que les autres étudiants. Ils s’attendaient également à moins d’honnêteté de la part d’autrui, par exemple si on leur demandait s’ils s’attendaient à ce qu’un étranger ayant trouvé de l’argent perdu essaye de le leur restituer. Des travaux plus récents menés par Bauman et sa collègue Elaina Rose ont constaté que les étudiants en économie étaient moins susceptibles de contribuer aux deux organismes de bienfaisance évoqués lors d'un exercice en classe.

Pourtant, ces travaux laissent deux grands points d’interrogation. La première question est de savoir si la science économique apprend aux individus à être égoïstes ou si les individus égoïstes ont davantage tendance que les autres à se tourner vers la science économique. Bauman et Rose notent que les étudiants en économie sont aussi vicieux au début qu’à la fin de leurs études. En d'autres termes, peut-être que l'économie n'a aucun effet sur la générosité des gens, mais que les personnes au grand cœur évitent les études d'économie.

Peut-être plus important encore, ces questions mesurent-elles réellement l’honnêteté, l’égoïsme ou toute autre vertu morale ? Ce n'est pas clair. Dans l’étude de Bauman et Rose, par exemple, les deux organisations caritatives en question étaient toutes deux des groupes activistes de gauche. Alors, les étudiants en économie ont-ils refusé d’y contribuer parce qu’ils détestaient donner à des œuvres caritatives ? Ou bien est-ce qu’ils estimaient que ces œuvres caritatives particulières n’étaient pas des causes très valables ?

Comme pour les exercices en classe, le geste égoïste est la réponse "correcte" dans certains contextes expérimentaux, comme le jeu du dilemme du prisonnier. Si des élèves apprennent cela et jouent ensuite le coup égoïste, sont-ils devenus plus égoïstes dans la vie de tous les jours ? Il semble tout aussi plausible de suggérer qu’ils ont appris à reproduire la réponse d’un manuel dans un cadre universitaire et qu’ils souhaitent réussir l’examen d’économie.

Il existe certaines tendances dans l’économie orthodoxe qui pourraient pousser les gens à adopter une vision cynique de la nature humaine, mais il existe également une longue tradition en économie affirmant que les marchés libres favorisent la coopération, l’honnêteté, le respect des autres, la liberté et les avantages réciproques.

Alors, étudier l’économie vous rend-il égoïste ? Une nouvelle étude ayant pour titre cette question, réalisée par Girardi, Mamunuru, Halliday et Bowles, ne trouve "aucun effet perceptible" du fait de suivre des études d'économie, que ce soit sur l’intérêt personnel ou sur la croyance que les autres sont intéressés.

Je suggère qu’avant de salir la bonne moralité des étudiants en science économique, nous devrions rechercher des éléments empiriques plus convaincants. Jusqu'à présent, je n’ai rien trouvé. Mais mes recherches ont abouti à la découverte fascinante (grâce au philosophe Eric Schwitzgebel) selon laquelle les livres portant sur la philosophie morale étaient plus susceptibles de manquer dans les bibliothèques que les autres livres de philosophie. Un profond intérêt universitaire pour l’éthique semble être corrélé à une certaine propension à commettre des larcins. Cela vous fait réfléchir.

Ironiquement, le jeu qui a inspiré le Monopoly, The Landlord's Game, a été conçu par la militante et écrivaine Elizabeth Magie pour enseigner des leçons sur un système fiscal plus juste, puis affiné par un professeur d'économie socialiste, Scott Nearing, et ses étudiants. Oui, des passionnés d’économie ont proposé une version coopérative et pédagogique du Monopoly. Hélas, leur vision a été éclipsée par l’impitoyable bataille d’usure que nous connaissons tous aujourd’hui.

Notre propre session du Monopoly aurait pu être plus amusante si seulement mes camarades de jeu avaient adopté l'esprit constructif et coopératif de la science économique. Hélas, ce n’est pas le cas, notre partie s’est donc terminée de manière traditionnelle : sans vainqueur clair, mais avec plusieurs mauvais perdants. »

Tim Harford, « Are economists selfish? Not according to Monopoly », janvier 2024. Traduit par Martin Anota



aller plus loin.... lire « La science économique rend-elle sexiste ?

lundi 27 novembre 2023

Pourquoi certains emplois sont-ils particulièrement "gourmands" ?

« Pourquoi les femmes tendent-elles toujours à gagner moins que les hommes ? Il n’y personne de mieux placée pour répondre à cette question que l’historienne économique Claudia Goldin, la lauréate du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel de 2023. Sa réponse nous dit comment combattre l’injustice, mais aussi comment créer des conditions de travail plus saines et productives pour tout le monde.

Evoquons quelques explications évidentes, qui jouent toutes un rôle. Il y a la discrimination pure et simple, quelque chose que Goldin a examiné avec Cecilia Rouse dans une célèbre étude portant sur les principaux orchestres américains. Quand ces orchestres commencèrent à demander aux candidats d’auditionner derrière un écran, la proportion de femmes qui furent acceptées augmenta fortement.

Alors se pose la question de savoir quels choix de carrière font sens pour une personne qui peut tomber enceinte. Dans les années 1960, l’accès à la pilule contraceptive était limité pour les femmes qui n’étaient pas mariées aux Etats-Unis. En 1970, les études de droit, de médecine, de médecine dentaire et de gestion étaient entièrement dominées par les hommes. Ce n’est pas étonnant : investir dans une telle profession semblait coûteux et risqué pour une jeune femme qui pouvait soudainement devenir mère. Goldin et son collègue (et époux) Lawrence Katz ont montré que dans les Etats qui libéralisèrent l’accès à la pilule contraceptive durant les années 1970, le nombre de jeunes femmes suivant ces études a explosé. En donnant aux femmes un contrôle sans précédent sur leur fertilité, la pilule contraceptive leur a permis de s’investir dans leur carrière professionnelle.

Toutefois, beaucoup de femmes utilisent la pilule, non pas pour empêcher totalement la maternité, mais pour la décaler à un moment plus approprié. Ce qui nous amène à aujourd’hui. Les travaux de Goldin suggèrent qu’une grande partie des inégalités entre hommes et femmes tient en fait aux inégalités entre les mères et les non-mères. La raison ? Il y a certains emplois, les emplois "gourmands" ("greedy jobs") qui payent bien, mais qui nécessitent des horaires longs et imprévisibles.

(Goldin n'a pas inventé ce terme. Il a été utilisé pour la première fois par les sociologues Lewis Coser et Rose Laub Coser, un couple marié. Il a utilisé ce terme pour décrire les institutions qui "recherchent une loyauté exclusive et indivise" ; elle l'a utilisé pour décrire les exigences de la maternité.)

Alors, qu’est-ce qu’un emploi gourmand ? Si vous devez travailler tard, répondre à des appels professionnels le week-end ou vous rendre à Singapour pour une réunion, le tout sans préavis et avec l'hypothèse absolue que rien d'autre ne vous empêchera de le faire, alors vous avez un emploi gourmand. Si vous êtes également la principale personne à s’occuper d’enfants, alors, comme Rose Laub Coser l'a compris, c'est aussi un travail gourmand, sans doute plus gourmand qu'il ne l'a jamais été. Et il est dans la nature des emplois gourmands que vous ne puissiez en occuper qu’un seul à la fois.

Un arrangement courant dans les couples hétérosexuels très diplômés, très employables est donc que l'un des conjoints (souvent la femme) prenne en charge le travail gourmand et non rémunéré de parent (peut-être en parallèle à un emploi rémunéré plus flexible), tandis que l'autre conjoint (souvent l'homme) prenne l’emploi gourmand et très rémunéré d'avocat d'entreprise, de banquier d'investissement ou de cadre dirigeant.

Il n’y a rien d’inévitable là-dedans. Le couple pourrait embaucher une nounou à domicile : c’est un autre travail gourmand. Ou bien, les deux conjoints pourraient tous deux occuper des emplois flexibles où l’on s’attend à ce que la famille passe avant tout. Mais ces deux options ont un prix élevé, car les emplois les mieux payés sont généralement gourmands.

Comme l’a écrit Goldin dans son livre Career and Family, publié en 2021 "quand les diplômés du supérieur trouvent des partenaires de vie et commencent à planifier leur vie de famille, dans les termes les plus crus ils sont confrontés à un choix entre un mariage d’égaux et un mariage avec plus d’argent".

Le couple pourrait renverser les normes de genre : la femme pourrait travailler à des horaires imprévisibles et prendre l’avion à destination de Singapour, tandis que l'homme serait celui qui viendrait chercher les enfants à l’école et laisserait tout tomber en cas d'urgence pour s’occuper d’eux. Mis à part les poignées de semaines autour du moment de la naissance, c'est parfaitement possible. Mais cela reste inhabituel, alors tous deux passeraient beaucoup de temps à s’expliquer.

Ce qu'il faut faire? Nous pouvons tous remettre en cause l'hypothèse selon laquelle c'est la mère qui doit planifier la garde des enfants et faire face aux urgences afin que son conjoint puisse se concentrer sur son travail gourmand. Mais nous devons aussi nous demander pourquoi tant d’emplois sont encore gourmands.

Goldin oppose les avocats aux pharmaciens. Le droit est un travail fondamentalement gourmand, où vous gagnez le plus d’argent lorsque vous êtes associé dans un cabinet d'avocats - un emploi qui n'est pas compatible avec le fait d'être la personne qui laisse tout tomber pour aller s’occuper d’un enfant qui est tombé d'une balançoire pendant la récréation.

A l’inverse, vous pouvez être très bien payé en tant que pharmacien, même si de nombreux pharmaciens ont des métiers peu gourmands. Aux États-Unis, plus de la moitié des pharmaciens sont des femmes et l’écart de salaires entre les sexes est faible. Selon Goldin, cela est une question de conception du travail : les pharmaciens travaillent en équipe et sont substituables les uns aux autres. Si quelqu’un n’est pas disponible pour venir travailler, quelqu’un d’autre peut le remplacer.

Pourquoi n'y a-t-il pas plus d'emplois conçus de cette façon ? Il faut beaucoup d’efforts et d’attention pour créer des emplois substituables. Les processus doivent être standardisés et les enregistrements conservés (...). Ces meilleurs systèmes ne permettent pas seulement aux meilleurs travailleurs de travailler dans des conditions non gourmandes ; ils permettent aussi de faciliter le travail d'équipe et de réduire d'épuisement professionnel. Pourtant, ceux qui ont le pouvoir de mettre en œuvre ces changements n’ont pas encore estimé que cela en valait la peine de le faire.

Mon espoir – et celui de Goldin aussi – est que le choc provoqué par la pandémie sur les pratiques en matière de travail à travers le monde contribuera à débloquer de meilleurs systèmes, conduisant à de nouveaux progrès en matière d’égalité de genre et à de nombreux autres avantages. Mais elle est historienne, pas devin. Nous devons attendre et observer. Ou nous devons nous battre pour avoir les changements que nous voulons. »

Tim Harford, « Why are some jobs so “greedy”? », novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« La maternité, cette source persistante d’inégalités dans les pays développés »

« Les politiques familiales contribuent-elles à réduire les inégalités de genre ? »

samedi 24 juin 2023

La clairvoyance (et les erreurs) des néo-luddites à propos des géants du numérique

« Dites ce que vous voulez à propos de Lord Byron, mais vous ne pouvez pas dénier le fait qu’il savait comment tourner une phrase. Prenons sa prise de parole à la Chambre des Lords en 1812. Elle porta sur la folie des Luddites, qui prenaient d’assaut les usines et brisaient les machines. "Les travailleurs désœuvrés, aveuglés par leur ignorance, au lieu de se réjouir de ces arts si bénéfiques à l’Humanité, se perçurent comme sacrifiés aux améliorations mécaniques."

Le terme "luddite" est aujourd’hui une insulte, un mot que vous lancez à un boomer qui n’a pas compris comment les podcasts fonctionnent. Mais il aurait été évident aux contemporains de Byron qu’il prononça ses mots avec sarcasme. Byron soutenait les Luddites. Ils avaient en effet été sacrifiés sur l’autel des améliorations de la productivité. Il n’y a aucune ignorance derrière la violence de leur résistance.

Avec l’étiquette "luddite", il y a le "sophisme luddite", qui se réfère à la croyance que le progrès technique provoque un chômage de masse. Nous le qualifions de "sophisme" parce que deux siècles d’histoire l’ont contredit : il y a toujours eu de nouveaux emplois et, au fil du temps et en moyenne, ces nouveaux emplois ont été plus productifs et mieux payés que les précédents.

Mais il semble que le luddisme soit de retour. Un livre qui sera prochainement publié, Blood in the Machine, affirme que "les origines de la rébellion contre les géants du numérique" tiennent au soulèvement luddite. Et au cours de la dernière décennie beaucoup ont fait part de leur inquiétude quant à la perspective d’un chômage de masse.

Tout d’abord, il y a eu la fameuse étude "The Future of Employment" de Carl Frey et Michael Osborne de l’Université d’Oxford en 2013, avec le constat qui a fait les gros titres selon lequel 47 % des emplois sont susceptibles de disparaître avec l’automatisation. Ensuite, il y eut les craintes que tous les chauffeurs de taxis et de camions perdent leur emploi avec les voitures automatisées.

A présent, il y a l’intelligence artificielle "générative", qui remplit de peur le cœur des travailleurs "créatifs" : Dall-E et Midjourney menaceraient l’emploi des illustrateurs, ChatGPT et Bard iraient s’en prendre aux journalistes et aux rédacteurs techniques. Nos emplois seront-ils cette fois-ci détruits ? Ou devons-nous nous détendre à l’idée de connaître de nouveau deux siècles d'une prospérité tirée par la productivité ?

Je pense qu’aucune de ces deux visions n’est juste. Que penser de celle selon laquelle la technologie ne crée pas du chômage de masse, mais est néanmoins capable de détruire des existences, en ayant des conséquences inattendues et en concentrant le pouvoir entre les mains de quelques uns ? (Une fois j’ai suggéré de qualifier cette vue de "néo-luddite", mais hélas les vrais technophobes firent de ce label le leur il y a longtemps.)

Considérons le guichet automatique des banques : il n’a pas rendu les guichetiers redondants. Ils les ont libérés pour faire des ventes-croisées de prêts hypothécaires. Ou le tableur informatique : il a libéré d’humbles commis-comptables de la nécessité de faire des lignes et colonnes d’arithmétique et il a permis à la comptabilité de devenir (hum hum) une profession plus créative. De telles technologies n’ont pas détruit d’emplois, mais elles en ont transformés. Certains sont devenus plus gratifiants et enrichissants, d’autres plus durs.

Dans leur nouveau livre, Power and Progress, les économistes Daron Acemoglu et Simon Johnson affirment que le progrès technique peut certes produire une prospérité généralisée, mais qu’il n’est pas garanti que cela arrive rapidement et que, dans certains cas, il n’est pas garanti que cela survienne tout court.

"Les usines du textile au début de la Révolution industrielle britannique ont généré beaucoup de richesses pour quelques-uns, mais elles n’ont pas augmenté les revenus des travailleurs pendant près d’un siècle", écrivent-ils. C’est trop tard pour les artisans du textile qui perdirent leurs bons emplois.

Il y a des exemples plus inattendus, comme avec les bateaux traversant les océans qui permirent le commerce d’esclaves transatlantique. Il y en a aussi des plus subtils. Le code-barres nous a réduit les queues et les prix, mais il a aussi modifié le rapport de force entre distributeurs et fournisseurs, entre les petits commerces et la grande distribution et en définitive entre les distributeurs physiques et leurs concurrents en ligne. (...)

Acemoglu et Johnson affirment que la prospérité généralisée nous échappe, tout comme elle a échappé aux travailleurs au début de la Révolution industrielle. Qu’est-ce qui est nécessaire ? De meilleurs politiques, bien sûr : des impôts et des subventions pour favoriser le bon type de technologie ; des réglementations intelligentes pour protéger les droits des travailleurs ; une action antitrust pour casser les monopoles ; tout cela, bien sûr, doit être fait adroitement et avec le moins possible de paperasse et de distorsions. Mais pour réussir cette tâche, il faut tout d’abord en saisir la mesure.

Et comme Acemoglu et Johnson l’expliquent, de telles politiques vont s’effondrer sur un sol rocailleux s’il n’y a pas de contre-pouvoirs politiques capables de résister aux monopoles et aux milliardaires. En l’absence de telles conditions, le luddisme a eu recours à ce qu’un historien a qualifié de "négociation collective par l’émeute" en recourant aux incendies et même au meurtre. Les autorités ont contre-attaqué et, selon les mots d’un autre historien, "le luddisme a fini sur l’échafaud".

Ce fut une terrible affaire et une opportunité ratée pour réformer la société et fournir "la première bénédiction de l'homme" comme l’aurait espéré Booth. Si les dernières technologies sont vraiment disruptives, nous aurons de nouveau une telle opportunité. Ferons-nous mieux cette fois-ci ? »

Tim Harford, « What neo-Luddites get right – and wrong – about Big Tech », 26 mai 2023. Traduit par Martin Anota



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« Les robots menacent-ils les travailleurs ? »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

« Informatisation, productivité et emploi »

« La croissance de la productivité menace-t-elle l’emploi ? »

jeudi 5 mai 2022

Nous devons payer le coût du carbone si nous voulons le réduire

« Devons-nous en faire plus pour répondre à l’urgence climatique ? Il est naturel de se poser cette question. Mais peut-être que nous devons la reformuler et nous demander : pourquoi n’avons-nous pas déjà résolu le problème du changement climatique ?

La science économique a une réponse toute prête : les externalités. Malheureusement, le concept d’externalités est vieux d’un siècle et cela se voit. Donc pourquoi les économistes persistent à utiliser ce vieux terme poussiéreux ? et est-il toujours utile ? Une externalité est un coût (ou parfois un bénéfice) qui n’est supporté ni par l’acheteur, ni par le vendeur du produit. Et si aucun des deux ne supporte le coût, aucun des deux n’a beaucoup de raison de s’en inquiéter.

Ce n’est pas la façon par laquelle un marché fonctionne habituellement. Normalement, quand les entreprises font les produits qui nous entourent, elles sont incitées à limiter chaque source possible de gâchis. Considérons un produit qui nous est familier : une canette de limonade. La première de ces canettes, produite au milieu du vingtième siècle, pesait environ 80 grammes quand elle était vide. Maintenant ces canettes pèsent juste 13 grammes. Le gain en termes de poids signifie que les fabricants de canettes ont à payer moins de matériaux et transport. Cela coûte moins cher de mettre une canette de limonade en face de vous au magasin et cela signifie que soit le fabricant, soit le distributeur peut se faire plus de profit ou que vous payez moins pour la limonade ou souvent les deux. Les canettes sont aussi plus faciles à ouvrir et moins susceptibles de donner un arrière-goût de métal à la boisson.

Un meilleur produit, pour moins d’argent : c’est la façon par laquelle le libre marché tend à fonctionner. Mais il ne fonctionne pas forcément ainsi. Quelle incitation le fabricant d’une boisson a-t-il à réduire les émissions de dioxyde de carbone générées par la fabrication de la boisson, par exemple en utilisant une énergie renouvelable pour raffiner l’aluminium ? Il n’en a guère. Il y serait incité si l’énergie renouvelable était l’énergie la moins chère. Une entreprise cherchant à faire du profit ne s’inquiète guère des émissions de dioxyde de carbone. Et, en tant que consommateur, vous vous préoccupez avant tout du prix et de la qualité de la boisson. Mais en ce qui concerne les émissions de carbone ? Vous n’avez que de vagues inquiétudes en ce qui les concerne. Savez-vous quelles sont les boissons dont la production ne génère que de faibles émissions de carbone ? Même si vous vous en inquiétez, ce n’est pas le cas d’autres consommateurs.

Voilà le problème de l’externalité : un vendeur fait un produit, un consommateur achète le produit, mais les émissions de gaz à effet de serre associées au produit n’inquiètent pas vraiment l’un d’entre eux. Une armée de concepteurs, d’ingénieurs et de technologues peut être déployée pour réduire d’une fraction d’euro le coût de production d’un produit, mais l’idée de réduire les émissions de dioxyde de carbone ne vient qu’après coup.

Donc, que peut-on faire ? Il y a une certaine place pour la pression des consommateurs : nous voulons tous avoir le sentiment que nous faisons quelque chose qui aide. Mais la pression des consommateurs se limite à cela : nous pouvons n’avoir qu’une vague idée des produits qui sont les plus nuisibles à l’environnement ou des améliorations les plus faciles à réaliser. Certains produits attirent beaucoup l’attention, tandis que d’autres échappent aux radars.

Les autorités publiques peuvent directement réguler le marché. Cela peut fonctionner pour certains secteurs larges et évidents de l’économie ; par exemple, nous savons que le charbon est une source d’énergie qui produit un gros volume de dioxyde de carbone, donc les autorités publiques peuvent bannir l’usage des centrales au charbon. Une autre régulation simple consiste à imposer l’usage de voitures ou machines à laver moins énergivores.

Les gouvernements peuvent aussi essayer de financer les innovations qui peuvent résoudre le problème, de la charge des batteries à la lumière à faible consommation d’énergie. Mais ces efforts sont limités. Il est tentant de penser la transition vers une économie propre comme l’équivalent d’un grand bond, mais il faut plutôt y avoir un milliard de petits pas, les pas que chacun d’entre nous fait, plusieurs fois par jour, tout autour du monde, quand nous décidons comment vivre et quoi acheter. Dans chacun de ces milliards de pas il y a une externalité : un coût qui n’est supporté ni par l’acheteur, ni par le vendeur du produit, mais par toute l’humanité aujourd’hui et dans le futur. Et, à moins que nous n’éliminions un milliard de petites externalités, il y a peu de chances que nous résolvions le problème.

En 1920, l’économiste Arthur Pigou tentait une définition formelle d’une externalité et il proposait une façon de la résoudre : une taxe en proportion directe du coût externe. Dans certains cas, la taxe "pigouvienne" est difficile à calculer. Mais, dans le cas des émissions de carbone, il est possible de taxer le charbon, le pétrole et le gaz naturel à l’instant même où ils sont extraits. Cela a été encourageant de voir les coûts des énergies solaire et éolienne chuter rapidement. Une taxe carbone contribuerait à pousser vers l’avant cette révolution de l’énergie propre et dans les décisions que chacun de nous fait chaque jour. »

Tim Harford, « We must pay the cost of carbon if we are to cut it », 19 mars 2022. Traduit par Martin Anota



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« Les Européens se soucient-ils vraiment du changement climatique ? »

« Climat : il est urgent que les économistes se réveillent »

vendredi 26 novembre 2021

Pourquoi la taxe carbone fonctionne vraiment

« Un ami m’a récemment dit qu’il se cassait la tête sur une question éthique. Il aimerait faire un voyage sur long-courrier pour voir sa famille mais il sait qu’un vol aurait une forte empreinte carbone. Est-ce que ce déplacement pourrait se justifier ? J’ai suggéré à mon ami de trouver quelle est l’empreinte carbone d’un tel vol (il s’avère qu’elle est d’une tonne de CO2) et d’imaginer ensuite une hypothétique taxe carbone. Désirerait-il toujours voyager s’il avait à payer la taxe ? Si ce n’est pas le cas, le voyage n’en valait pas la peine.

Mon conseil soulève la question de savoir ce que cette taxe carbone serait. A une taxe carbone de 5 euros par tonne de CO2 (beaucoup d’émissions mondiales de carbone sont moins taxées que cela) le supplément de taxe pour un vol occasionnant une tonne de carbone serait négligeable. A 50 euros la tonne, une taxe serait significative, mais peut-être pas décisive. (Les marchés des quotas d’émissions en Union européenne et au Royaume-Uni ont jusqu’à récemment impliqué un prix du carbone d’environ 50 euros la tonne de CO2 : le prix a depuis bondi. Les démocrates aux Etats-Unis considèrent leur propre taxe carbone). Si la taxe carbone s’élevait à 500 euros par tonne de CO2, mon ami se priverait vraiment de voir sa famille.

Je sais qu’il est chimérique de conseiller de jauger les décisions de consommation individuelles au regard d’une taxe complètement hypothétique, mais cela montre ce à quoi sert fondamentalement une taxe carbone. Ce n’est pas simplement une incitation à changer de comportement ; c’est une source d’information à propos du comportement que nous avons le plus urgemment à changer.

Cette information n’est actuellement pas disponible. Les chaines d’approvisionnement mondiales sont formidablement complexes, fournissant des produits avec une empreinte carbone que l’on ne peut estimer que de façon imprécise. La vue d’ensemble est par contre assez nette : les vols sont mauvais, le vélo bat la voiture, le double vitrage est une bonne idée. Mais les habitants du Royaume-Uni doivent-ils acheter des tomates britanniques qui ont sûrement été conçues dans une serre chauffée artificiellement ou des tomates espagnoles qui ont fait plusieurs centaines de kilomètres en camions ? Même pour ceux qui sont vigilants, ces questions sont difficiles.

Il y a une décennie Mike Berners-Lee publiait How Bad Are Bananas?, un livre qui donnait l’empreinte carbone de plusieurs produits de la vie courante. (Les bananes sont bonnes.) Le titre souligne le désespoir qu'il y a à attendre des consommateurs qu'ils changent par eux-mêmes de comportement pour vaincre le changement climatique. A quel point le vin rouge est mauvais ? A quel point un iPhone est mauvais ? Collectivement, nous faisons plusieurs milliards de décisions chaque jour quant à savoir quoi acheter, comment nous déplacer et à quel niveau fixer le thermostat. On ne peut s’attendre à ce que nous le fassions avec le livre de Berners-Lee entre nos mains.

L’intérêt d’une taxe carbone est que nous n’avons pas à le faire. Le prix de toutes les choses que nous achetons est lié au coût des ressources requises pour les fabriquer et les transporter. Si quelque chose requiert des acres de terre, des tonnes de matières premières, des mégawatt-heures d’énergie et des journées de travail qualifié, vous pouvez être sûr que cela ne sera pas bon marché. Le lien entre le prix et le coût est flou, mais il existe. Pourtant, les émissions de carbone ne se reflètent pas dans ce coût.

Une taxe carbone change cela en faisant apparaître l’impact sur le climat comme un coût aussi réel qu’un autre. Elle envoie un signal tout au long des chaînes de valeur, nudgeant toute décision vers l’alternative à plus bas carbone. Un client peut décider qu’un tee-shirt incorporant une taxe carbone est trop cher, mais parallèlement l’usine textile cherchera à économiser en électricité, tandis que le fournisseur d’électricité donnera plus de place à l’énergie solaire. Chaque étape de la chaine de valeur devient plus verte. (...)

Le café offre un exemple instructif illustrant à quel point le changement serait imperceptible. Selon Mark Maslin et Carmen Nab de l’University College London, un kilogramme de graines de café fourni au Royaume-Uni a typiquement une empreinte d’environ 15 kilogrammes de CO2. Si le café était produit et transporté d’une façon plus soutenable, l’empreinte pourrait facilement être ramenée à 3,5 kilogrammes. Avec une taxe carbone de 100 euros la tonne, cela ferait une taxe à payer de 1,5 euro dans le premier cas et de 35 centimes dans le second. Vous pouvez faire des douzaines de cafés avec un kilogramme de graines de café, donc les buveurs de café ne noteraient guère la différence, mais vous pouvez être sûr que dans les coulisses les fermiers et les transporteurs chercheraient à réduire leurs coûts, donc à verdir leur production.

Mes collègues Gillian Tett et Simon Kuper ont écrit à propos des risques d’une "inflation du vert" (greeflation) et des souffrances qu’une taxe carbone significative provoquerait. Ils ont raison de s’inquiéter des dommages politiques qu’une taxe bâclée ferait. Mais on peut aussi s’inquiéter de trop. On a l’impression qu’il faudrait faire un bond de géant pour décarboner l’économie mondiale, mais en fait il faudrait plutôt voir la décarbonation comme le résultat d’un milliard de petits pas. D’une consommation plus sobre à une logistique plus efficace en passant par le développement de sources d’électricité renouvelables, les taxes carbone nous poussent délicatement à chaque instant vers la solution la plus verte, que nous soyons rongés par la culpabilité ou indifférents par la question climatique. Elles devraient être au coeur de notre lutte contre le changement climatique. »

Tim Harford, « Why carbon taxes really work », 29 octobre 2021. Traduit par Martin Anota

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