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Tag - Trumponomics

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mardi 20 août 2019

L'administration Trump a-t-elle raison d'accuser la Chine de manipuler le yuan ?

« La guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine s’est intensifiée lors de la première semaine du mois d’août. Le 1er août, Donald Trump a abruptement annoncé le projet d’ajouter des droits de douane de 10 % sur les 300 milliards de dollars d’importations de biens chinoises qui n’avaient pas été touchés par les précédentes hausses de tarifs douaniers. Les autorités chinoises ont laissé leur devise, le renminbi, chuter sous le seuil visible des 7 renminbis pour un dollar. L’administration américaine a immédiatement réagi le 5 août en qualifiant la Chine de "manipulateur de devise" ; c’est la première fois qu’un pays reçoit ce qualificatif depuis 25 ans. Les commentateurs ont parlé de guerre de devises, tandis que les investissements ont réagi en envoyant immédiatement les marchés boursiers à la baisse.

L’accusation que la dépréciation du renminbi est une manipulation de la devise pour gagner un avantage compétitif déloyal n’est pas exacte. Il serait plus correct de dire que les autorités chinoises ont laissé faire les pressions du marché (il y a eu plus de vendeurs que d’acheteurs de renminbi sur le marché des changes) et que la source immédiate des pressions de marché a été l’annonce par Trump de nouveaux droits de douane.

La théorie des manuels dit que les droits de douane n’arrivent pas à améliorer le solde commercial de la façon par laquelle pensent leurs partisans. Quand le taux de change est déterminé par le marché, il varie de façon à compenser le droit de douane. Intuitivement, si les droits de douane amènent les consommateurs américains à ne plus acheter de biens chinois, alors la demande de renminbi sur le marché des changes va chuter. Donc le prix du renminbi va chuter.

Les critères pour parler de manipulation de devise

Le Congrès américain en 1988 a donné au Trésor la tâche d’évaluer sur les partenaires à l’échange manipulaient leur devise. Il donna trois critères spécifiques au Trésor pour qu’il puisse établir son jugement. (Le Congrès modifia légèrement les règles en 2015.) Deux des trois tests coïncident avec les critères en vigueur au niveau international pour parler de manipulation, selon les articles de l’Accord du FMI : une intervention durable de la part d’un pays en vue de pousser à la baisse la valeur de sa devise et un large excédent de compte courant. La Chine ne viole aucun de ces deux critères.

Le troisième critère spécifié par le Congrès (un large déséquilibre bilatéral avec les Etats-Unis) ne fait pas sens en termes économiques et par conséquent il ne joue aucun rôle dans les accords internationaux. Les Etats-Unis connaissent de larges déficits bilatéraux avec la plupart de leurs partenaires à l’échange. (C’est simplement parce que son déficit commercial total est important et continue de croître, ce qui constitue la conséquence prévisible des actions de Trump pour financer le déficit budgétaire américain, un schéma familier connu sous le nom de déficits jumeaux.) Le troisième critère retenu dans les accords internationaux est une évaluation du niveau du taux de change. (Le renminbi était sous-évalué par la plupart des tests entre 2004 et 2008, mais probablement surévalué en 2014.) Avec le déclin subséquent entre 2014 et 2019, un rapport du FMI publié le 24 juillet jugea la valeur de la devise chinoise au niveau "justifié par les fondamentaux et des politiques désirables". En tout cas, même sous les procédures américaines, le seul critère du déficit commercial bilatéral n’est pas supposé suffire pour qualifier un pays de manipulateur.

Pendant trente ans, le Trésor américain a rempli son mandat vis-à-vis du Congrès d’une façon professionnelle, et ce indépendamment de la couleur partisane de la personne à la tête de la Maison Blanche. La décision abrupte d’accuser la Chine de manipulation de devise ce mois-ci malgré le fait qu’elle ne remplisse aucun critère constitue un autre cas où Trump piétine de façon inconsidérée les normes en vigueur, l’expertise professionnelle, la crédibilité à long terme des institutions américaines et même la signification de la loi.

Certes, il y a eu une époque, en particulier entre 2004 et 2008, où la Chine a agi de façon à maintenir sa devise significativement sous-évaluée. De 2004 au milieu de l’année 2014, les autorités chinoises intervenaient massivement pour ralentir l’appréciation de la devise tirée par le marché. Graduellement au cours de la décennie, la devise s’est néanmoins appréciée, en l’occurrence de 30 % vis-à-vis du dollar.

Ensuite, la direction du vent changea. Pendant les cinq dernières années, les autorités chinoises sont intervenues pour ralentir la dépréciation du renminbi contrairement aux accusations récurrentes formulées par Trump et d’autres politiciens américains. La valeur de la devise a atteint son pic au milieu de l’année 2014. Ensuite, les pressions du marché l’ont poussé à la baisse, initialement en raison du ralentissement de la croissance chinoise et un assouplissement de sa politique monétaire. En 2015 et 2016, la banque centrale chinoise dépensa 1.000 milliards de dollars en réserves de change étrangères, à partir d’un stock accumulé total de 4.000 milliards de dollars, de façon à pousser le renminbi à la hausse. C’est de loin la plus large intervention dans l’histoire en vue de soutenir une monnaie. Au-delà des interventions de la banque centrale chinoise, la Chine a aussi utilisé d’autres outils pour contenir la dépréciation. (…)

Il est juste d’interpréter la décision du 4 août de Pékin de laisser le taux de change passer la barrière des 7 renminbi pour un dollar comme une réponse délibérée des dirigeants chinois à la dernière offensive tarifaire de Trump. Mais il y a davantage que cela. La Chine s’est inquiétée à l’idée de voir le renminbi chuter trop loin trop vite, déstabilisant les marchés financiers. La décision de le laisser se déprécier fut une reconnaissance déplaisante des réalités du marché. Les droits de douane de Trump ont été de plus en plus importants parmi ces réalités du marché. Ce sont eux, non la manipulation, qui sont la cause fondamentale de la récente évolution du taux de change.

Une guerre des devises ?

Trump maîtrise la vieille astuce consistant à accuser les autres des transgressions qu’il a lui-même commises ou pensé commettre. Il veut manipuler le dollar. Il a fait pression sur la Réserve fédérale pour qu’elle réduise ses taux d’intérêt, ce qui est en soi une violation de normes domestiques depuis longtemps en vigueur. Il a explicitement parlé d’affaiblir le dollar, ce qui met non seulement fin à une trentaine d’années d’orientation de la politique américaine en faveur d’un "dollar fort", mais constitue aussi une violation des plus récents accords internationaux informels. Il voit clairement le monde comme un jeu de dépréciation compétitive. (Certains candidats démocrates à la présidence se sont également montrés désireux d’affaiblir le dollar en gérer activement le taux de change.)

La Maison Blanche a dit le mois dernier qu’elle avait même considéré la possibilité d’intervenir directement sur le marché des changes pour pousser le taux de change du dollar à la baisse, en vendant des devises étrangères en échange de dollars. (Trump a déclaré le 26 juillet : "je pourrais le faire en deux secondes si je le voulais".)

Cela semble peu probable. La dernière fois que les Etats-Unis ont entrepris un effort pour faire déprécier le dollar vis-à-vis d’autres devises, lors de l’Accord du Plazza de 1985, cela fonctionna seulement parce que ce fut partie intégrante d’un effort coopératif du G7 visant à corriger un désalignement reconnu. L’objectif était de couper court au protectionnisme du Congrès, alors que Trump veut une dépréciation du dollar précisément de façon à soutenir ses droits de douane.

Les circonstances sont très différentes aujourd’hui. Si les Etats-Unis s’engageaient dans une pure guerre de devises avec la Chine, ils se retrouveraient sans munitions. La taille de l’arsenal du Trésor américaine pour les interventions sur le marché des changes (arsenal connu sous le nom de Fonds de Stabilisation des Changes) représente une petite fraction (environ un trentième) des munitions détenues par les autorités chinoises sous la forme d’actifs étrangers. De plus, peu importe à quel point la politique américaine est insensée, les marchés financiers mondiaux continuent de répondre à toute intensification des perceptions de risque mondial en se tournant vers les dollars américains, la monnaie-refuge. Paradoxalement, la volatilité trumpienne peut envoyer le dollar à la hausse, plutôt qu’à la baisse.

Les gouvernements majeurs se sont conformés à un accord informel de 2013 visant à refréner les dépréciations compétitives, en définissant celles-ci comme des interventions cherchant explicitement à faire déprécier une monnaie via notamment des interventions directes sur le marché des changes. Pour être juste, les moulins à vent auxquels Trump fait chimériquement allusion peuvent ne pas être totalement imaginaires, si les guerres de devises sont définies de façon bien plus large pour qualifier toute décision des banques centrales d’assouplissement de la politique monétaire qui aurait pour effet prévisible de faire déprécier leur monnaie. La Banque d’Angleterre a réagi au référendum du Brexit avec un assouplissement monétaire qui contribua à faire déprécier la livre sterling. Plus récemment, la BCE a réagi à un ralentissement de la croissance européenne en signalant une politique monétaire plus accommodante que ce qui avait été anticipé l’année dernière.

Les guerres commerciales (ou dépréciations compétitives) ont toujours été décrites avec les mêmes termes que les guerres commerciales. Les unes et les autres sont associées aux politiques du "chacun pour soi" de la Grande Dépression, quand chaque pays essayait de gagner un avantage compétitif vis-à-vis de ses partenaires à l’échange dans un exercice collectivement vain. Le système international coopératif d’après-guerre élaboré à Bretton Woods en 1944 était conçu de façon à éviter une répétition des erreurs des années trente : le projet était d’éviter les dévaluations compétitives en ancrant les taux de change et en réduisant les droits de douanes via les négociations multilatérales. En vérité, les guerres de devises sont moins dommageables que les guerres commerciales. Donc l’importance de la coordination internationale est moins claire concernant les premières. Une guerre de devises peut se traduire par une politique monétaire plus accommodante à travers le monde. Mais une guerre commerciale totale peut vraiment faire dérailler l’économie mondiale et ses marchés financiers. La réaction des Etats-Unis au franchissement du taux de change de la ligne des 7 renminbis pour un dollar apparaît comme une autre étape dans l’escalade de la maudite guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Et le risque est que les baisses de taux d’intérêt de la Fed donnent l’impression aux politiciens que la politique monétaire peut réparer les effets de leurs erreurs en matière de politique commerciale. »

Jeffrey Frankel, « RMB reaches 7.0; US names China a manipulator », in Econbrowser (blog), 12 août 2019. Traduit par Martin Anota

aller plus loin... lire « L’énigme du yuan »

mercredi 14 août 2019

Pourquoi la guerre commerciale de Trump effraye autant les marchés

« Ce que les marches obligataires suggèrent, c’est que la belligérance croissante de Donald Trump sur le commerce accroît le risque de récession. Mais je n’ai vu personne expliquer clairement pourquoi cela pourrait être le cas. Le problème n’est pas simplement, ni même principalement, qu’il semble vraiment être un homme de droits de douane. Le problème est qu’il est un homme des droits de douane capricieux et imprévisible. Et que cette tendance à faire des caprices est réellement mauvaise pour l’investissement des entreprises.

Tout d’abord : pourquoi est-ce que je me focalise sur les marchés obligataires et non sur les marchés d’actions ? Non pas parce que les investisseurs obligataires sont moins sanguins et plus rationnels que les actionnaires, bien que cela pourrait être le cas. Non, c’est parce que la croissance économique anticipée a un effet bien plus clair sur les obligations que sur les actions.

Supposons que le marché devienne pessimiste à propos du rythme de la croissance l’année prochaine ou même au-delà. Dans ce cas, il va s’attendre à ce que la Fed réagisse en réduisant les taux d’intérêt de court terme et ces anticipations vont se refléter par une chute des taux de long terme. C’est pourquoi l’inversion de la courbe des taux (l’écart entre les taux de long terme et ceux de court terme) inquiète tant. Par le passé, elle a toujours signalé une récession imminente (en gris sur le graphique). Et le marché semble en effet prédire que cela va survenir à nouveau.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis (en %)

Paul_Krugman__courbe_des_taux_yield_curve_recession_Etats-Unis.png

Mais que dire des actions ? Une croissance plus faible signifie moins de profits, ce qui est mauvais pour les actions. Mais elle signifie aussi des taux d’intérêt plus faibles, ce qui est bon pour les actions. En fait, parfois de mauvaises nouvelles sont de bonnes nouvelles : un mauvais indicateur économique pousse les actions à la hausse, parce que les investisseurs pensent qu’elle va amener la Fed à réduire ses taux. Donc le cours des actions n’est pas un bon indicateur des anticipations de croissance.

D’accord, on en a fini avec les préliminaires. Parlons maintenant des droits de douane et de la récession.

Vous entendez souvent dire que le protectionnisme provoque des récessions, que le Smoot-Hawley Act aurait provoqué la Grande Dépression, etc. Mais c’est loin d’être clair (…). Oui, l’économie de base dit que le protectionnisme nuit à l’économie. Mais celui-ci provoque des dommages via du côté de l’offre, rendant l’économie mondiale moins efficace. Les récessions, cependant, sont habituellement provoquées par une insuffisance de la demande et il n’est pas du tout certain que le protectionnisme ait nécessairement un effet négatif sur la demande.

Je m’explique : une guerre commerciale mondiale pousserait chacun à changer ses dépenses de façon à moins acheter d’importations et davantage acheter de biens et services domestiques. Cela va réduire les exportations de chacun, provoquant des destructions d’emplois dans les secteurs exportateurs, mais cela va en parallèle accroître les dépenses et l’emploi dans les secteurs concurrencés par les importations. Il n’est pas du tout évident dans quel sens irait l’effet net.

Pour donner un exemple concret, considérez l’économie mondiale dans les années cinquante, avant la création du marché commun et bien avant la création de l’OMC. Il y avait beaucoup de protectionnisme et bien moins d’échanges internationaux qu’il n’y en a eu par la suite. (La révolution des conteneurs a eu lieu plusieurs décennies après.) Mais l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord étaient généralement plus ou moins au plein emploi.

Donc pourquoi les accès de colère tarifaires de Trump semblent avoir un effet négatif prononcé sur les perspectives économiques à moyen terme ? La réponse, selon moi, est qu’il ne se contente pas seulement d’accroître les droits de douane, mais qu’il le fait d’une façon imprévisible.

Les gens commettent des confusions quand ils parlent à propos des effets adverses de l’incertitude économique, en utilisant fréquemment le terme d’"incertitude » pour en fait évoquer « une probabilité accrue que quelque chose de mauvais va arriver". Ce n’est pas vraiment de l’incertitude : cela signifie que les anticipations moyennes des événements futurs sont plus pessimistes, donc c’est une chute de la moyenne, non une hausse de la variance. Mais l’incertitude à proprement parler peut avoir de sérieux effets adverses, en particulier sur l’investissement.

Je vais donner un exemple hypothétique. Supposons qu’il y ait deux entreprises, Cronycorp et Globalshmobal, qui seraient affectées de façons opposées si Trump imposait ou non un nouveau train de droits de douane. Cronycorp aimerait vendre des produits que nous sommes en train d’importer et construirait une nouvelle usine pour produire si elle est assurée qu’elle serait protégée par des droits de douane élevés. Globalshmobal considère l’idée de construire une nouvelle usine, mais elle dépend fortement des intrants importés, si bien qu’elle ne construirait pas d’usine si ces importations faisaient l’objet de droits de douane élevés.

Supposons que Trump aille de l’avant (…) en imposant des droits de douane élevés et en les rendant permanents. Dans ce cas, Cronycorp lancera son projet d’investissement, tandis que Globalshmobal annulera le sien. L’effet global sur les dépenses serait plus ou moins un remous. Maintenant, supposons que Trump annonce que nous obtenions un nouvel accord : tous les droits de douane sur la Chine sont annulés, de façon permanente (…). Dans ce cas, Cronycorp va annuler ses projets d’investissement, mais Globalshmobal lancerait le sien. A nouveau, l’effet global sur les dépenses est un remous. Mais maintenant, introduisons une troisième possibilité, celle selon laquelle personne ne sait ce que Trump va faire, probablement même pas Trump lui-même, puisque cela va dépendre de ce qu’il voit sur Fox News la veille au soir. Dans ce cas, ni Cronycorp, ni Globalshmobal ne vont lancer leurs projets d’investissement : Cronycorp parce qu’elle n’est pas sûr que Trump mettra à exécution ses menaces tarifaires, Globalshmobal parce qu’elle n’est pas sûre qu’il ne le fera pas.

Pour le dire de façon technique, les deux entreprises vont voir une valeur d’option à retarder leurs investissements jusqu’à ce que la situation soit plus claire. Cette valeur d’option est fondamentalement un coût pour l’investissement et plus la politique de Trump est imprévisible, plus ce coût est élevé. Et c’est pourquoi les colères commerciales exercent un effet dépressif sur la demande.

De plus, il est difficile de voir ce qui peut réduire cette incertitude. La législation commerciale américaine donne au président une forte autorité discrétionnaire pour imposer des droits de douane ; la loi ne fut pas conçue pour traiter avec un dirigeant qui ne sait pas gérer ses pulsions. Il y a deux ans, plusieurs analystes s’attendaient à ce que Trump soit retenu par ses conseillers, mais ses conseillers les plus compétents ont quitté son administration, beaucoup de ceux qui restent sont stupides et, de toute façon, il paraît qu’il accorde peu d’attention aux conseils des autres.

Rien de tout cela ne garantit une récession. L’économie américaine est énorme, il y a plein d’autres choses qui se passent en-dehors du domaine de la politique commerciale et d’autres domaines de politique économique n’offrent pas autant de liberté pour les caprices présidentiels. Mais maintenant vous comprenez pourquoi les colères tarifaires de Trump ont un tel effet négatif. »

Paul Krugman, « Tariff tantrums and recession risks », 7 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

lundi 12 août 2019

Guerre commerciale : que penser de la dévaluation du yuan ?

Le choc chinois de Trump

« (...) Ni l’annonce des droits de douane de Trump la semaine dernière ni, surtout, la dépréciation de la devise de la Chine aujourd’hui ne doivent objectivement pas être si graves que cela. Trump a rajouté dix points de pourcentage de droits de douane sur 200 milliards de dollars d’importations de produits chinoises, ce qui représente une hausse d’impôt équivalente à 0,1 % du PIB étasunien et 0,15 % du PIB chinois. En réponse, la Chine a laissé sa devise chuter d’environ 2 %. A titre de comparaison, la livre sterling britannique a chuté d’environ 9 % depuis mai, lorsqu’il devint clair qu’un Brexit sans accord serait probable.

Donc, pourquoi ces petits chiffres sont si importants ? Principalement parce que nous avons appris des choses à propos des protagonistes dans le conflit commercial, des choses qui font qu’une guerre commerciale plus grosse, plus longue semble bien plus probable qu’elle ne l’était il y a quelques jours. Premièrement, Trump est réellement un homme de droits de douane. Certains esprits naïfs espéraient encore qu’il apprendrait quelque chose de échecs rencontrés jusqu’à présent par sa politique commerciale. Des gens plus sensés espéraient qu’il pourrait faire ce qu’il fit avec l’ALENA : obtenir un nouvel accord ressemblant essentiellement au précédent accord, proclamer qu’il était totalement différent et parler d’une grande victoire.

Mais non : il est clair maintenant qu’il refuse d’abandonner sa croyance que les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner : son projet est de continuer de donner des coups jusqu’à ce que le moral revienne. Ce qui peut avoir semblé comme des droits de douane temporaires visant à obtenir des concessions semblent maintenant comme des aspects permanents de l’économie mondiale, avec le niveau de droits de douane et l’éventail de pays faisant l’objet de hausses de droits de douane susceptibles d’augmenter au cours du temps.

Deuxièmement, la Chine signale clairement qu’elle n’est ni le Canada, ni le Mexique : elle est trop grosse et trop fière pour se soumettre à ce qu’elle considère être de l’intimidation. Cette glissade du renminbi a été moins une mesure de politique concrète qu’une manière de dire à Trump "parle à ma main" (…).

Incidemment (ou peut-être pas si incidemment), alors qu’il y a plusieurs raisons valides de critiquer la politique chinoise, la manipulation de devise n’en est pas une. La Chine était un manipulateur de devise majeur il y a 7 ou 8 ans, mais ces jours elle soutient sa devise pour être au-dessus du niveau auquel elle serait si elle flottait librement. Et réfléchissez une minute à ce qui surviendrait à un pays ayant une devise non manipulée, si un de ses marchés d’exportations majeurs relevait soudainement ses droits de douane sur plusieurs de ses biens. Vous vous attendriez sûrement à voir la devise du pays se déprécier, juste comme celle du Royaume-Uni l’a fait avec la perspective de l’accès perdu aux marchés en raison du Brexit.

En d’autres termes, l’administration Trump, dans sa grande sagesse, a réussi à accuser les Chinois du seul crime économique pour lequel ils sont innocents. Oh, qu’allons-nous faire pour les punir pour ce crime ? Ajouter des droits de douane sur leurs exportations ? Hum, nous l’avons déjà fait.

Donc comment cela finira-t-il ? Je n’en ai aucune idée. Surtout, personne ne semble le savoir. A mes yeux, c’est comme si Trump et Xi ont maintenant misé leur réputation sur leur aptitude à tenir bon. Et il est difficile de voir ce qui amènerait l’un des deux camps à céder (ou même à savoir ce que l’on pourrait entendre par "céder"). A ce rythme, nous allons devoir attendre un nouveau président pour nettoyer ce bordel, en espérant qu’il le puisse. »

Paul Krugman, « Trump’s China shock », 5 août 2019. Traduit par Martin Anota



La Chine essaye d’enseigner un peu d’économie à Trump


« Si vous voulez comprendre la guerre commerciale qui se déroule avec la Chine, la première chose que vous devez comprendre est qu’aucune action de Trump n’est sensée. Ses idées sur le commerce sont incohérentes. Ses demandes sont incompréhensibles. Et il surestime grandement sa capacité à infliger des dommages à la Chine, tout en sous-estimant les dommages que la Chine peut infliger en retour à l’économie américaine.

La deuxième chose que vous devez comprendre est que la réponse de la Chine jusqu’à présent a été assez modeste et mesurée, du moins en considération de la situation. Les Etats-Unis ont mis en œuvre ou annoncé des droits de douane sur quasiment tout ce que la Chine vend ici, avec des droits de douane moyens que l’on n’avait pas vus depuis plusieurs générations. Les Chinois, à l’inverse, sont très loin d’avoir déployé toute la panoplie d’outils à leur disposition pour compenser les actions de Trump et nuire à sa base électorale.

Pourquoi les Chinois ne sont-ils pas allés plus loin ? A mes yeux, c’est comme s’ils essayaient encore d’enseigner un peu d’économie à Trump. Ce qu’ils disent à travers leurs actions est en effet : "Vous pensez que vous pouvez nous intimider, mais vous ne le pouvez pas. Par contre, nous, nous pouvons ruiner vos fermiers et faire effondrer votre marché boursier. Voulez-vous reconsidérer les choses ?"

Il n’y a cependant rien qui suggère que ce message ait été saisi. En effet, à chaque fois que les Chinois se mettent en pause et donnent à Trump une chance de reconsidérer sa position, il y voit une confirmation de ses idées et décide d’aller encore plus loin. Ce que cela suggère, c’est que tôt ou tard les tirs de sommation laisseront place à une guerre commerciale et monétaire ouverte.

A propos de la vision des choses de Trump : son incohérence se manifeste presque chaque jour, mais l’un de ses récents tweets en est une parfaite illustration. Souvenez-vous, Trump s’est continuellement plaint à propos de la force du dollar, qui confère selon lui aux Etats-Unis un désavantage compétitif. Lundi dernier, il a obtenu du département du Trésor que ce dernier qualifie la Chine de manipulateur de devise, chose qui était exacte il y a sept ou huit ans, mais qui ne l’est plus aujourd’hui. Pourtant, le lendemain, il écrit triomphalement que "de massifs montants d’argents provenant de Chine et d’autres parts du monde affluent aux Etats-Unis", "une chose magnifique à voir" a-t-il commenté.

Hum, que se passe-t-il quand "de massifs montants d’argent" affluent dans votre pays ? Votre devise s’apprécie, ce qui est exactement ce dont se plaint Trump. Et si beaucoup de capitaux sortent de Chine, le yuan va plonger, bien davantage que la petite baisse de 2 % que condamne le Trésor. (…)

Pourtant, même si Trump est insensé, les Chinois vont-ils se soumettre à ses désirs ? La réponse, pour faire court, est, "quelles demandes ?". Trump semble essentiellement s’inquiéter du déficit commercial que les Etats-Unis connaissent vis-à-vis de la Chine, un déficit qui a de nombreuses causes et qui n’est pas vraiment sous le contrôle du gouvernement chinois. D’autres dans son administration semblent s’inquiéter de voir la Chine pénétrer les secteurs de haute technologie, ce qui peut en effet menacer la domination américaine. Mais la Chine est à la fois une superpuissance économique et relativement pauvre en comparaison avec les Etats-Unis ; il est peu réaliste d’imaginer qu’un tel pays puisse être poussé à revenir sur ses ambitions technologiques. Ce qui nous amène à la question quant à savoir quelle puissance les Etats-Unis disposent dans cette situation.

Les Etats-Unis sont bien sûr un marché majeur pour les biens chinois et la Chine achète relativement peu de produits américains, donc l’effet direct adverse de la guerre tarifaire est plus important pour les Chinois. Mais il est important d’avoir une bonne idée de l’échelle. La Chine n’est pas le Mexique, qui envoie 80 % de ses exportations aux Etats-Unis ; l’économie chinoise dépend moins du commerce que des nations plus petites et moins d’un cinquième de ses exportations va aux Etats-Unis. En outre, alors que les droits de douane de Trump nuisent certainement aux Chinois, Pékin est plutôt bien placée pour contrer leurs effets. La Chine peut stimuler les dépenses domestiques avec la relance monétaire et budgétaire ; elle peut stimuler ses exportations, aussi bien dans le monde dans son ensemble qu’aux Etats-Unis, en laissant le yuan chuter.

Parallèlement, la Chine peut infliger des dommages spécifiques aux Etats-Unis. Elle peut acheter son soja ailleurs, ce qui nuit aux fermiers américains. Comme nous l’avons vu cette semaine, même un affaiblissement somme toute symbolique du yuan peut entraîner un plongeon des marchés boursiers américains. La capacité des Etats-Unis à contrer ces mesures est entravée par une combinaison de facteurs techniques et politiques. La Fed peut réduire ses taux, mais d’une faible amplitude au vu du niveau auquel ils sont déjà. Nous pouvons faire de la relance budgétaire, mais après avoir accordé de ploutocratiques baisses d’impôts en 2017, Trump aurait à faire de réelles concessions aux Démocrates pour obtenir quelque chose en plus, quelque chose qu’il n’aura probablement pas.

Que penser d’une éventuelle réponse internationale coordonnée ? Elle est improbable, à la fois parce qu’il n’est pas clair quant à savoir ce que Trump veut exactement de la Chine, mais aussi parce que sa belligérance (sans parler de son racisme) a laissé les Etats-Unis dans une situation où pratiquement personne ne désire rejoindre leurs côtés dans les différends mondiaux.

Donc Trump est une position bien plus faible qu’il ne l’imagine et je pense que la minuscule dévaluation de la devise chinoise fut une tentative de le ramener à la réalité. Mais je doute sincèrement qu’il en tire un enseignement. Son administration a déjà évincé les rares personnes qui en savaient un peu en économie et les rapports indiquent que Trump n’écoute pas vraiment la bande d’ignorants qui est restée à ses côtés. Donc son chaos commercial va probablement s’accentuer avant de s’éclaircir. »

Paul Krugman, « China tries to teach Trump economics », 8 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

vendredi 9 août 2019

Le bourbier commercial de Trump

Vous vous souvenez du bourbier vietnamien ? (En fait, j’espère que beaucoup de mes lecteurs sont trop jeunes pour connaître, mais vous en avez probablement entendu parler.) Dans les discours politique, le "bourbier" a fini par avoir un sens assez spécifique. C’est ce qui se passe quand un gouvernement s’est engagé à entreprendre une politique qui ne marche pas, mais se refuse d’admettre son échec et réduire ses pertes. Donc opte pour l’escalade et les choses empirent.

Bien, voici ce que je pense : la guerre commerciale de Trump ressemble de plus en plus à un classique bourbier politique. Elle ne marche pas ; en l’occurrence, elle ne rapporte aucun des résultats qu’attend Trump. Or il est même moins enclin que le politicien moyen à admettre une erreur, donc il poursuit à une plus grande échelle ce qui ne marche pas. Et si vous extrapolez en vous basant sur cette intuition, les implications pour l’économie américaine et l’économie mondiale commencent à être bien effrayantes. (…)

Pour donner un aperçu, voici les cinq remarques que je vais faire.

1. La guerre commerciale est devenue énorme. Les droits de douane sur les biens chinois sont revenus à des niveaux que nous associons avec le protectionnisme datant d’avant les années trente. Et la guerre commerciale atteint le point où elle devient un poids significatif pour l’économie américaine.

2. Néanmoins, la guerre commerciale a échoué à atteindre ses objectifs, du moins tels que Trump les voit : les Chinois ne s’avouent pas vaincus et non seulement le déficit commercial ne diminue pas, mais pire il augmente.

3. La Fed ne peut probablement pas compenser l’impact de la guerre commerciale et elle se montre probablement moins encline à essayer de le compenser.

4. Trump est susceptible de répondre à ses frustrations en optant pour l’escalade, avec des droits de douane sur davantage de produits et davantage de pays et, malgré le déni, à la fin avec une intervention monétaire.

5. D’autres pays vont répliquer cet cela va être très moche, très rapidement.

Bien sûr, je peux bien sûr me tromper, mais c’est la façon par laquelle je vois les choses au vu de ce que nous savons aujourd’hui. Commençons avec l’ampleur de la politique protectionniste. (…) Grosso modo, nous avons vu une taxe de 20 % imposée sur 500 milliards de dollars de biens que nous importons de Chine chaque année. Bien que Trump continue d’insister que les Chinois payent cette taxe, ce n’est en définitive pas eux qui la payent. Quand vous comparez ce qui s’est passé aux prix d’importations sujettes aux nouveaux droits de douane et ceux des autres importations, il est clair que le fardeau repose sur les épaules des entreprises et ménages américains.

Donc, cela représente pour chaque année une hausse d’impôts équivalente à 100 milliards de dollars. Cependant, nous ne collectons presque pas autant en supplément de recettes fiscales.

GRAPHIQUE Recettes tirées des droits de douane des Etats-Unis (en milliards de dollars)

Paul_Krugman__droits_de_douane_Etats-Unis.png

C’est en partie parce que les chiffres des recettes n’incluent pas encore toute la gamme des droits de douane de Trump. Mais c’est aussi parce que les droits de douane de Trump sur la Chine ont eu pour conséquence de déplacer la source des importations américains : par exemple, au lieu d’importer de Chine, nous achetons des produits auprès de pays à plus hauts coûts comme le Vietnam. Quand ce "détournement des échanges" survient, c’est toujours une hausse d’impôts de facto sur les consommateurs américains, qui payent plus, mais il ne semble même pas y avoir de bénéfice de générer de nouvelles recettes.

Donc, c’est une jolie grosse hausse d’impôts, qui est l’équivalent d’une politique budgétaire restrictive. Et nous devons ajouter deux effets supplémentaires : les représailles étrangères, qui nuisent aux exportations américaines, et l’incertitude : Pourquoi construire une nouvelle usine quand vous pensez que Trump va soudainement s’en prendre à votre marché, à votre chaine de valeur ou aux deux ?

Je ne pense pas que ce soit farfelu de suggérer que l’anti-relance provoquée par les droits de douane de Trump soit comparable en magnitude à la relance fournie par ses baisses d’impôts, qui ont largement profité aux entreprises, qui ont utilisé cet argent pour racheter leurs propres actions. Et cette relance est derrière nous, alors que le frein de sa guerre commerciale ne fait que commencer.

Mais pourquoi Trump fait-il cela ? Beaucoup de défenseurs de Trump affirmaient qu’il n’était pas vraiment focalisé sur les soldes commerciaux bilatéraux, chose que chaque économiste sait stupide, qu’il se focalisait en fait sur la propriété intellectuelle ou quelque chose comme cela. Je n’entends plus cela à présent ; il est de plus en plus manifeste qu’il se focalise sur les soldes commerciaux et il croit que les Etats-Unis connaissent des déficits commerciaux parce que d’autres pays ne jouent pas à la loyale. C’est ironique de voir qu’avec tous ces nouveaux droits de douane, le déficit commercial américain s’est accru, non réduit (…) :

GRAPHIQUE Exportations nettes de biens et services des Etats-Unis (en milliards de dollars)

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Et, ajustées en fonction de l’inflation, les importations croissent toujours fortement, alors que les exportations américaines se sont essoufflées :

GRAPHIQUE Variation trimestrielle des exportations et des importations des Etats-Unis (par rapport à l’année précédente, en %)

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Pourquoi les droits de douane ne réduisent-ils pas le déficit commercial ? Principalement parce que la théorie de Trump est erronée. Les soldes commerciaux tiennent principalement à la macroéconomie, non à la politique tarifaire. En particulier, la faiblesse persistance des économies japonaise et européenne, résultant probablement pour l’essentiel du vieillissement de leur population active, maintient le yen et l’euro à de faibles niveaux et rendent les Etats-Unis moins compétitifs.

En ce qui concerne les récentes tendances touchant aux importations et aux exportations, il peut aussi y avoir un effet asymétrique des droits de douane. Comme je l’ai déjà mentionné, les droits de douane américains sur les biens chinois n’ont pas pour effet de réduire significativement les importations globales, parce que nous déplaçons juste la provenance des produits à d’autres économies asiatiques. D’un autre côté, quand les Chinois arrêtent d’acheter notre soja, il n’y a pas de marchés alternatifs majeurs.

Qu’importe l’explication, les droits de douane de Trump ne produisent pas les résultats qu’il recherche. Ils ne lui permettent pas d’avoir l’autre chose qu’il veut : des concessions de la Chine qu’il pourrait présenter comme des victoires (…). Comme le dit Gavyn Davies, la Chine semble "de plus en plus convaincue qu’elle survivra aux guerres commerciales", et elle ne montre aucun désir de rassurer les Etats-Unis.

Donc cela semble être un bon moment pour appuyer sur le bouton pause et reconsidérer la stratégie. Cependant, Trump va de l’avant et lance un nouveau train de droits de douane. Pourquoi ?

On dit que les courtiers en Bourse pensent que Trump a été enhardi par la baisse de taux de la Fed, qu’il interpréterait comme signifiant que la Fed va immuniser l’économie américaine de tout effet adverse provoqué par sa guerre commerciale. Nous n’avons pas de manière de savoir si c’est exact. Cependant, si Trump pense cela, il a certainement tort. D’une part, la Fed n’a probablement pas beaucoup de marge de manœuvre : les taux d’intérêt sont déjà très bas. Et le secteur le plus influencé par les taux d’intérêt, n’a pas montré beaucoup de réponse à ce qui est déjà une forte chute des taux hypothécaires.

De plus, la Fed elle-même doit se demander si sa baisse de taux a été perçue par Trump comme une promesse implicite d’approuver sa guerre commerciale, ce qui la rendra moins encline à en faire davantage ; c’est une nouvelle forme d’aléa moral.

Il y a d’ailleurs un fort contraste ici avec la Chine, qui pour tous ses problèmes garde la possibilité de poursuivre une relance monétaire et budgétaire coordonnée à un degré inimaginable ici. Trump ne peut probablement pas imposer à la Fed de compenser les dommages qu’il inflige (…) ; Xi est dans une position où il peut faire tout ce qui est nécessaire.

Donc, que va faire Trump ensuite ? J’imagine qu’au lieu de reconsidérer sa stratégie, il va opter pour l’escalade, qu’il peut mener sur divers fronts. Il peut relever les droits de douane sur les produits chinois. Il peut essayer de régler le problème du détournement des échanges en étendant la guerre commerciale pour inclure davantage de pays (salut le Vietnam !)

Et il peut vendre des dollars sur les marchés des changes, de façon à déprécier le dollar. La Fed procèderait à l’intervention, mais la politique de change est normalement du ressort du Trésor et en juin Jerome Powell a répété que c’est toujours la vision de la Fed. Donc nous pouvons bien voir Trump prendre la décision de tenter d’affaiblir le dollar.

Mais une tentative délibérée d’affaiblir le dollar, gagnant un avantage compétitif à un moment où d’autres économies vont mal, serait interprétée avec raison comme une mesure de guerre monétaire non coopérative. Cela mènerait à des représailles généralisées, même si celles-ci seraient probablement aussi inefficaces. Et les Etats-Unis finiraient par la même occasion de faire changer d’avis ceux qui continuent de croire qu’ils peuvent toujours être un hégémon mondial bienveillant. »

Paul Krugman, « Trump’s trade quagmire », 3 août 2019. Traduit par Martin Anota



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« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

jeudi 18 juillet 2019

Trump est en train de perdre sa guerre commerciale

« L’affirmation de Trump selon laquelle "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner" va sûrement être inscrite dans les livres d’histoire, mais pas comme il l’imagine. Elle va se retrouver aux côtés de la prédiction que Dick Cheney fit à la veille de la guerre d’Irak, celle selon laquelle "nous allons en fait être accueillis comme des libérateurs". Elle va être utilisée pour illustrer l’arrogance et l’ignorance qui sont trop souvent à l’origine des décisions politiques cruciales.

La réalité est que Trump n’est pas en train de gagner ses guerres commerciales. Certes, ses droits de douane ont nui à la Chine et à d’autres pays, mais ils ont aussi nui à l’économie américaine : les économistes à la Fed de New York estiment que le ménage américain moyen va payer un supplément de 1.000 dollars par an en raison de la hausse des prix.

Et il n’y a pas de preuve que les droits de douane permettent d’atteindre les objectifs présumés de Trump, qui sont de faire pression sur d’autres pays pour qu’ils changent significativement leur politique. Après tout, qu’est-ce qu’une guerre commerciale ? Ni les économistes, ni les historiens n’utilisent ce terme pour qualifier les situations dans lesquelles un pays impose des droits de douane pour des raisons politiques, comme les Etats-Unis le font régulièrement depuis les années trente. Non, c’est seulement une "guerre commerciale" si l’objectif de l’adoption des droits de douane est la coercition : infliger des souffrances aux autres pays pour les forcer à changer leur politique en notre faveur.

Et alors que les souffrances sont réelles, la coercition ne survient pas. Tous les droits de douane que Trump a imposés au Canada et au Mexique pour les forcer à renégocier l’ALENA a conduit à un nouvel accord tellement similaire à l’ancien que vous avez besoin d’une loupe pour trouver la différence. (Et le nouveau peut ne même pas passer le Congrès.) Et au récent sommet du G20, Trump a accepté une pause dans sa guerre commerciale avec la Chine, en annulant l’instauration de nouveaux droits de douanes, en contrepartie, d’après ce que je peux en dire, d’un discours vaguement conciliant.

Mais pourquoi les guerres commerciales de Trump échouent-elles ? Le Mexique est une petite économie à côté d’un géant, donc vous pouvez penser (et Trump l’a certainement pensé) qu’il serait facile de le faire plier. La Chine est une superpuissance économique, mais elle nous vend bien plus de produits qu’on ne lui en achète, donc vous pouvez penser qu’elle serait vulnérable aux pressions américaines. Donc pourquoi Trump n’arrive-t-il pas à imposer sa volonté économique ?

Il y a selon moi trois raisons. Premièrement, la croyance que nous pouvons facilement gagner les guerres commerciales reflète un certain solipsisme qui a notamment désastreusement façonné notre politique en Irak. Trop d’Américains qui détiennent le pouvoir semblent incapables de comprendre que nous ne sommes pas le seul pays avec une culture, une histoire et une identité singulières, fier de son indépendance et extrêmement réticent de prendre des décisions qui s’apparenteraient à une capitulation vis-à-vis de rivaux étrangers. (…) En particulier, l’idée que la Chine acceptera un accord qui ressemble à une capitulation humiliante auprès des Etats-Unis est irréaliste.

Deuxièmement, les "hommes des droits de douane" de Trump vivent dans le passé, sans connaître la réalité de l’économie moderne. Ils parlent avec nostalgie des politiques de William McKinley. Mais à l’époque, la question "où a-t-on fabriqué cette chose ?" avait généralement une réponse simple. Aujourd’hui, en revanche, quasiment chaque bien manufacturé est le produit d’une chaîne de valeur mondiale qui s’étend sur plusieurs pays. Cela fait monter les enjeux : les entreprises américaines étaient hystériques à l’idée que l’ALENA soit remis en cause, parce qu’une partie significative de leur production dépend d’intrants mexicains. Elles craignent aussi les effets des droits de douane : quand vous taxez des biens assemblés en Chine, mais avec plusieurs composants venant de Corée du Sud ou du Japon, l’assemblage ne se déplace pas aux Etats-Unis, mais vers d’autres pays asiatiques comme le Vietnam.

Enfin la guerre commerciale de Trump n’est pas populaire ; en fait, elle passe mal aux sondages, donc lui non plus. Cela le laisse politiquement vulnérable aux représailles étrangères. La Chine peut ne pas acheter autant aux Etats-Unis qu’elle ne leur vend, mais son marché agricole est crucial pour les électeurs des Etats fermiers dont Trump a désespérément besoin. La vision de Trump d’une guerre commerciale facile à gagner se transforme en guerre d’usure politique qu’il est certainement moins en mesure de soutenir que les dirigeants chinois, même si la Chine en est économiquement affectée.

Donc, comment cela va-t-il finir ? Les guerres commerciales n’aboutissent généralement pas à de claires victoires, mais elles laissent souvent des cicatrices durables sur l’économie mondiale. Les droits de douane (…) que les Etats-Unis ont imposés en 1964 pour chercher vainement à forcer l’Europe à acheter ses poulets gelés sont toujours en place, 55 ans après.

Les guerres commerciales de Trump sont bien plus massives que les guerres commerciales passées, mais elles vont probablement avoir le même résultat. Trump va sous doute essayer de présenter une poignée de concessions étrangères triviales comme une grande victoire, mais le résultat sera bien en définitive l’appauvrissement de tous. En outre, l’acharnement de Trump sur les accords commerciaux passés a porté atteinte à la crédibilité américaine et affaibli la règle de droit internationale.

Oh, et ai-je dit que les droits de douane de McKinley étaient profondément impopulaires, même à l’époque ? En fait, dans son dernier discours sur le sujet, McKinley offrit ce qui ressemble à une réponse directe (…) au trumpisme, en déclarant que "les guerres commerciales ne sont pas rentables"et en appelant "à la bonne foi et aux relations commerciales amicales". »

Paul Krugman, « Trump is losing his trade wars », 4 juillet 2019. Traduit par Martin Anota



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« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

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