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Tag - Turquie

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mardi 28 août 2018

La crise turque

« Les marchés financiers ont été très nerveux à propos de la Turquie ces dernières semaines. Nous passons en revue les opinions des économistes à propos des risques économiques, politiques et géopolitiques et les opportunités de cette situation.

Jamie Powell et Colby Smith écrivent (…) que la crise turque ressemble à l’un de ces classiques effondrements que connaissent les pays émergents : une économie en forte croissance financée par une dette de court terme libellée en dollar et dirigée par un homme fort ayant un penchant pour nommer des proches dans les positions clés du gouvernement. Ainsi, cela rappelle la crise asiatique de 1997 et 1998 (…).

Brad Setser pense que la Turquie partage certes certaines similarités avec les pays qui ont subi la crise asiatique dans les années quatre-vingt-dix, mais qu’il y a aussi d’importantes différences. Les banques turques sont la principale raison pour laquelle la crise de change peut se transformer une crise de financement, en laissant la Turquie sans réserves suffisantes pour éviter un défaut majeur. Mais, à la différence des banques asiatiques, la Turquie a été capable d’utiliser le financement externe en devises étrangères pour soutenir un boom domestique en prêtant des lires aux ménages. Les banques turques n’ont vraiment pas besoin d’emprunter en devises étrangères auprès du reste du monde pour soutenir le niveau actuel de leurs prêts en devises étrangères aux entreprises turques et leur besoin apparent de financement de marché est en lires, non en dollars. En outre, le boom réel du crédit n’est pas venu du prêt en devises étrangères aux entreprises, mais plutôt des prêts en lire aux ménages. Le mystère financier (que Setser va ensuite expliquer) n’est pas de savoir comment les banques ont prêté des devises étrangères aux entreprises domestiques, mais comment elles ont utilisé l’emprunt externe en devises étrangères pour soutenir un prêt domestique en lires.

GRAPHIQUE Dette externe de la Turquie (en milliards de dollars)

Brad_Setser__Dette_externe_de_la_Turquie.png

source : Brad Setser (2018)

Jacob Funk Kirkegaard écrit que les développements économiques poussent inévitablement la Turquie à s’approcher du FMI pour son deuxième renflouement depuis le début du siècle. Les difficultés fondamentales de la Turquie dérivent des déficits jumeaux qu’elle a creusés ces dernières années. Ce qui aggrave les problèmes de la Turquie, ce sont diverses difficultés politiques liées à sa relation avec l’OTAN, l’UE et les Etats-Unis, comme le pays n’a jamais été aussi isolé sur le plan international au cours de ces dernières décennies qu’aujourd’hui. La route pointe donc vers le FMI, mais le Fonds risque de ne pas vouloir aider la Turquie sans que celle-ci adopte en contrepartie des sévères mesures d’austérité, des mesures qui risquent d’affaiblir la mainmise d’Erdogan sur le pouvoir. Mais Erdogan a un certain levier politique potentiel (assez déplaisant), comme une imminente attaque imminente du gouvernement syrien juste au sud de la frontière turque pourrait facilement amorcer un afflux de réfugiés au nord de la Syrie. La décision de la Turquie d’ouvrir ou non ses frontières et d’offrir un refuge aux Syriens pourrait bien dépendre (…) de l’aide économique de l’Occident ou des termes d’un plan de sauvetage du FMI.

Grégory Claeys et Guntram Wolff ne sont pas d’accord à cette idée et affirment qu’une correction des politiques macroéconomiques de la Turquie est nécessaire, mais qu’il est trop tôt pour dire si la Turquie aura besoin d’un programme de sauvetage. Les décideurs européens doivent cependant réfléchir sur ce que doit être la position de l’UE à l’égard de la Turquie. Une crise financière dans un pays voisin de l’UE peut avoir un impact négatif direct sur l’économie de l’UE, principalement via l’exposition de ses banques opérant en Turquie et via le commerce. En outre, une crise en Turquie peut déclencher de possibles effets domino politiques et des changements conséquents dans la politique migratoire de la Turquie, sans mentionner des menaces géopolitiques. Si un programme du FMI était infaisable et si les pays de l’UE en venaient à la conclusion qu’il est dans leur intérêt d’éviter une escalade de la crise turque, l’UE pourrait essayer d’organiser un plan de soutien financier via son programme d’assistance macrofinancière réservé aux pays partenaires hors de l’UE. Mais dans ce cas, l’UE doit décider si un tel instrument doit être utilisé pour obtenir des avancées en matière de valeurs démocratiques ou si l’UE doit avoir une approche plus fonctionnelle et limiter la conditionnalité sur des politiques macro-structurelles spécifiques. (…)

Jim O’Neill estime que la Turquie doit maintenant fortement resserrer sa politique monétaire, réduire l’emprunt étranger et se préparer à l’éventualité d’une sévère récession, durant laquelle l’épargne domestique ne se reconstituera que lentement. Parmi les puissances régionales, la Russie est parfois mentionnée comme possible sauveteur. Alors qu’il n’y a aucun doute que Vladimir Poutine aimerait utiliser la crise turque pour éloigner davantage la Turquie de ses alliés de l’OTAN, Erdogan et ses conseillers se tromperaient s’ils pensaient que la Russie puisse combler le vide financier de la Turquie : une intervention du Kremlin aurait peu d’effet sur la Turquie et exacerberait les défis économiques de la Russie.

José Antonio Ocampo affirme plutôt que les schémas durables dans les pays émergents peuvent ne plus s’appliquer. Au pic des turbulences turques, dans la semaine entre le 8 et le 15 août, les devises de l’Argentine, de l’Afrique du Sud et de la Turquie se sont dépréciées de 8 % à 14 % vis-à-vis du dollar américain. Pourtant les devises des autres pays émergents ne se sont pas dépréciées de plus de 4 %. Cela suggère que la contagion ne se fait pas aussi facilement que par le passé et lue des arrêts brusques (sudden stops) sont peut-être moins probables que par le passé. Même les économies les plus affectées étaient capables de limiter les effets de la chute de leur devise. Cela semble refléter une nouvelle résilience face à la contagion qui s’est formée au cours des dix dernières années, voire plus. Mais cela ne signifie pas que les économies émergentes sont immunisées ; au contraire, elles ont de quoi s’inquiéter, notamment avec l’escalade d’une guerre commerciale. Des politiques réfléchies, avec une amélioration globale du filet de sécurité financier de la part du FMI, restent par conséquent de la plus haute importance. (…) »

Silvia Merler, « The Turkish crisis », in Bruegel (blog), 27 juillet 2018. Traduit par Martin Anota



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« De l’arrêt soudain à la déflation par la dette »

« Comment les pays émergents peuvent-ils gérer l'effondrement des flux de capitaux ? »

« Les hauts et les bas de la croissance turque »

lundi 13 août 2018

La Turquie en proie à une nouvelle crise de change



« Pendant un moment, ceux d’entre nous qui passèrent beaucoup de temps à chercher à comprendre la crise financière asiatique qui éclata il y a deux décennies se sont demandé si la Turquie connaîtrait une répétition de ces événements. C’est ce qui semble se passer.

Voici le scénario : Imaginez au départ un pays qui, pour une raison ou une autre, est devenu un chouchou des prêteurs étrangers et connaît un large afflux de capitaux étrangers pendant plusieurs années. Chose importante, la dette qui s’est ainsi accumulée est libellée en devises étrangères et non en monnaie domestique (ce qui explique pourquoi les Etats-Unis, qui ont reçu beaucoup de capitaux par le passé, ne sont pas aussi vulnérables ; les Américains empruntent en dollars).

A un certain moment, cependant, la fête s’arrête. Il n’est pas crucial de savoir ce qui provoque un "arrêt soudain" (sudden stop) dans le prêt étranger : cela peut être des événements domestiques (…), une hausse des taux d’intérêt américains ou une crise dans un autre pays que les investisseurs considèrent comme similaire au vôtre.

Qu’importe le choc, le problème est que l’endettement auprès du reste du monde a rendu votre économie vulnérable à une spirale fatale. La perte de confiance entraîne la chute de votre monnaie ; cela complique le remboursement de la dette libellée en devises étrangères ; cela nuit à l’économie réelle et dégrade par là davantage la confiance, entraînant une nouvelle chute de votre devise, et ainsi de suite. En conséquence, la dette étrangère explose, en pourcentage du PIB. L’Indonésie est tombée dans la crise des années quatre-vingt-dix avec une dette étrangère inférieure à 60 % du PIB, un niveau assez comparable à celui de la Turquie un peu plus tôt cette année. En 1998, la chute de la roupie a envoyé cette dette à près de 170 % du PIB.

Comment une telle crise finit-elle ? S’il n’y a pas de réponse efficace en termes de politique économique, la monnaie chute et la dette mesurée en monnaie domestique explose jusqu’à ce que chaque personne susceptible de faire défaut le fasse. A ce moment-là, une monnaie faible stimule un boom des exportations et l’économie connaît une reprise associée à d’amples excédents commerciaux. (Cela peut surprendre Donald Trump, qui semble avoir décidé d’instaurer des droits de douane punitifs à l’encontre de la Turquie comme punition pour sa faible devise.)

N’y a-t-il aucune façon de court-circuiter cette funeste mécanique ? Si, mais elle n'est pas aisée. Ce dont vous avez besoin pour réduire les coûts de cette crise est une combinaison d’hétérodoxie à court terme et l’assurance crédible qu’il y aura un retour à l’orthodoxie à plus long terme. Pour cela, il faut arrêter l’explosion du ratio de dette avec une certaine combinaison de contrôles de capitaux temporaires, de couvre-feu contre la fuite paniquée de capitaux et peut-être de répudiation d’une certaine partie de la dette libellée en devises étrangères. Parallèlement, il faut mettre les choses en place pour instaurer un régime fiscalement soutenable une fois que la crise sera finie. Si tout va bien, la confiance va graduellement revenir et vous finirez par être capable de retirer le contrôle des capitaux.

C’est ce que fit la Malaisie en 1998 ; la Corée du Sud, avec l’aide des Etats-Unis, a effectivement fait quelque chose du même genre au même moment, en faisant pression sur les banques pour qu’elles maintiennent leurs lignes de crédit de court terme. Une décennie plus tard, l’Islande s’en est bien tirée avec une combinaison de contrôles de capitaux et de répudiation de dette (à strictement parler, en refusant de prendre la responsabilité publique pour les dettes engrangées par les banquiers privés.)

L’Argentine s’en est aussi bien tirée en adoptant des politiques hétérodoxes en 2002 et, quelques années plus tard, en répudiant les deux tiers de sa dette. Mais le gouvernement Kirchner ne savait pas quand s’arrêter et revenir aux politiques orthodoxes, ce qui prépara la voie pour un retour du pays dans la crise.

Et peut-être que cet exemple montre à quel point il est difficile de faire face à ce genre de crise. Vous avez besoin d’un gouvernement qui soit à la fois flexible et responsable, mais aussi, évidemmentr, assez compétent techniquement pour adopter des mesures spéciales et assez honnête pour adopter ces mesures sans basculer dans une corruption massive.

Malheureusement, cela ne ressemble pas à la Turquie d’Erdogan. Bien sûr, cela ne ressemble pas non plus aux Etats-Unis de Trump. Les Américains ont donc bien de la chance de s’endetter en dollars. »

Paul Krugman, « Partying like it’s 1998 », 11 août 2018. Traduit par Martin Anota



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« De l’arrêt soudain à la déflation par la dette »

« Comment les pays émergents peuvent-ils gérer l'effondrement des flux de capitaux ? »

jeudi 10 septembre 2015

Les devises émergentes poursuivent leur plongée

GRAPHIQUE Taux de change de plusieurs devises émergentes vis-à-vis du dollar (en indices, base 100 juillet 2011)

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source : The Economist, d'après les données de Thomson Reuters



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« Comment l’anticipation du tapering affecte-t-elle les pays émergents ? »

« Comment les annonces du tapering se transmettent aux pays émergents »

« L’Inde dans l’attente du tapering »

mercredi 26 février 2014

Des BRIC aux MINT ?

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« En 2001, Jim O'Neill, alors économiste en chef chez Goldman Sachs, avait forgé l’acronyme "BRIC". Comme nous le savons tous aujourd’hui, c’était un raccourci pour rappeler que l’avenir de l'économie mondiale sera profondément marqué par les performances du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de la Chine. Eh bien, O'Neill est de retour avec un nouvel acronyme, MINT, qui désigne le Mexique, l'Indonésie, le Nigeria et la Turquie. Dans un entretien accordé au New Statesman, O'Neill offre quelques autour de ce nouvel acronyme. (…)

Dans l'interview, O'Neill est bien rapide lorsqu’il s’agit de reconnaître le caractère arbitraire de ces groupements. A propos de l’acronyme BRIC, par exemple, il dit : "Si je devais le refaire aujourd’hui, je l’aurais probablement juste appelé C... L’économie chinoise est 1,5 fois plus grosse que les trois autres économies réunies." A propos des MINT, il voulait apparemment inclure à l’origine la Corée du Sud, mais la BBC l'a persuadé d'inclure le Nigeria. O'Neill dit : "C'est un peu gênant, mais aussi amusant, que j’obtienne en quelque sorte des acronymes décidés pour moi". Mais même des divisions arbitraires peuvent toujours être utiles et révélatrices. Dans cet esprit, voici quelques statistiques de base sur le PIB et le PIB par habitant des BRIC et des MINT en 2012.

GRAPHIQUE PIB et PIB par tête en 2012 (en dollars)

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source : Timothy Taylor (2014), d'après les données de la Banque mondiale

Quelles tendances peut-on observer ?

1) L'économie en croissance la plus représentative pour l'Amérique latine est désormais le Mexique et non plus le Brésil. Ce changement est compréhensible. Le Brésil a connu une croissance inférieure à la normale pendant quatre ans, son économie est en récession et elle connaît une fuite des capitaux. Pendant ce temps, le Mexique forme une alliance économique avec les trois autres nations d’Amérique latine qui ont la plus forte croissance, la plus faible inflation et le meilleur climat d'affaires, en l’occurrence le Chili, la Colombie et le Pérou.

2) Chaque économie composant les MINT est bien plus petite que chaque économie composant les BRIC. (…) Il est toujours vrai que la Chine est le facteur clé qui façonnera la croissance des pays émergents à l'avenir.

3) O'Neill soutient que même si les MINT diffèrent à bien des égards, leurs populations sont à la fois importantes et relativement jeunes, ce qui devrait contribuer à stimuler leur croissance économique. Selon lui, "c'est la clé. Avoir de bonnes données démographiques facilite les choses". C’est peut-être un peu exagéré. Toutefois, selon la théorie du "dividende démographique" (demographic dividend), les pays avec une plus grande proportion de jeunes travailleurs sont bien mieux positionnés pour la croissance économique que les pays ayant une proportion croissante de travailleurs âgés et de retraités.

4) Une manière de considérer les MINT, c'est de percevoir ce qu’ils représentent pour leurs régions respectives. Ainsi, le Mexique, bien qu’il ne représente que la moitié de la taille de l'économie brésilienne, représente l'avenir de l'Amérique latine. L’Indonésie, bien que plus petite que l'économie indienne et surtout que l’économie chinoise, représente le potentiel de croissance pour l'Usine Asie (Factory Asia), cet ensemble de pays qui construit des chaînes de valeur internationales dans cette région. La Turquie représente un potentiel de croissance dans l’Usine Europe (Factory Europe), cet ensemble de liens économiques qui se nouent dans la périphérie européenne. L'économie du Nigeria semble particulièrement faible comparée aux trois autres présentes sur cette liste, mais les estimations de croissance économique pour le Nigeria sont susceptibles d'être fortement révisées à la hausse dans un avenir proche, parce que les agences statistiques gouvernementales nigérianes sont en train de "changer de base" pour calculer le PIB, afin qu'il soit plus représentatif de la structure économique du Nigeria en 2014, alors que précédente année "de base" était 1990. Même avec ce changement de base, le Nigeria restera la plus petite économie sur cette liste, mais elle est susceptible de devenir la plus grande économie en Afrique sub-saharienne (en dépassant l'Afrique du Sud). Ainsi, avec le Nigeria, la croissance économique va peut-être enfin prendre pied en Afrique. »

Timothy Taylor, « From BRICs to MINTs? », in Conversable Economist (blog), 24 février 2014. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « La croissance des émergents réserve-t-elle encore des miracles ? » et « La renaissance des pays en développement »

lundi 8 juillet 2013

Le paradoxe égyptien : sauver la démocratie pour la repousser

EGYPT-PROTEST/

« Le premier gouvernement librement élu d'un pays où une grande partie de la société est privée de ses droits, de tout pourvoir, (…) est évincé par un coup d'Etat militaire qui prétend sauver la démocratie et qui est soutenu par les anciennes élites et les "libéraux". Résultat ? Trois autres coups d'Etat militaires et, 50 ans plus tard, une société profondément polarisée où aucune politique réellement inclusive n’est susceptible d’être mise en place.

Non, nous ne parlons pas de l'avenir de l'Egypte (pas directement en tout cas). Nous venons juste de décrire ce qui s'est passé en Turquie en 1960 comme nous l'avons déjà fait dans nos précédents billets. En Turquie, la première transition vers une véritable démocratie multipartite a eu lieu en 1946 avec la fondation du Parti démocrate (DP ou Demokrat Parti). Elle survint après deux expériences avec une démocratie multipartite contrôlée, au cours desquelles même les partis d'opposition de façade formés par des partisans du régime reçurent tellement de soutien qu'ils ont dû être dissous par Mustafa Kemal Atatürk, le dirigeant autocratique du pays.

En 1950, à la grande déception des élites de l’Etat et des militaires, le DP est arrivé au pouvoir avec une victoire écrasante aux élections, donnant pour la première fois la voix à des millions de Turcs qui étaient jusque-là privés de leurs droits. Inévitablement, cela impliquait une rhétorique populiste et teintée d'islam. Mais les élites du DP n’étaient elles-mêmes pas des anges (quelqu'un est-il surpris ?). Une fois qu'elles ont vu leur popularité décliner, elles ont tout simplement adopté les pratiques de leurs rivaux en nourrissant la corruption, en prenant des mesures répressives et en muselant férocement les médias.

Le 27 mai 1960, l'armée lance un coup d’Etat, largement soutenu par la bureaucratie, par les élites intellectuelles et par les soi-disant "libéraux" pro-démocratie. Après tout, n’est-ce pas l'armée qui venait de sauver la démocratie du DP et de son leader populiste, Adnan Menderes ? L'armée s’est empressée de pendre trois des dirigeants du DP, notamment le Premier ministre Menderes. L'armée est intervenue trois fois dans la vie politique turque au cours des quarante années suivantes. Les racines des problèmes actuels de la Turquie se trouvent en partie dans la polarisation que le coup d’Etat a aggravée en arrachant le pouvoir des mains de ceux qui s’étaient sentis impuissants durant si longtemps.

Qu'est-ce qui se serait passé si le coup d'Etat militaire n’avait pas eu lieu ? Personne ne le sait. (…) Menderes et les autres élites du DP auraient inévitablement endommagé l'économie ou fait basculer la société dans la soumission avant la prochaine élection pour instaurer leur propre dictature. Possible, mais peu probable. Au contraire, ils auraient probablement été chassés du pouvoir aux élections suivantes sans que la démocratie turque ne soit remise en cause.

La même chose vient d’arriver en Egypte avec les Frères musulmans et Mohamed Morsi. Bien sûr, les Frères musulmans, une fois au pouvoir, ne faisaient plus preuve de la conciliation, ni de la recherche de compromis qu'ils avaient affichées lors des élections pour gagner les voix des libéraux et des gauchistes (…). Bien sûr, Morsi était devenu autoritaire, en essayant de mettre ses proches à des postes de pouvoir au sein de la bureaucratie d'Etat (comme les militaires et Moubarak l’avaient fait auparavant). Bien sûr, l'économie était déprimée (mais pas seulement à cause de sa mauvaise gestion par la Fraternité, mais aussi en raison de l'instabilité qui accompagne naturellement ces profondes transformations sociales).

Qu'est-ce qui se serait passé si le coup d'Etat militaire du mercredi 3 Juillet 2013 qui a chassé Morsi du pouvoir pour l’amener en détention militaire n’avait pas eu lieu ? Encore une fois, nous ne savons pas. L'économie aurait peut-être été si profondément affectée que de plus violentes manifestations auraient éclaté. Les Frères musulmans pourraient avoir si fortement contrôlé les artères du pouvoir qu'ils auraient instauré leur propre dictature et empêché ainsi définitivement la mise en place d’institutions politiques plus inclusives en Egypte.

Tout est possible, mais (…) certains risques étaient préférables au retour de l'armée soutenu par des soi-disant libéraux qui appellent désormais au retour de la société sous le contrôle militaire. En fait, le mouvement rebelle, qui a recueilli plus de 20 millions de signatures pour appeler à des élections présidentielles anticipées, suggère que les Frères musulmans auraient été facilement battus aux élections, si seulement leurs adversaires avaient pu attendre leur heure.

Tout comme la Turquie, ce dont l'Egypte avait besoin, c'était que ceux qui accédaient au pouvoir pour la première fois perdent pacifiquement une élection - non pas parce que leurs adversaires ne peuvent tolérer leur pensée (…), mais tout simplement parce qu'ils se sont trompés et qu’ils n'ont pas su bien gouverner, parce qu'ils ont perdu le soutien des gens ordinaires et ont alors à reprendre le chemin par lequel ils étaient arrivés, celle des urnes. Tout comme en Turquie, l'Egypte avait besoin de garanties de la part des deux parties qu'une politique inclusive soit mise en place et que tous les segments de la société puissent partager le pouvoir, indépendamment de leur croyance, de leur religion, de leur genre et de leur statut social.

Au lieu de cela, nous avons entre les mains un coup d'Etat militaire qui confirme les pires craintes d'une très large fraction de la population, notamment la crainte que les élites soi-disant libérales et l’armée qui ont gouverné le pays pendant si longtemps vont tout faire pour ne pas partager le pouvoir avec eux (n’oublions pas que Moubarak et ses acolytes, avec l'armée, avaient également mis sur la touche les jeunes et les libéraux qui sont désormais devenus les alliés des soldats). Comment ce segment de la société pourra-t-il faire confiance à la politique démocratique ? Comment pouvons-nous attendre d'eux qu’ils ne s’échinent pas à saper leurs adversaires lorsqu'ils accèdent au pouvoir au niveau national ou local ? Comment pouvons-nous maintenant espérer mettre fin à la loi d'airain de l'oligarchie égyptienne ? On dirait que, comme en Turquie, le chemin vers la vraie démocratie en Egypte sera long, ardu et parsemé d'occasions manquées. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « The Egyptian paradox: Saving democracy and setting it back », in Why Nations Fail (blog), 5 juillet 2013.

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