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Tag - William Baumol

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lundi 22 mai 2017

Baumol et la maladie des coûts

« Comme mon horloge interne n’est pas synchronisée avec internet, je ne propose qu’à peine un billet en réaction de la disparition de William Baumol, auquel j’ai régulièrement fait référence sur mon blog depuis plusieurs années. (...) Je n’ai pas d’histoire à partager à propos de l’homme ; je ne l’ai jamais rencontré. Ce que je compte faire, par contre, c’est passer un peu de temps pour plonger dans ce que je considère être l’article essentiel dans lequel il développe son idée la plus connue : la "maladie des coûts des services" (cost disease of services). Je pense qu’en tant qu’universitaire, il apprécierait autant cela qu’une anecdote.

Avant de commencer, il faut rappeler que Baumol est l’un de ces grands économistes qui a récemment disparu, aux côtés de Ken Arrow et d’Allan Meltzer. D’ailleurs, j’appelle à placer Robert Solow dans un bunker souterrain sécurisé et à l’envelopper dans du papier bulle.

Retournons à Baumol. Son article essentiel est “Macroeconomics of unbalanced growth: The anatomy of urban crisis”, publié en 1967 dans l’American Economic Review. Pour moi, il contient plusieurs intuitions qui permettent de comprendre une grande partie de l’histoire de la croissance économique de ces cinquante dernières années.

Pour commencer, Baumol divise l’activité économique de la façon suivante : "La source fondamentale de différenciation réside dans le rôle joué par le travail dans l’activité. Dans certains cas, le travail est principalement un instrument, quelque chose d’accessoire pour obtenir le produit final, tandis que dans d’autres types d’activité, à toutes fins pratiques, le travail lui-même constitue le produit final". Pour le premier cas, avec le travail comme instrument, lisez "biens manufacturés". (…) Le travail est juste accessoire de votre perspective de consommateur final.

Comparez cela avec le passage suivant : "D’un autre côté, il y a de nombreux services pour lesquels le travail est une fin en soi, pour lesquels la qualité est jugée directement en termes de montant de travail. L’enseignement en est un bon exemple… Un exemple même plus extrême est celui que j’ai utilisé dans un autre contexte : la performance en direct. Une demi heure de quartette demande un certain temps de la part des musiciens et toute tentative visant à accroître ici la productivité est susceptible d’être mal vue par les critiques et l’auditoire".

Ici, le travail est l’essence même du produit. Si vous allez voir le quintet, alors vous achetez du temps de ces musiciens. De même, dans une classe de cours, vous achetez le temps du professeur. Dans un (bon) restaurant, vous achetez souvent le temps et l’attention d’un serveur.

La première grosse conclusion, qui est vraiment une hypothèse pour Baumol, est que la croissance de la productivité du travail dans le premier type de production (celle de biens) est relativement rapide, tandis que la croissance de la productivité du travail dans le second type de production (celle de services) est relativement faible. C’est juste dû à la nature du travail tel qu’il est utilisé. Pour la plupart des services, vous ne pouvez pas "faire plus avec moins". Personne ne veut voir une symphonie d’une demi-heure être jouée en seulement un quart d’heure.

D’où la maladie des coûts vient-elle ? La prochaine hypothèse cruciale que Baumol fait est que les coûts du travail (les salaires) dans les deux types d’activités varient conjointement. Soyons clairs, il ne suppose pas (ou n’a pas besoin de supposer) que les salaires sont identiques dans les deux secteurs, seulement qu’une hausse des salaires dans un secteur pousse à la hausse les salaires dans l’autre secteur. C’est le cas si le travail est mobile entre les deux activités. Une autre façon de le dire est de dire que les travailleurs peuvent travailler dans l’un ou l’autre des secteurs. (Ils peuvent être aussi productifs dans les deux secteurs, comme dans le récent article d’Alwyn Young, qui avance la possibilité que Baumol ait tort à propos de la croissance de la productivité relative…)

(…) La croissance de la productivité dans le secteur des biens pousse à la hausse le salaire dans ce secteur, mais accroît aussi la production de ce secteur. Donc le ratio salaire sur production (une mesure du coût d’une unité de production) reste constant au cours du temps. Une hausse des salaires dans le secteur des biens fait pression sur les salaires dans le secteur des services, donc les salaires s’accroissent au cours du temps ici. Mais (si l’on fait l’hypothèse extrême selon laquelle) la productivité ne s’accroît pas dans les services, alors la production ne s’accroît pas. Le ratio salaires sur production dans les services (une mesure des coûts) s’accroît donc au cours du temps. C’est la "maladie des coûts des services".

Les éléments cruciaux sont, à nouveau, l’hypothèse que la croissance de la productivité du travail est relativement faible dans les services et l’hypothèse que le travail est mobile entre les secteurs. Etant donné cela, le coût des services va augmenter au cours du temps.

(…) La plus grande intuition que Baumol ait eu a été de noter la différence dans l’importance du travail dans la production de biens et de services. Le raisonnement subséquent n’est pas, en soi, une grande révolution. L’effet Balassa-Samuelson (développé par ces deux auteurs dans des articles publiés en 1964) développe la même idée. Ils distinguent entre des biens échangeables et non échangeables, plutôt qu’entre biens et services et ils font des comparaisons entre pays, plutôt que de voir une évolution au niveau d’un seul pays, mais la conséquence est identique. Les pays qui sont très productifs en biens échangeables vont tendre à avoir des niveaux élevés de prix agrégés (une régularité empirique connue sous le nom d’"effet Penn"), comme cette productivité conduit à la hausse des coûts dans leurs secteurs produisant des biens non échangeables.

Il est utile ici de noter que les noms importent. Si vous appelez ce phénomène "maladie des coûts", vous le considérerez nécessairement comme un problème. Si vous l’appelez "effet Penn", cela signifie que les pays riches ont de plus hauts prix et que c’est juste une bizarrerie empirique. "La maladie des coûts" semble être une mauvaise chose, mais c’est comme mourir à plus de 90 ans, simplement de vieillesse. C’est terrible que vous mouriez, mais n’oublions pas que vous avez plus de 90 ans. La maladie des coûts de Baumol est le résultant d’une richesse incroyable.

Les symptômes précis de la maladie des coûts dépendent d’hypothèses supplémentaires. Baumol a précisé les possibilités dans le reste de l’article. Nous savons que les coûts (et donc les prix) du secteur des services croissent relativement au secteur des biens.

"Nous pouvons nous demander ce qui se passerait si, malgré le changement de leurs coûts et prix relatifs, la magnitude des productions relatives des secteurs ne changeait pas… si la demande pour le produit en question (les services…) était suffisamment inélastique au prix ou élastique au revenu."

C’est l’intuition essentielle suivante, celle selon laquelle la demande de services est inélastique au prix ou élastique au revenu. Cela signifie que malgré la hausse des coûts, les gens continuent de consommer des services et peuvent en fait accroître leurs dépenses dans les services comme ils deviennent plus chers. Baumol en déduit les implications de la demande de services pour l’économie au niveau agrégé. Dans la citation suivante, le "secteur progressif" est le secteur qui produit des biens, avec une productivité croissante, tandis que le "secteur non progressif" est celui qui produit les services, marqué par une faible croissance de la productivité. (…)

"Si la productivité horaire par travailleur s’élève cumulativement dans un secteur relativement à son taux de croissance ailleurs dans l’économie, tandis que les salaires s’élèvent proportionnellement dans tous les domaines, alors les coûts relatifs dans les secteurs non progressifs doivent inévitablement s’accroître et ces coûts vont s’accroître cumulativement et sans limite… Donc, les avancées dans les secteurs technologiquement progressifs accroissent inévitablement les coûts dans les secteurs technologiquement invariants de l’économie, à moins que les marchés du travail dans ces domaines puissent être scellés et les salaires maintenus absolument constants, quelque chose de très peu probable. Nous voyons ensuite que les coûts vont s’accroître mécaniquement dans plusieurs secteurs de l’économie (…). Si leurs productions relatives sont maintenues, une proportion toujours croissante de la main-d’œuvre doit être canalisée dans ces activités et le taux de croissance de l’économie doit ralentir de façon proportionnelle."

J’ai essayé de résumé cela avec mes propres mots trois ou quatre fois, mais je ne pense pas avoir fait un meilleur boulot que Baumol. J’ai consacré plusieurs billets de ce blog sur la réalisation de la prédiction de Baumol en ce qui concerne le ralentissement de la croissance de la productivité qui s’opère à mesure que nous passons vers des secteurs non progressifs. Je vais juste répéter que le ralentissement de la croissance agrégée qu’implique la maladie des coûts de Baumol s’explique par la nature de la demande, non par une limite technologique.

Souvent les gens se focalisent sur la question de la "maladie des coûts" dans l’article de Baumon, sans prendre en considération la seconde partie, qui se penche sur l’effet de la demande pour les services. Scott Alexander a publié un billet sur la maladie des coûts il y a quelques mois qui le démontre. Le billet d’Alexander n’est pas le seul à le faire, mais c’est le dernier qui s’est inscrit dans ma liste de lecture sur ce sujet, si bien que je l’utilise pour illustrer un point précis.

C’est un billet (très) long, mais Alexander parle de l’éducation, de la santé, des services offerts par l’Etat, en documentant la maladie des coûts. Il cristallise cela en posant ce genre de question : "que préféreriez-vous ? Envoyer votre enfant dans une école de 2016 ? ou envoyer votre enfant dans une école de 1975 et obtenir un chèque de 5000 euros chaque année?". Il pose ensuite la même question avec l’université : vous préférez l’université moderne ou l’université de vos parents, plus 72.000 dollars ? Et ensuite avec la santé : les soins modernes ou les soins de l’époque de vos parents (…), plus 8.000 dollars chaque année ?

La réponse implicite d’Alexander à toutes ces questions est que vous choisiriez la seconde option : le vieux niveau de service plus l’argent. Une grande partie du billet cherche à expliquer que le service offert aujourd’hui n’est pas de meilleure qualité que le service offert une génération plus tôt. Même si j’ai beaucoup de choses à dire sur cette conclusion, ce n’est pas la question qui m’intéresse. Supposons que la qualité de la santé et de l’éducation n’ait pas changé en une génération (…). Voici la question que Baumol s’est implicitement posée. Où les gens dépensent-ils le supplément d’argent qu’ils gagnent ?

Ils peuvent l’utiliser pour acheter une nouvelle voiture ou un nouvel appareil électroménager, c’est-à-dire un bien manufacturé. Peut-être que c’est ce qu’Alexander avait en tête ; il n’a jamais dit ce qu’il adviendrait au supplément d’argent.

Mais les gens peuvent aussi dépenser ces cinq ou huit milles dollars supplémentaires pour finalement prendre des vacances bien méritées, c’est-à-dire dépenser dans le tourisme et des services d’hospitalité. Ou ils peuvent bien décider de dépenser cet argent pour envoyer leurs enfants dans une meilleure (et plus coûteuse ?) école ou les mettre dans une crèche à plein temps plutôt qu’à temps partiel. Ou pour envoyer leurs enfants à l’université. Peut-être que les gens vont obtenir l’épargne pour retourner à l’université afin d’obtenir un diplôme supplémentaire et ainsi obtenir une promotion au travail ou bien pour acquérir une nouvelle certification qui accroît leur salaire.

Et une partie de cette épargne peut être dépensée dans les services de santé. Les individus peuvent se lancer dans des procédures pour guérir totalement de leurs problèmes chroniques plutôt que de continuer à seulement en alléger les symptômes. Peut-être que les enfants obtiennent un traitement orthodontique complet, plutôt qu’un traitement partiel se contentant de renforcer une dent. Alexander suggère que l’épargne pourrait être dépensée pour voir des spécialistes permettant de traiter des problèmes de santé persistants, plutôt que de la dépenser pour aller voir un médecin généraliste.

A partir de la seconde intuition de Baumol, la demande pour ce genre de services est élastique au revenu et inélastique au prix. Ce qui signifie qu’une grande partie de l’argent que les gens obtiennent de l’expérience de pensée d’Alexander est réinvestie dans l’éducation et la santé. Qu’est-ce que cela entraîne ? La courbe de la demande se déplace pour la santé et l’éducation. Et ensuite que se passe-t-il ? Le prix augmente et le volume supplémentaire de soins de santé ou d’éducation n’est pas aussi important. En outre, il n’y a pas de déclin significatif (et peut-être même une hausse) dans la part du PIB représentée par la santé et l’éducation.

C’est la même conséquence que Baumol décrit, même si pour lui l’origine de cela se trouve dans la hausse de la productivité dans le secteur des biens. Mais l’origine de la hausse de la productivité n’est pas importante, ce qui importe est la structure de la demande pour les services. Aussi longtemps que notre demande de services est élastique au revenu et inélastique aux prix, la part de la santé et de l’éducation dans le PIB s’accroît comme nous devenons plus productifs, peu importe d’où l’amélioration de la productivité provient.

Nous n’affirmons pas par là que la santé et l’éducation sont efficacement gérées. (…) Mais leurs coûts élevés ne sont pas entièrement dus à leur inefficacité délibérée et une réduction de ces coûts ne réduirait pas leur part dans le PIB.

Je pense que le billet d’Alexander est un exemple d’analyse (parmi d’autres) qui considère trop littéralement la partie "maladive" de la "maladie des coûts". La hausse des coûts dans l’éducation et la santé ne représente pas toujours une pathologie. A bien des égards, nous sommes les victimes de notre propre prospérité et de nos préférences. Il n’y a rien dans l’analyse de Baumol qui implique que la maladie des coûts réduise les niveaux de vie ou détériore le bien-être. Rappelez-vous que la maladie des coûts est en premier lieu une conséquence des améliorations de la productivité.

Même si la "maladie des coûts" n’est peut-être pas le meilleur nom qu’on aurait pu lui donner, nous devons reconnaître que Baumol a su anticiper la trajectoire de la croissance économique et du changement structurel dans les pays développés au cours de la fin du vingtième siècle. Il le fit sans avoir eu à recourir à des mathématiques plus complexes que celles que je peux utiliser dans mes cours à la fac et en utilisant un langage accessible à tous. Si la croissance économique vous intéresse, il vous sera utile de consacrer du temps pour lire ses travaux. »

Dietz Vollrath, « Understanding the cost disease of services », 15 mai 2017. Traduit par Martin Anota

samedi 6 mai 2017

William Baumol : un entrepreneur vraiment productif



« (…) Vient de disparaître le grand spécialiste de l’entrepreneuriat et l’un de mes économistes préférés, William Baumol.

Mais nous ne pouvons limiter ses travaux à ce qu’il a fait sur le thème de l’entrepreneuriat (…). Baumol était aussi un grand spécialiste de l’économie des arts, notamment des arts du spectacle, ce qui l’amena d’ailleurs à élaborer son fameux concept de la maladie des coûts. Il a été un micro-théoricien très compétent, un talentueux historien économique et un grand lecteur de l’histoire de la pensée économique, comme il l’a brillamment démontré dans son article du Quarterly Journal of Economics en 2000 où il se demandait ce que nous avions appris depuis Marshall. Dans tous ces domaines, ses articles se lisent avec plaisir, ils sont clairs, remplis d’élégantes tournures de phrases (…). Il est honteux qu’il n’ait pas reçu un Prix Nobel : cela aurait été merveilleux qu’il partage le prix Nobel avec Nate Rosenberg avant que cela soit trop tard pour tous les deux.

Baumol est souvent considéré comme étant un défenseur schumpétéresque de l’économie capitaliste et de l’entrepreneur héroïque, mais cela n’est qu’à moitié vrai. Il était politiquement libéral (liberal) et il a déclaré lors d'une récente entrevue : "Je suis conscient de tous les problèmes très sérieux, comme les inégalités, le chômage, les dommages environnementaux, que connaissent les sociétés capitalistes. Ma thèse est que le capitalisme est un mécanisme particulier qui n’est efficace que pour accomplir une seule chose : créer des innovations, mettre en application ces innovations et les utiliser pour stimuler la croissance". Vous pouvez trouver dans les travaux de Baumol plusieurs réflexions sur les externalités environnementales, sur le rôle du gouvernement dans le financement de la recherche et sur la nature de la taxation optimale. Vous pouvez trouver de nombreux passages où Baumol exprime de l’intérêt pour les objectifs politiques associés à la gauche (bien qu’il propose souvent de les régler avec les mécanismes de marché, c’est-à-dire avec une solution de droite). Ce qui traverse toutefois les travaux de Baumol, c’est une défense rigoureuse, historiquement et théoriquement fondée, de l’importance qu’il y a à avoir de bonnes incitations pour que nous ayons une innovation socialement utile.

Baumol se distingue de plusieurs autres économistes proéminents de l’innovation dans la mesure où il est essentiellement un théoricien néoclassique. Il n’est pas un partisan de l’école autrichienne (comme Kirzner) ou de l’économie évolutionniste (comme Sid Winter). Les travaux de Baumol soulignent que les entrepreneurs et les innovations que ces derniers produisent sont essentiels pour comprendre l’économie capitaliste et sa performance relativement à d’autres systèmes économiques, mais que la meilleure manière sur le plan méthodologique de comprendre l’entrepreneur est de le formaliser dans le contexte des équilibres néoclassiques, en considérant que c’est l’innovation plutôt que le prix qui constitue "l’arme de choix" pour les entreprises rationnelles, compétitives. J’ai toujours pensé que Baumol était un descendant direct de Schumpeter, le premier grand penseur de l’entrepreneuriat et une personne qui, vers la fin de sa vie, lorsqu’il voyait les travaux de son étudiant Samuelson, se déclarait convaincu que ses idées devaient être formalisées dans le cadre de la théorie néoclassique.

C’est dans un essai publié en 1968 dans les Papers and Proceedings de l’American Economic Review que Baumol avança l’idée cruciale que l’économie sans l’entrepreneur est, selon une formule qu’il répétera souvent, comme Hamlet sans le Prince du Danemark. Il comprit clairement que nous n’avions pas de théorie adaptée pour l’oligopole et l’entrée sur les nouveaux marchés ou pour l’offre d’entrepreneurs, mais que toute théorie économique générale devait être capable d’expliquer pourquoi la croissance diffère d’un pays à l’autre. Le fameux essai de Solow convainquit une grande partie de la profession que le résidu, qui fut par la suite interprété comme une mesure du progrès technique, était la variable fondamentale expliquant la croissance, et Baumol, comme beaucoup, croyait que ces améliorations technologiques venaient principalement de l’activité entrepreneuriale.

Mais à quoi la théorie doit-elle précisément ressembler ? Ironiquement, Baumol fit l’un de ses apports les plus productifs dans un magnifique article publié en 1990 dans le Journal of Political Economy qui ne contenait ni un seul théorème formel, ni une quelconque estimation statistique. Définissons les entrepreneurs comme étant "les personnes qui se montrent ingénieuses ou créatives lorsqu’il s’agit de gagner en richesse, en pouvoir ou en prestige". Ces gens peuvent introduire de nouveaux biens ou de nouvelles méthodes de production, ou de nouveaux marchés, comme Schumpeter le supposait dans la définition qu’il proposait. Mais est-ce que ces types ingénieux et créatifs font quelque chose de nécessairement utile pour le bien-être collectif ? Bien sûr que non : les normes, les institutions et les incitations dans une société donnée peuvent être telles que les entrepreneurs réalisent des tâches socialement non productives, telles que la quête de nouveaux échappatoires fiscales, ou des tâches socialement destructrices, par exemple en concentrant leur énergie dans des guerres.

Avec la distinction entre l’entrepreneuriat productif, l’entrepreneuriat non productif et l’entrepreneuriat destructeur à l’esprit, nous pouvons imaginer que les différences en termes de progrès technique que l’on observe entre les sociétés peuvent être moins liées à la conduite innée des membres de la société qu’aux incitations pour différents types d’entrepreneuriat. (…)

Maintenant, nous nous rapprochons d’une sorte de théorie économique de l’entrepreneuriat : pas besoin de se focaliser sur les humeurs du personnage, mais plutôt sur les incitations relatives. Mais nous sommes toujours loin du but de Baumol en 1968 : incorporer l’entrepreneur dans la théorie néoclassique. Baumol s’en est le plus grandement rapproché dans le travail qu’il réalisa au début des années 1980 sur les marchés contestables, qu’il résuma dans l’allocution présidentielle à l’American Economic Association de 1981. L’idée est la suivante. Imaginons des secteurs qui ont des économies d’échelle, si bien qu’à leur état naturel ils sont en situation d’oligopole. A quel point devons-nous nous en inquiéter ? S’il n’y a pas de coûts irréversibles, ni d’autre barrière à l’entrée, et si les entreprises peuvent capter des clients plus rapidement que les entreprises en place ne peuvent répondre, alors Baumol et ses coauteurs conclurent que le marché était contestable : la menace d’une entrée de nouveaux concurrents suffit pour désinciter les entreprises en place à exercer leur pouvoir de marché. D’un côté, nous sommes tous d’accord avec Baumol que la structure des secteurs est endogène au comportement des entreprises et que la menace d’entrée de nouveaux concurrents peut fortement restreindre le pouvoir de marché. Mais d’un autre côté, est-ce que ce modèle "d’entrée sans frais" offre la manière la plus sensée d’incorporer l’entrée et la sortie dans un modèle concurrentiel ? Pourquoi, comme l’a noté Dixit, serait-il plus rapide d’entrer sur un marché que de changer les prix ? Pourquoi, comme l’a noté Spence, est-ce que la menace non réalisée d’une entrée changerait-elle le comportement d’équilibre si la menace est ne se réalise vraiment pas tout du long du sentier d’équilibre ?

Il semble que Baumol espérait que ce modèle mènerait à une théorie générale de la concurrence imparfaite qui mettrait en avant une concurrence pour le marché plutôt que la seule concurrence sur le marché, puisque la concurrence pour le marché est naturellement le domaine de l’entrepreneur. Les marchés contestables sont trop fragiles pour nous donner un tel cadre. Mais l’idée fondamentale d’une structure de marché endogène à la théorie des jeux (plutôt que la vieille idée selon laquelle la structure du secteur affecte le comportement qui affecte à son tour la performance) va clairement rester : l’antitrust constitue aujourd’hui essentiellement de la théorie des jeux appliquée. Et une fois que vous avez l’idée de concurrence pour le marché, le modèle théorique qui apparaît alors comme naturel est celui où les entreprises se font concurrence pour innover de façon à chasser les entreprises en place, où les entreprises en place innovent pour se préserver de potentiels entrants et où les profits dépendent à l’équilibre du laps de temps qui s'écoule jusqu’à ce que la firme dominante change : je parle, bien sûr, des modèles néo-schumpétériens d’Aghion et Howitt. Ces modèles, qui constituent toujours une zone très active de recherche, nous permettent finalement de rechercher rigoureusement les récompenses à l’innovation via un modèle complètement néoclassique en ce qui concerne la structure de marché et la fixation des prix.

Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi Baumol n’a pas trouvé que ces modèles néo-schumpétériens étaient le Sacré Graal qu’il recherchait ; dans son dernier livre, il estime qu’ils sont "très puissants", mais qu’ils portent sur d’autres "grandes préoccupations". Il a pu se tromper dans leur interprétation. Il s’avère assez intéressant de donner une seconde lecture soignée du corpus de Baumol sur l’entrepreneuriat et je dois dire que c’est en partie insatisfaisant : les questions qu’il se posait étaient les bonnes, l’expertise théorique qu’il possédait était à la hauteur de la tâche, sa compréhension de l’histoire et des intuitions qualitatives était irréprochable, mais il semble avoir finalement été aussi bloqué par l’idée de l’entrepreneuriat néoclassique endogène que plusieurs autres doyens de notre champ qui ont essayé de modéliser ce problème sans parvenir à élaborer le modèle qu’ils espéraient pouvoir élaborer.

La où Baumol a eu le plus de succès, et c’est inhabituel pour un théoricien dont l’essentiel des contributions les plus connues sont surtout qualitatives, est l’idée de la "maladie des coûts" (cost disease). Le concept vient du travail que Baumol réalisa avec William Bowen (…) sur les problèmes économiques des arts du spectacle. C’est une idée simple : imaginons que la productivité dans l’industrie s’accroisse de 4 % par an, mais que "la production horaire d’un violoniste jouant du Schubert dans une salle de spectacle standard" reste fixe. De façon à attirer les travailleurs dans la musique plutôt que dans l’industrie, les salaires doivent augmenter dans la musique à peu près au même rythme qu’ils s’accroissent dans l’industrie. Mais les coûts sont croissants, alors que la productivité ne l’est pas, et les arts semblent "inefficaces". La même chose s’applique pour l’éducation, la santé et d’autres secteurs nécessairement intensifs en travail. Baumol suggère ainsi que la hausse des coûts dans les secteurs non productifs reflète un changement nécessaire des salaires d’équilibre plutôt que, par exemple, un gâchis croissant. (…) »

Kevin Bryan, « William Baumol: Truly productive entrepreneurship », in A Fine Theorem (blog), 4 mai 2017. Traduit par Martin Anota