« En août 1960, Wolfgang Stolper, un économiste américain travaillant pour le ministère du développement au Nigéria, entreprit un voyage dans une région pauvre au nord du pays (…). Dans ce paysage vierge de commerces, une étrange fleur avait pourtant réussi à sourdre de terre : l’usine Kaduna Textile Mills, qui avait été construite par une entreprise du Lancashire quelques années auparavant et qui employait 1.400 personnes payées l’équivalent de 6,36 euros par jour aux prix actuels. Et pourtant, elle nécessitait des droits de douane s’élevant à 90 % pour être rentable. La main-d’œuvre qualifiée était rare. (…) Ceux qui y travaillaient étaient trop fatigués, trop peu expérimentés ou trop peu éduqués pour maintenir l’état des machines. "La main-d’œuvre africaine est le plus mal payée et la plus chère au monde" s’était plaint Stolper. Il conclut que le Nigéria n’était pas encore prêt pour l’industrie à grande échelle. "Tout secteur qui nécessite des droits de douane élevés appauvrit le pays" (…). Ce n’était pas une idée populaire parmi ses collègues. Mais les idées de Stolper avaient un grand poids. (…) Il aimait "se salir les mains" dans le travail empirique. Et sa carte maîtresse, qui lui permit d’avoir le respect de ses amis et l’oreille de ses supérieurs, était le "théorème Stolper-Samuelson" qui portait son nom.

Ce théorème avait été élaboré vingt ans plus tôt dans un article séminal, réalisé conjointement avec Paul Samuelson, l’un des plus célèbres économistes. Il apporta un nouvel éclairage sur un vieux sujet : la relation entre les tarifs douaniers et les salaires. Sa notoriété et son influence ont été larges et durables (…). Même aujourd’hui, le théorème façonne les débats sur les accords commerciaux comme l’accord de partenariat transpacifique (TPP) entre les Etats-Unis et 11 pays du contour du Pacifique.

L’article était « remarquable », selon Alan Deardorff de l’Université du Michigan, en partie parce qu’il prouvait quelque chose qui était a priori évident chez les profanes : le libre-échange avec des pays à faibles salaires peut nuire aux travailleurs des pays à hauts salaires. Cette complainte qui relève du sens commun avait laissé pendant longtemps les économistes de marbre. Ces deniers soulignaient que le travail peu payé n’est pas nécessairement bon marché, parce que de faibles salaires reflètent une faible productivité, comme l’usine Kaduna Textile Mills le montrait. Le théorème Stolper-Samuelson, cependant, a trouvé "un iota de possible vérité" (comme Samuelson le déclara plus tard) dans l’argument selon lequel les travailleurs des pays riches doivent être protégés du "travail pauvre" payé une misère ailleurs.

Pour comprendre pourquoi ce théorème fit sensation, il est utile de rappeler les vieilles idées qu’il bouscula. Les économistes ont toujours pensé que les tarifs douaniers aidaient les secteurs qui s’en trouvaient abrités. Mais ils pensaient aussi que le libre-échange bénéficiait aux pays dans leur ensemble. David Ricardo a montré en 1817 qu’un pays peut bénéficier de l’ouverture aux échanges, même s’il fait mieux que ses voisins. Un pays qui est le meilleur dans la production de l’ensemble des biens va toujours tirer profit des échanges. Comme le montrait Ricardo, ce pays y gagne s’il importe ce que ses voisins font de "moins pire".

(…) Une vieille analogie peut se révéler éclairante. Supposons que le meilleur avocat en ville soit aussi le meilleur dactylo. Il lui faut seulement dix minutes pour taper un document, mais il faut vingt minutes à sa secrétaire pour faire de même. En ce sens, la saisie coûte moins à l’avocat qu’à la secrétaire. Mais à la place de taper sur son clavier, l’avocat aurait pu exercer son activité d’avocat. Et il peut réaliser bien plus de travail juridique que sa secrétaire ne peut le faire, même si celle-ci dispose de deux fois plus de temps. En ce sens, la saisie lui coûte beaucoup plus. Il est donc rentable que l’avocat se spécialise dans les tâches juridiques et "externalise" la dactylographie.

Dans le modèle de Ricardo, un même secteur peut nécessiter plus de travail dans un pays que dans un autre. Cette différence en termes de productivité du travail est l’un des motifs à l’échange. Un autre repose sur les différences en termes d’offre de travail. Dans certains pays, comme les Etats-Unis, le travail est rare relativement aux montants de terres, de capital ou d’éducation que le pays a accumulés. Les pays diffèrent en fonction de leur combinaison de travail, de terres, de capital, de compétences et d’autres "facteurs de production". Durant les années vingt et les années trente, Eli Heckscher et son étudiant Bertil Ohlin proposèrent un modèle révolution où ces différences dans les dotations factorielles était à l’origine du commerce international. Dans leur modèle, le commerce permet aux pays comme les Etats-Unis d’économiser en main-d’œuvre, en se concentrant sur les activités intensives en capital qui requièrent peu de travail. Les activités qui nécessitent beaucoup de transpiration peuvent peut être laissées aux pays étrangers. De cette manière, le commerce réduit la rareté du travail.

C’était une bonne chose pour le pays, mais était-ce une bonne chose pour les travailleurs ? La rareté est source de valeur. Si le commerce réduit la valeur de rareté des travailleurs, il érode aussi leur pouvoir de négociation. Il est alors possible que le libre-échange réduise la part du revenu national rémunérant les travailleurs. Mais si le commerce accroît aussi ce revenu, la plupart des économistes pensaient qu’il doit tout de même améliorer la situation des travailleurs. En outre, même si la concurrence étrangère déprime les salaires "nominaux", il réduit aussi le prix des biens importés. Selon le profil de leur consommation, le pouvoir d’achat des travailleurs peut alors s’accroître, même si leurs salaires chutent.

Il y avait d’autres raisons pour rester optimiste. Le travail, à la différence du pétrole, des terres arables, des hauts fourneaux et de bien d’autres ressources productives, est nécessaire dans chaque secteur. Donc peu importe comment le tissu sectoriel d’un pays évolue, le travail sera toujours demandé. Au cours du temps, la main-d’œuvre sait également s’adapter. Si le commerce permet à un secteur de se développer et oblige un autre à décliner, les nouveaux travailleurs vont simplement migrer vers les secteurs en essor et tourner le dos aux secteurs en déclin. "A long terme, la classe laborieuse dans son ensemble n’a rien à craindre du commerce international", concluait l’économiste australien Gottfried Haberler en 1936.

Stolper n’en était pas sûr. Il sentait que le modèle d’Ohlin était en désaccord avec Haberler, même si les choses lui restaient imprécises. Stolper fit part de ses doutes à Samuelson, son jeune collègue de Harvard. "Penchons-nous dessus, Wolfie !", lui intima Samuelson.

Le binôme partit d’un exemple simple : une petite économie dotée d’un capital (ou d’une terre) abondant(e), mais d’un travail rare, fabriquant des montres et du blé. Les économistes ont par la suite clarifié l’intuition sous-jacente à leur modèle. Dans un scénario, la fabrication de montres (qui est intensive en travail) est frappée d’un droit de douane de 10 %. Quand celui-ci est abrogé, le prix des montres chute d’un montant similaire. L’industrie, qui ne peut ne plus rester rentable, commence à licencier des travailleurs et à libérer des terres. Quand la poussière retombe, qu’est-ce qui se passe du côté des salaires et des prix du foncier ? Un profane peut supposer qu’ils chutent tous de 10 %, permettant aux fabricants de montres de refaire du profit. Un profane plus clairvoyant peut déclarer que les rentes foncières vont moins chuter que les salaires, dans la mesure où le déclin de l’industrie horlogère libère plus de travail que de terres.

Tous deux risquent d’avoir tort, car ils ignorent ce qui se passe dans le reste de l’économie. En l’occurrence, le prix du blé peut ne pas chuter. Donc si les salaires et les rentes foncières diminuent, les producteurs de blé vont faire plus de profit et étendre leur activité. Puisqu’ils nécessitent plus de terre que de travail, leur expansion pousse davantage les rentes que les salaires à la hausse. Au même instant, la contraction du secteur horloger pousse davantage les salaires que les rentes foncières à la baisse. En raison de ces forces, les salaires chutent de plus de 10 %, tandis que les rentes peuvent au final légèrement augmenter. Cette combinaison de terres légèrement plus chères et de travail moins cher restaure le modus vivendi entre les deux secteurs, stoppant la contraction de l’industrie horlogère et l’expansion des producteurs de blé. Parce que les fermiers nécessitent plus de terres que de travail, une rente foncière légèrement plus élevée les dissuade aussi énergiquement que les plus faibles salaires les attirent. La combinaison restaure aussi les profits des fabricants de montres, parce que le travail moins cher les aide davantage que le prix légèrement plus élevé des terres les affecte. Au final, les salaires ont davantage chuté que le prix des montres et la rente foncière a effectivement augmenté. Il s’ensuit que la situation des travailleurs s’est dégradée. Leur adaptabilité ne va pas les sauver. Et la combinaison de montres et de blé qu’ils achètent n’importe pas.

Stolper, Samuelson et leurs successeurs ont étendu par la suite le théorème à des cas plus compliqués (…). Une version populaire sépare la main-d’œuvre en deux en distinguant les travailleurs qualifiés des travailleurs non qualifiés. Ce genre de distinction permet d’éclairer ce que Stolper observa plus tard au Nigéria, où les travailleurs éduqués étaient des plus rares. Avec un tarif douanier de 90 %, la Kaduna Textile Mills peut se permettre de former les contremaîtres locaux et d’embaucher des techniciens. Sans ces droits douaniers, le Nigéria aurait probablement importé du textile depuis Lancashire. Le libre-échange aurait donc nui au facteur "rare".

Dans les pays riches, les travailleurs qualifiés sont abondants au regard des normes internationales et les travailleurs non qualifiés y sont relativement rares. Comme la mondialisation a progressé, les travailleurs éduqués, diplômés du supérieur, ont pu bénéficier de hausses salariales plus rapides que leurs compères moins éduqués, beaucoup de ces derniers souffrant d’une stagnation des rémunérations réelles. A première vue, cette dynamique des salaires est cohérente avec le théorème Stolper-Samuelson. La mondialisation a nui au "facteur" rare (le travail peu qualifié) et bénéficié au facteur abondant.

Mais si l’on regarde plus finement, l’énigme demeure. Le théorème est incapable d’expliquer pourquoi les travailleurs qualifiés ont également prospéré dans les pays en développement, où ils ne sont pas abondants. Une hypothèse, celle selon laquelle chaque pays produit tout (des montres et du blé), peut aussi amener à exagérer certains dangers de l’ouverture au commerce international. En réalité, les pays vont importer certaines choses qu’ils ne produisent plus et d’autres qu’ils n’ont jamais produites. Les importations ne peuvent nuire à un secteur local qui n’a jamais existé, ni continuer de nuire à un secteur qui a déjà disparu.

D’autres hypothèses du théorème sont également discutables. L’hypothèse selon laquelle les travailleurs se déplacent librement d’un secteur à l’autre ne permet pas de saisir la véritable source de leur malheur. Les importations chinoises n’ont pas poussé les travailleurs de l’industrie américaine vers les secteurs moins intensifs en travail ; elles les ont poussé hors de la population active, selon David Autor et ses coauteurs. Ces derniers soulignent que le "choc chinois" a été concentré dans quelques localités et que les travailleurs qui y furent durement touchés avaient du mal à s’en échapper. Avec la mondialisation, les biens se déplacent désormais facilement d’un pays à l’autre. Mais les travailleurs ne se déplacent pas aussi facilement, même au sein d’un même pays.

L’acclamation du théorème Stolper-Samuelson ne fut ni instantanée, ni même universelle. L’article originel fut rejeté par l’American Economic Review, dont les éditeurs considéraient avoir affaire à "une étude très étroite en théorie formelle". Même Samuelson empoigna prudemment la proposition dans son propre manuel. Après avoir fait savoir que le libre-échange peut détériorer la situation des travailleurs américains, il ajouta un avertissement : "Bien qu’ils admettent cela comme une vague possibilité théorique, la plupart des économistes sont toujours enclins à penser que son grain de vérité est atténué par d’autres considérations, plus réalistes". Qu’en pensait Stolper ? Ce vétéran de la pratique et de la théorie économiques n’était pas un esclave du formalisme, ni aveuglé par des "considérations réalistes". En effet, au Nigéria, Stolper comprit qu’il pouvait plus facilement "mettre en suspens la théorie" que certains de ses collègues politisés (peut-être parce que la théorie leur a été révélée, parce qu’ils ne l’ont pas élaborée). Il était néanmoins convaincu que l’article méritait toute l’agitation qu’il avait suscitée. Il avait un jour déclaré qu’il écrirait un autre comme celui-ci. (…) Il n’écrivit jamais un aussi bon article. Peu de personnes ont réussi à le faire. »

The Economist, « Tariffs and wages. An inconvenient iota of truth », 6 août 2016. Traduit par Martin Anota