« L’essor du populisme a amené à se poser des questions fondamentales pour les démocraties avancées à travers le monde. Peut-être que la plus grosse question est de savoir pourquoi il a émergé. Certaines analyses mettent en avant des explications économiques. Les Américains qui se laissèrent séduire par les discours nationalistes de Donald Trump et les électeurs britanniques qui approuvèrent la sortie de l’Union européenne aurait été frustrés par les destructions d’emplois provoquées par la mondialisation. Et cette anxiété les a rendus vulnérables aux politiciens qui leur promettaient de leur rendre leur puissance économique.

Le politiste Yotam Margalit ne pense pas que ce soit la bonne explication. Il estime que les changements culturels de long terme, comme l’accroissement de la diversité ethnique et l’urbanisation, sont de plus gros facteurs derrière l’attrait populiste. Ces changements ont alimenté les ressentiments parmi certains groupes qui menacent de saper la démocratie libérale. Margalit a récemment parlé avec Chris Fleisher de l’American Economic Association à propos de l’essor du populisme, de l’enchevêtrement des facteurs économiques et culturels à sa source et de la possibilité de faire ou non quelque chose pour y répondre. (…)

Fleisher : Qu’entendez-vous par populisme ?

Margalit : Je dirais que le populisme se caractérise avant tout et essentiellement par sa prétention à représenter la volonté du peuple versus les "autres", et que ces derniers désignent souvent une élite corrompue agissant dans son seul intérêt. Les populistes remettent en cause l’emplacement du pouvoir et l’autorité de l’Etat et affirment que la seule source légitime d’autorité politique et morale est celle qui repose sur le peuple. Les populistes tendent à affirmer que l’essentiel des maux politiques auxquels la nation fait face ont des solutions évidentes et que le bon sens du peuple est le mieux à même à traiter ces maux que les idées des prétendus experts : les responsables élus, les juges ou les scientifiques. Et la raison expliquant pourquoi le bon sens du peuple n’a pas été utilisé, selon les populistes, tient à l’intérêt propre des élites politiques corrompues.

Fleisher : En ce qui concerne les raisons derrière l’essor du populisme, les explications tendent à se regrouper en deux catégories : les premières sont d’ordre économique et les secondes d’ordre culturel. Selon vous, que se passe-t-il ?

Margalit : Il peut être opportun de définir très largement ce qu’est le récit de l’insécurité économique. Dans l’ensemble, les différents universitaires et les différentes études se focalisent sur différents facteurs causaux, mais le récit général est qu’un certain développement (que ce soit la mondialisation, les chocs commerciaux, l’immigration, le changement technologique ou la crise financière) a bouleversé les marchés du travail, généré de fortes perturbations et, par conséquent, provoqué une insécurité économique généralisée. Je pense qu’il y a certainement une part de vérité dans cette vision des choses, mais (…) je pense que ce raisonnement est très incomplet. Je pense que l’explication culturelle est plus proche de la vérité que celle mettant en avant les facteurs économiques (…).

Fleisher : L’une des explications populaires de la victoire de Trump aux présidentielles est qu’il a été capable de casser le "mur bleu" (Blue Wall) dans des Etats comme la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan, et que c’est son attrait pour les perdants de la mondialisation qui lui a permis de rafler ces Etats. Et il y a certaines études qui semblent soutenir cette théorie. Vous ne pensez pas que ce soit nécessairement le cas. Qu’est-ce qui, selon vous, explique ce phénomène ?

Margalit : J’ai une petite correction à faire ici. Je pense que les études auxquelles vous vous référez sont en fait correctes et qu’il y a des raisons de penser que le comportement électoral à la marge de certains perdants de la mondialisation, en particulier dans certains "swing States", a contribué à pousser Trump vers le sommet et à la victoire. Mais selon moi (…), nous télescopons deux choses, que je vais qualifier respectivement de portée en termes de résultats et de portée explicative.

La victoire de Trump et le vote du Brexit se sont joués à quelques voix près. Dans le cas du référendum du Brexit, nous parlons d’une marge de moins de 4 points de pourcentage. Dans le cas de Trump et du référendum du Brexit, il y a des analyses qui nous montrent qu’une partie de l’impact de la mondialisation et en particulier l’exposition aux importations chinoises ont déstabilisé certains groupes et contribué à expliquer quelques points de pourcentage des deux scrutins. Dans le cas du Brexit, cela a suffi pour faire gagner le "Leave". J’affirme que la portée en termes de résultats, en l’occurrence la transformation d’un échec en une victoire, est très élevée. Pourtant, le phénomène global que nous voulons expliquer est pourquoi 52 % de l’électorat britannique s’est finalement réveillé le matin du référendum pour aller voter en faveur d’une sortie de l’Union européenne. Le basculement de quelques points de pourcentage ne suffit pas à expliquer pourquoi une grande partie de la population britannique a voté pour le Brexit ou, dans le cas américain, pourquoi une grande partie de la population a voté Trump.

Fleisher : L’immigration est apparue fréquemment dans nombre de ces appels populistes. Pouvez-vous expliquer la position centrale de l’immigration dans de nombreux appels populistes ?

Margalit : L’immigration est réellement importante pour notre sujet ici parce qu’elle est souvent le thème le plus saillant pour les partis et électeurs populistes (…). Je pense que nous devons distinguer entre deux questions très différentes. L’une est de savoir si l’immigration elle-même est impulsée par des facteurs économiques et la seconde est de savoir si l’effet économique de l’immigration, réel ou perçu, est une cause majeure du vote populiste. Si la réponse à la deuxième question est positive, la question est alors de savoir si cela tient à l’effet de l’immigration sur le marché du travail ou bien aux répercussions budgétaires de celle-ci.

Concernant la première question, je pense que les analyses empiriques suggèrent plutôt que l’immigration, en particulier en Occident, est essentiellement impulsée par des forces économiques, en l’occurrence la pauvreté, les amples écarts de salaires, et ainsi de suite. Mais en ce qui concerne la seconde question, les analyses empiriques indiquent clairement que les inquiétudes des électeurs en Occident au regard de l’immigration ont peu à voir avec son impact sur leur situation économique ou leur niveau d’insécurité économique. Donc, je pense que l’immigration est souvent une inquiétude majeure pour les électeurs populistes, mais j’estime que la traiter comme un moteur économique du populisme est trompeur dans la mesure où nous voyons dans les analyses empiriques que les électeurs populistes inquiets à propos de l’immigration ne nourrissent pas vraiment d’inquiétude à propos des effets économiques que celle-ci peut avoir sur leur situation économique.

Fleisher : Pouvez-vous expliquer quels genres de facteurs culturels croyez-vous à la source de cet essor du populisme ?

Margalit : Les changements sociaux de long terme sont cruciaux pour comprendre le ressentiment derrière l’essentiel de l’attrait populiste. L’idée ici est que les changements structuraux et l’élargissement de l’accès à une plus grande éducation, l’urbanisation, l’accroissement de la diversité ethnique, ont mené progressivement à de significatifs changements culturels. Parmi certains segments de la population, (…) ces changements sociétaux et ce qui est perçu comme un abandon des valeurs sociales traditionnelles ont généré un profond sentiment de ressentiment.

Si nous ajoutons à cela une hausse de l’exposition aux influences étrangères comme conséquence de la mondialisation, les effets de l’immigration, cela a davantage exacerbé la sensation d’une menace culturelle et démographique. En combinaison avec ce changement générationnel graduel, nous avons ici des majorités auparavant prédominantes qui ont de plus en plus eu l’impression de voir leur statut social s’éroder et ces segments de l’électorat sont ceux qui sont en définitif vulnérables à la nostalgie populiste pour un certain âge d’or révolu au cours duquel il y avait supposément une homogénéité culturelle et une forte identité nationale et au cours duquel, pensent-ils, les valeurs traditionnelles prévalaient.

Je pense qu’il est important de souligner aussi que ce récit culturel n’écarte pas l’idée que les facteurs économiques aient pu jouer un rôle. Au-delà de l’impact des causes économiques que j’ai précédemment évoquées, que ce soit le commerce international, l’immigration ou l’automatisation, les périodes de difficultés économiques tendent à saper la confiance quant à la compétence des élites et à alimenter la défiance populaire à leur égard. Donc, il est par conséquent très probable que des choses comme la crise financière aient en effet contribué à la vague populiste. Mais étant donné la faible association empirique entre ces mesures de l’insécurité économique et le soutien en faveur du populisme, je pense que nous devrions considérer que la crise financière constitue davantage une sorte d’étincelle qu’une cause profonde du soutien généralisé en faveur du populisme.

Fleisher : Considérez-vous que le populisme constitue une menace pour la démocratie ?

Margalit : Je pense qu’il en constitue une. (…) L’idée que le peuple ait décidé, que la voix du peuple soit ce qui importe et que la voix du peuple n’est souvent qu’une simple majorité sape plusieurs protections dont nous disposons dans une démocratie libérale et qui sont conçues pour protéger les minorités et groupes désavantagés qui ne sont pas toujours une priorité pour la majorité. Nous le voyons dans plusieurs pays où nous avons des hommes forts au pouvoir qui essayent de rallier leur base en alimentant le ressentiment envers certains groupes, certains groupes désavantagés, certaines minorités. Avec ce genre de tentation majoritaire si forte parmi ces populistes, dans ce sens, je pense que c’est réellement une menace pour nos valeurs démocratiques et en particulier pour la protection de divers groupes désavantagés et plusieurs minorités.

Fleisher : Donc, si les racines profondes du populisme ne sont pas économiques, qu’est-ce que les responsables politiques pour faire pour atténuer la demande de partis populistes ?

Margalit : C’est une très bonne question. (…) Je pense qu’il y a un fort attrait pour une focalisation sur les facteurs économiques parce qu’ils sont plus faciles à mesurer et qu’il est attrayant d’avoir quelque chose de facile à mesurer et à quantifier, contrairement aux explications culturelles qui sont plus légères et plus difficiles à mesurer. L’autre facteur est que l’explication économique nous donne une idée de catalogue de réponses politiques qui nous aideraient à contrer cette vague populiste. Certaines des propositions qui ont été mises en avant (comme le renforcement des protections des travailleurs, les efforts pour réduire les inégalités, le revenu de base universel, le renforcement des programmes de formation pour les perdants du commerce et de la mondialisation) sont bonnes, notamment en soi. Je pense par contre que nous devons être très prudents lorsque nous affirmons que ces politiques auront un impact significatif pour contrer le ressentiment populiste.

Certaines des choses sur lesquelles nous devons nous focaliser sont de nature culturelle. Donc, aider à intégrer les immigrés, certains aspects de l’investissement dans les communautés, en particulier dans les communautés qui sont dans les campagnes, et aider à construire certaines de ces zones où nous voyons ce type de ressentiment se manifester et se transformer en un plus fort soutien populiste. Ces choses sont bien plus troubles, mais le fait qu’elles soient plus troubles et difficiles ne signifie pas qu’elles ne sont pas les choses sur lesquelles nous devons nous concentrer. Je pense que le véritable défi est de trouver des façons de comprendre ce sur quoi portent ces griefs culturels et essayer de trouver des façons intelligentes de les apaiser et de les alléger. C’est un dur défi, mais je pense qu’il est nécessaire de s’y attaquer. »

Chris Fleisher, « Populism's rise », in American Economic Association, Research Highlights, 14 octobre 2020. Traduit par Martin Anota



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