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Tag - abenomics

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jeudi 18 août 2016

L'économie japonaise et les flèches de l'abenomics



Diagnostic du problème japonais


« (…) J’ai pensé que ce serait une bonne idée d’actualiser ce que je pense du Japon. En l’occurrence, je cherche ici non pas à déterminer si l’abenomics fonctionne ou fonctionnera (…), mais plutôt à éclairer quelle est la nature courante du problème japonais.

C’est un peu égocentrique, mais je trouve utile d’entrer dans le sujet en me demandant ce que je changerais par rapport à ce que j’ai dit dans mon article de 1998 sur la trappe à liquidité japonaise. Hey, ce fut l’une de mes meilleures analyses et elle demeure encore pertinente sur bien des points. Mais le Japon et le monde semblent différents aujourd’hui et essayer de saisir cette différence peut aider à clarifier la question. Il me semble qu’il y a deux différences cruciales entre alors et aujourd’hui. Premièrement, le problème économique immédiat n’est plus celui de stimuler une économie déprimée, mais plutôt de sevrer l’économie du soutien budgétaire. Deuxièmement, le problème auquel est confrontée la politique monétaire est plus difficile qu’il ne le semblait alors, parce que l’insuffisance de demande globale semble être une condition essentiellement permanente.

En 1998, le Japon était au milieu de sa décennie perdue : même s’il n’avait pas souffert d’une sévère contraction, il avait stagné suffisamment longtemps pour que l’on puisse croire que sa production opérait bien en-deçà de son niveau potentiel. Ce n’est cependant plus le cas. L’économie japonaise a crû lentement au cours du dernier quart de siècle, mais essentiellement en raison de sa démographie. La production par adulte en âge de travailler du Japon a crû plus rapidement que celle des Etats-Unis depuis 2000 et à cet instant les taux de croissance sur 25 ans semblent similaires (et le Japon a réalisé de meilleures performances que l’Europe) :

GRAPHIQUE 1 PIB par adulte en âge de travailler au Japon et aux Etats-Unis

Paul_Krugman__Japon_Etats-Unis__PIB_par_adulte_en_age_de_travailler.png

Nous pouvons même nous demander si le Japon ne serait pas plus proche de la production potentielle que les autres pays développés ne le sont. Donc si le Japon n’est pas profondément déprimé à cet instant, pourquoi est-ce que la faible inflation (ou la déflation) pose un problème ? La réponse, à mon sens, est largement budgétaire. Les niveaux de production et d’emploi relativement sains du Japon dépendent d’une poursuite du soutien budgétaire. Le Japon continue de générer de larges déficits budgétaires, ce qui signifie pour une économie à faible croissance que le ratio dette publique sur PIB est sur une trajectoire croissante :

GRAPHIQUE 2 Solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture au Japon, aux Etats-Unis et en zone euro (en % du PIB)

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Jusqu’à présent, cela n’a provoqué aucun problème et la situation du Japon est clairement meilleure que s’il avait cherché à équilibrer son Budget. Mais même ceux d’entre nous qui croient que les risques de déficits ont été largement exagérés aimeraient voir le ratio de dette publique se stabiliser et enfin décliner. (…) Sous les conditions actuelles, avec des taux directeurs collés à zéro, le Japon n’a pas la capacité à compenser les effets de la consolidation budgétaire avec l’expansion monétaire. La principale raison justifiant d’accroître l’inflation est que cela permettrait de réduire plus amplement les taux d’intérêt réels qu’il n’est possible de le faire avec une inflation faible ou négative, permettant à la politique monétaire de prendre la relève sur la politique budgétaire. J’ajouterais aussi une considération secondaire : le fait que les taux d’intérêt réels soient en effet maintenus à un niveau trop élevés en raison d’une inflation insuffisante, malgré que les taux directeurs soient à la borne inférieure zéro, signifie aussi que les dynamiques de la dette pour tout niveau de déficit budgétaire sont pires que ce qu’elles seraient sinon. Donc accroître l’inflation permettrait de procéder à l’ajustement budgétaire et de réduire la taille de l’ajustement nécessaire. Mais que faudrait-il faire pour accroître l’inflation ?

En 1998, quand j’essayais je fondais ma réflexion sur le concept de trappe à liquidité, j’ai utilisé une simplification stratégique : je pensais que le niveau courant du taux d’intérêt naturel (wicksellien) était alors négatif au Japon, mais que ce taux retournerait à un niveau normal, positif à une certaine date future. Cette hypothèse fournit une façon habile pour être cohérent avec l’idée que l’accroissement de l’offre de monnaie doit finir par accroître les prix par un montant proportionnel ; il était facile de montrer que cette proposition s’appliquait seulement si l’accroissement monétaire était perçu comme permanent, si bien que la trappe à liquidité devenait un problème d’anticipations. L’approche suggérait aussi que la politique monétaire serait efficace si elle était perçue comme crédible, que si la banque centrale pouvait "promettre de façon crédible d’être irresponsable", elle pourrait parvenir à stimuler l’activité même dans une trappe à liquidité. Mais quelle est cette future période de normalité wicksellienne dont nous parlons ? Le Japon a une démographie incroyablement défavorable :

GRAPHIQUE 3 Nombre de Japonais âgés entre 15 et 64 ans

Paul_Krugman__Japon__Nombre_de_Japonais_ages_entre_15_et_64_ans__Martin_Anota_.png

Et cela fait du Japon un candidat privilégié pour la stagnation séculaire. Et gardez en esprit que les taux ont été très faibles pendant deux décennies, les déficits budgétaires ont été élevés sur l’ensemble de la période et à aucun moment il n’y a eu un début de surchauffe. Le Japon semble être une économie dans laquelle un taux wicksellien négatif est une condition plus ou moins permanente. Si c’est la réalité, même promettre de façon crédible d’être irresponsable peut ne pas changer grand-chose : si personne ne croit que l’inflation va accélérer, elle ne le fera pas. La seule manière d’être sûr que l’inflation augmente est d’accompagner le changement de régime monétaire d’une véritable relance budgétaire. Et cela suggère à son tour quelque chose de contrintuitif : même si le but de l’accélération de l’inflation est en grande partie de générer une marge de manœuvre pour consolider les finances publiques, la première partie de cette stratégie passe par l’expansion budgétaire. Cela n’est pas du tout un paradoxe, mais c’est suffisamment non conventionnel pour désinciter à le faire en pratique (…).

Supposons (…) que nous puissions le faire. A quel niveau le Japon devrait-il fixer sa cible d’inflation ? Il faudrait qu’elle soit suffisamment haute pour que la banque centrale puisse suffisamment réduire les taux d’intérêt réels pour maintenir la pleine utilisation des capacités lorsque la consolidation budgétaire débutera. Et c’est vraiment, vraiment difficile de croire qu’une inflation de 2 % sera suffisamment haute. Cette observation suggère que, même dans le meilleur des cas, le Japon peut faire face à une "trappe à timidité". Supposons que les autorités convainquent le public qu’elles parviendront vraiment à atteindre une inflation de 2 % ; ensuite elles s’engagent dans une consolidation budgétaire, l’économie se contracte alors et l’inflation chute en-deçà de 2 %. A ce point l’ensemble du projet s’écroule et la crédibilité des autorités risque d’être tellement effritée qu’il sera bien plus difficile d’essayer à nouveau. Ce dont le Japon a besoin (et le reste des pays développés peuvent avoir intérêt à emprunter également cette voie), c’est une politique réellement agressive, utilisant la politique monétaire et la politique budgétaire, mais aussi de fixer la cible d’inflation suffisamment haute pour qu’elle soit soutenable. Cela nécessite d’atteindre la vitesse d’évasion. Et l’abenomics a beau avoir été une surprise inespérée, il est loin d’être certain qu’elle soit suffisamment agressive pour que le Japon s’en sorte. »

Paul Krugman, « Rethinking Japan », in The Conscience of a Liberal (blog), 20 octobre 2015. Traduit par Martin Anota



L'une des flèches de l'abenomics n'a pas été tirée


« Quelques chiffres décevants sur le PIB japonais sont publiés et les usual suspects en profitent dénoncer l’abenomics et appeler à la mise en œuvre de réformes structurelles, l’élixir universel. Et les preuves empiriques confirmant que la réforme structurelle est la réponse sont…

Ce que je crois être la véritable leçon de l’abenomics jusqu’à présent, ce sont les limites de la politique monétaire. Il devait y avoir "trois flèches" : l’assouplissement monétaire, l’expansion budgétaire et, oui, les réformes structurelles. Mais seule la flèche monétaire a été décochée. Voici les estimations du FMI du solde primaire structurel, une mesure approximative de l’orientation globale de la politique budgétaire (la politique budgétaire étant d’autant plus expansionniste que les déficits sont importants) :

GRAPHIQUE 4 Solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture (en % du PIB potentiel)

Paul_Krugman__Japon__Solde_primaire_ajuste_en_fonction_de_la_conjoncture.png

Globalement, la politique budgétaire au Japon est en fait devenue plus restrictive et non plus accommodante depuis que le programme de l’abenomics a été lancé, principalement à causse du relèvement de la taxe sur la consommation. Les autres mesures ne compensent pas beaucoup celle-ci. Donc tout le poids repose sur la politique monétaire non conventionnelle, qui a réussi à déprimer le yen et à pousser les cours boursiers à la hausse, mais qui n’a pas suffi pour générer un boom de l’activité ou une hausse de l’inflation. Et cela se révèle être insuffisant, tout comme les actions de la BCE se révèlent insuffisantes sans soutien budgétaire. Oubliez pour l’instant la troisième flèche ; ce dont nous avons besoin, c’est de la deuxième. »

Paul Krugman, « Abenomics and the single arrow », in The Conscience of a Liberal (blog), 15 août 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La politique budgétaire est-elle efficace au Japon ? »

« Quelle est l’efficacité de l’Abenomics ? »

samedi 19 octobre 2013

Abenomics : des risques après les premiers succès

abenomics_shinzo_abe_japon.jpg

« L’abenomics est un ensemble de mesures ambitieuses de politique économique annoncé par le Japon en décembre 2012 qui comporte trois principaux éléments, qualifiés de "flèches" : un assouplissement monétaire, une gestion budgétaire flexible et des réformes structurelles. Les objectifs sont de mettre fin à la déflation, d’accélérer durablement la croissance et d’inverser la tendance à la hausse de la dette publique. Cette initiative a déjà amélioré les perspectives à court terme, mais les anticipations d’inflation à moyen terme restent sensiblement inférieures à 2 %, ce qui indique un risque de non réalisation de cet objectif en 2015 en l’absence d’une stimulation supplémentaire.

Or, celle-ci pourrait compromettre la réalisation des autres objectifs et l’atténuation indispensable de la vulnérabilité des finances publiques. L’encadré analyse les aléas de l’abenomics et présente leurs résultats actuels. Il y a deux leçons principales. D’abord, une application intégrale et dans les délais des trois flèches conditionne le respect des objectifs généraux. Ensuite, des réformes structurelles sont absolument nécessaires pour créer les conditions permettant de porter l’inflation à 2 %.

La première flèche est un nouvel assouplissement monétaire quantitatif et qualitatif au moyen duquel la Banque du Japon cherche à arrêter la déflation et à réaliser son objectif d’inflation de 2 % en 2015. La seconde flèche est une politique budgétaire flexible : 1) de nouvelles dépenses en 2013–14, représentant 1,4 point de PIB et financées par endettement; 2) un assainissement à partir de 2014 pour diminuer de moitié le déficit primaire pendant l’exercice 2015, par rapport à son niveau de 6,6 % du PIB en 2010, et dégager un excédent primaire en 2020. La troisième flèche est un ensemble de réformes structurelles dans le cadre d’une stratégie de croissance destinée à stimuler l’investissement, l’emploi et la productivité.

Le nouveau dispositif a eu un effet immédiat sur le marché financier. De décembre 2012 à juin 2013, l’indice boursier Nikkei a augmenté de quelque 30 % et le taux de change effectif réel s’est déprécié de 17 %. Les rendements obligataires sont tombés brièvement à des points bas historiques, mais se sont ensuite légèrement redressés. Il a déjà accéléré la croissance et amélioré les perspectives à court terme. Selon les estimations du FMI, il explique entre le tiers et la moitié de la progression de 3,9 % du PIB (en taux annuel corrigé des variations saisonnières) au premier semestre de 2013, après deux trimestres de croissance négative ou faible. L’incidence totale sur la croissance du PIB réel pour l’ensemble de l’année serait de l’ordre d’1,3 point. On estime que l’effet de richesse résultant de la hausse des actions ferait augmenter la consommation et la production de respectivement 0,3 % et 0,2 % environ. La dépréciation du taux de change expliquerait 0,4 point de hausse de la production, le reste provenant d’autres canaux. Au vu de ces évolutions, les projections de référence des Perspectives de l’économie mondiale intègrent les effets d’un assouplissement monétaire agressif et des ajustements attendus de la politique budgétaire jusqu’en 2015.

GRAPHIQUE Les anticipations d’inflation au Japon (variation en pourcentage sur un an)

japon__abenomics__anticipations_d__inflation__2013__FMI__2.png

Malgré ces résultats, le succès à plus long terme de l’abenomics n’est pas garanti, notamment en ce qui concerne l’accélération de l’inflation. Bien que les anticipations d’inflation à moyen terme aient augmenté, elles demeurent inférieures à l’objectif de 2 % (cf. graphique). Dans un contexte de désinflation, leur ajustement est souvent lent, en particulier lorsqu’il s’accompagne d’une faible croissance et d’un chômage élevé. De même, les salaires nominaux n’ont pas encore commencé à augmenter, ce qui n’est pas surprenant compte tenu des délais dus aux contrats en vigueur et d’autres facteurs.

La grande question est de savoir si le Japon va parvenir à l’accélération durable de la croissance probablement nécessaire pour vaincre la déflation. Dans le cas contraire, et si les anticipations d’inflation ne s’élèvent pas plus, il faudra davantage de stimulation. En supposant qu’il y ait peu de marge sur le plan de la politique monétaire, on devra prendre de nouvelles mesures budgétaires. Il faut pour cela qu’il existe une marge et il n’y en a guère pour appliquer l’abenomics. La majoration de la taxe sur la consommation en deux étapes (2014 et 2015), envisagée avant l’application du nouveau dispositif, est essentielle pour contenir la vulnérabilité budgétaire.

Mais elle risque d’être défavorable à la croissance et aux anticipations d’inflation — même si l’activité est censée rester bien orientée grâce à la reprise de l’investissement privé et au caractère assez limité du multiplicateur de la TVA — retardant la réalisation de l’objectif d’inflation. Un net ralentissement de la croissance pourrait nécessiter des mesures budgétaires de soutien (par exemple des transferts ciblés à caractère temporaire) à condition qu’elles s’accompagnent d’un plan à moyen terme crédible assurant la viabilité budgétaire. (…)

Les autorités doivent être prêtes à prendre d’autres mesures de relance pour atteindre l’objectif d’inflation de 2 %. (…) Cela pourrait augmenter le risque associés à l’abenomics, une mise en œuvre intégrale et dans les délais des trois flèches conditionnant l’atténuation de ces risques. Enfin, l’analyse fait bien apparaître que les trois flèches sont étroitement liées. Des réformes structurelles (par exemple, le relèvement de l’âge de la retraite et du taux d’activité des femmes ainsi que des mesures destinées à augmenter les gains de productivité) sont nécessaires pour renforcer la croissance à long terme et assurer la viabilité des finances publiques. Celle-ci s’impose pour dégager une marge d’action budgétaire permettant d’aider la politique monétaire, contrainte par le plancher des taux d’intérêt nuls, et prévenir une envolée des taux à long terme. L’assouplissement de la politique monétaire est nécessaire à l’abaissement des taux d’intérêt réels, destiné à stimuler la croissance et à réaliser le nouvel objectif d’inflation, ce qui contribuera aussi à la viabilité des finances publiques. Le fait que l’assainissement budgétaire doive éventuellement être retardé pour conserver une croissance élevée pendant un certain temps montre bien l’avantage de "verrouiller" les progrès budgétaires à plus long terme en réformant à court terme les droits à prestation. À cet égard, le relèvement de l’âge de la retraite et les réformes destinées à contenir les dépenses de santé paraissent indispensables. Enfin, l’analyse laisse penser qu’à court terme, des plans d’urgence prévoyant plus de relance monétaire non conventionnelle seraient utiles compte tenu des faiblesses sur le plan budgétaire. »

FMI, « Abenomics : des risques après les premiers succès ? », Perspectives de l’économie mondiale, octobre 2013.


aller plus loin… lire « L’expérience japonaise au prisme de la Grande Dépression » et « Dette publique et réformes budgétaires au Japon »