Comment distinguer les accords commerciaux qui sapent les principes démocratiques de ceux qui ne le font pas


« J’ai parlé dans un précédent billet consacré au Brexit de la façon par laquelle réfléchir aux accords internationaux et aux contraintes qu’ils imposent à l’action publique en termes de légitimité démocratique. Puisque cette question est pertinente dans bien d’autres cas que le seul Brexit, j’ai davantage développé mes idées ci-dessous. Le point fondamental que j’aborde est celui-ci : le fait qu’une règle internationale soit négociée et acceptée par un gouvernement élu démocratiquement ne rend pas en soi cette règle démocratiquement légitime.

L’argument optimiste a été le mieux formulé par les politistes Robert Keohane, Stephen Macedo et Andrew Moravcsik. Ces derniers soulignent qu’il y a diverses façons par lesquelles les règles mondiales peuvent améliorer la démocratie, un processus qu’ils qualifient de "multilatéralisme améliorateur de la démocratie" (democracy enhancing multilateralism). Les démocraties ont divers mécanismes pour restreindre l’autonomie ou la marge de manœuvre en termes de politique économique pour les responsables politiques. Par exemple, les parlements démocratiquement élus délèguent souvent leur pouvoir à des organismes autonomes indépendants ou quasi-indépendants. Les banques centrales sont souvent indépendantes et il y a divers autres types de contrepoids dans les démocraties constitutionnelles. De même, les règles mondiales, peuvent permettre aux démocraties nationales d’atteindre plus facilement les objectifs qu’elles poursuivent même si elles impliquent certaines restrictions en termes d’autonomie. Keohane et ses coauteurs discutent de trois mécanismes spécifiques : les règles mondiales peuvent améliorer la démocratie en contrebalançant les fractions, en protégeant les droits des minorités ou encore en améliorant la qualité de la délibération démocratique.

Cependant, ce n’est pas parce que la mondialisation peut améliorer la démocratie qu’elle le fait forcément. En fait, il y a plusieurs manières par lesquelles la gouvernance mondiale fonctionne de façon assez opposée à ce qui est décrit par Keohane et ses coauteurs. Les règles anti-dumping, par exemple, répondent aux intérêts protectionnistes. Les règles sur les droits de propriété intellectuelle et les copyrights ont privilégié les sociétés pharmaceutiques et Disney au détriment de l’intérêt général. De même, il y a plusieurs façons par lesquelles la mondialisation nuit et non améliore la qualité de la délibération démocratique. Par exemple, les accords commerciaux préférentiels ou multilatéraux sont souvent simplement approuvés ou rejetés dans les Parlements nationaux avec peu de discussion, simplement au motif qu’ils sont des accords internationaux. Les règles mondiales qui favorisent la mondialisation et les règles mondiales qui favorisent la démocratie peuvent être les mêmes, mais ce n’est pas forcément le cas.

Plus largement, les engagements internationaux peuvent être utilisés pour lier les mains des gouvernements aussi bien de façon légitime que de façon illégitime. La discipline externe peut être atteinte dans deux genres de cadres différents, or l’un de ces cadres est bien plus défendable sur le plan de la délégation démocratique traditionnelle que l’autre.

Considérons le cas où le gouvernement fait face à un problème d’incohérence temporelle. Ce serait par exemple le cas s’il s’engage au libre-échange ou à l’équilibre budgétaire, mais réalise qu’il ne saura pas résister aux pressions et risque ainsi de s’écarter de ce qui était ex ante la politique optimale. Donc il choisit de se lier les mains via la discipline externe. De cette façon, lorsque les protectionnistes et les grands dépensiers pointent le bout de leur nez, le gouvernement dit : "Désolé, l’OMC ou le FMI ne va pas me permettre de le faire". Tout le monde voit sa situation s’améliorer, mis à part les lobbyistes et les intérêts particuliers. C’est le bon genre de délégation et de discipline externe.

Maintenant, considérons le second type de cadre. Ici, le gouvernement craint non pas ses propres décisions futures, mais ses futurs opposants : le parti (ou les partis) de l’opposition. Ce dernier peut avoir des conceptions très différentes en ce qui concerne la politique économique, si bien que s’il sort victorieux des élections suivantes, il risque de choisir de réorienter la politique économique. Maintenant, lorsque le gouvernement en place participe à un accord international, il peut le faire pour lier les mains de ses opposants. Du point de vue du bien-être ex ante, cette stratégie est bien moins recommandable. Le futur gouvernement peut avoir de meilleures ou de plus mauvaises idées à propos de la politique économique que le gouvernement en place et il n’est pas certain que restreindre sa marge de manœuvre soit un résultat gagnant-gagnant. Ce genre de discipline externe a bien moins de légitimité démocratique parce qu’elle privilégie, une fois encore, un ensemble particulier d’intérêts au détriment des autres. »

Dani Rodrik, « How to tell apart trade agreements that undermine democratic principles from those that don't », 22 octobre 2016. Traduit par Martin Anota



Le grain de sable wallon


« Il semble que la Wallonie ait mis un sacré grain de sable dans les rouages de l’accord commercial entre l’UE et le Canada (CETA) en opposant son veto à ce dernier. Selon The Economist, les raison "sont difficiles à comprendre".

Eh bien, oui et non. Le Canada est l’un des partenaires commerciaux les plus progressifs que vous pourriez espérer avoir et il est difficile de croire que les revenus ou les valeurs de la Wallonie s’en trouvent menacés. Mais il y a clairement quelque chose de plus important que les spécificités de cet accord qui soient en jeu ici. Au lieu de décrier la stupidité et l’ignorance des gens qui rejettent les négociations commerciales, nous devrions essayer de comprendre pourquoi de telles négociations perdent en légitimité en premier lieu. J’ai attribué une grande partie du blâme sur les élites orthodoxes et les technocrates commerciaux qui se moquent des inquiétudes des gens ordinaires à propos des précédents accords commerciaux.

Les élites portent peu d’importance aux inquiétudes distributionnelles, alors même qu’elles se révélèrent être significatives pour les communautés les plus directement affectées. Elles ont survendu les gains agrégés des négociations commerciaux, alors même qu’ils sont modestes depuis au moins l’ALENA. Ils ont affirmé que la souveraineté ne serait pas réduite et pourtant cela fut clairement le cas dans plusieurs domaines. Ils affirmèrent que les principes démocratiques ne seraient pas sapés, alors même qu’ils le sont en certains endroits. Ils ont dit qu’il n’y aurait pas de dumping social, alors même qu’il y en a par moments. Ils présentèrent les négociations commerciales (et continuent de le faire) comme des accords de "libre échange", alors même qu’Adam Smith et David Ricardo se retourneraient dans leur tombe s’ils apprenaient, par exemple, ce qu’il y a dans les chapitres de l’accord de partenariat transpacifique (TPP).

Parce que les mérites tant vantés du commerce international ne se sont pas toujours concrétisés et que les élites ne prêtèrent aucune oreille aux mises en garde, le commerce se retrouve désormais associé à toutes sortes de maux, même quand il ne le mérite pas. Si les démagogues et les nativistes qui enchaînent les affirmations absurdes à propos du commerce ont un auditoire de plus en plus large, ce sont les meneurs du commerce qui méritent une grande partie du blâme.

Une dernière chose. L’opposition aux négociations commerciales ne concerne pas seulement les pertes en revenu. Le remède standard qu’est l’indemnisation ne suffira pas, même s’il est correctement assuré. C’est à propos de l’équité, de la perte de contrôle et de la perte de crédibilité des élites. Cela nuit à la cause du commerce de prétendre le contraire. »

Dani Rodrik, « The Walloon mouse », 22 octobre 2016. Traduit par Martin Anota