« Les titans des nouvelles technologies comme Amazon, Google, Facebook et Apple dominent leurs marchés respectifs et sont de plus en plus puissants. Maintenant, un chœur de critiques appelle à les démanteler. Nous avions connu un tel contexte par le passé. Il y a plus d’un siècle, c’était la Standard Oil qui fut accusée de pratiques anticoncurrentielles. Ensuite, il y a eu le secteur du conditionnement de viande, celui de la production de métal et celui des télécommunications. Chaque phase présenta des questions uniques à propos de la façon d’agir face aux sociétés puissantes. Naomi Lamoreaux pense qu’il est utile de revisiter cette histoire.

AEA : Quelles leçons l’histoire des entreprises comme la Standard Oil pourraient nous être utiles aujourd’hui ?

Naomi Lamoreaux : Il s’agissait d’entreprises très très grandes et elles suscitaient des craintes qui ressemblent à celles que suscitent les grandes entreprises aujourd’hui : des craintes à propos de possibles manipulations déloyales des opportunités économiques, des craintes à propos de leur influence politique, la crainte qu’une grande taille et un ample patrimoine puissent nuire à l’économie, à la société, à la politique de façons complexes et opaques.

AEA : Comment pouvez-vous brièvement décrire ce que la Standard Oil était et sa domination des marchés de l’énergie ?

Lamoreaux : La Standard Oil était un raffineur de pétrole brut. Initialement, son principal produit était le kérosène, qui était utilisé à des fins d’éclairage. Plus tard, elle devint un producteur de gazolène, mais son monopole était initialement un monopole dans l’éclairage, le kérosène. Initialement, elle ne représentait qu’environ 4 % des capacités de raffinage du pays. Cette part était de 4 % en 1870 ; elle s’élevait à 90 % une décennie après. Ainsi, cela effraya la population et fit sonner le signal d’alarme.

AEA : Comment est-elle devenue si grosse aussi rapidement ?

Lamoreaux : Fondamentalement, elle a été capable de s’approprier des avantages déloyaux sur ses rivales au moyen de rabais dans le transport ferroviaire. Une bonne partie du prix du pétrole tenait aux coûts de transport du pétrole et la Standard a été capable d’obtenir de moindres coûts de transport que ses rivales grâce au transport ferroviaire et d’utiliser ensuite cet avantage pour forcer ses rivales à quitter le marché ou à se vendre à elle.

AEA : Quand est-ce que les régulateurs commencèrent à s’attaquer à la Standard Oil ?

Lamoreaux : Les premiers régulateurs qui agirent opéraient au niveau des Etats fédérés. Les Etats répondirent à l’émergence de la Standard Oil et à d’autres imitateurs de la Standard Oil avec une législation que nous qualifierons aujourd’hui de législation antitrust à la fin des années 1880.

Le Congrès fit face à des pressions pour engager des actions, donc il adopta une loi en 1980 appelée le Sherman Antitrust Act, qui est la première loi antitrust au niveau fédéral qui transforma en crime toute tentative de monopoliser le commerce ou de s’engager dans la restriction des activités commerciales. Le problème avec cette loi était qu’elle était bien plus difficile de l’appliquer aux sociétés à charte d’Etat fédéré. Des sociétés comme la Standard Oil souscrivirent à la charte d’Etats bienveillants comme le New Jersey. La Standard pouvait être un monopole, mais elle opérait sous une charte du New Jersey et, selon la loi du New Jersey, c’était une entreprise légale. Cela posa des problèmes pour les régulateurs fédéraux. Il fallut attendre 1911 pour que les régulateurs trouvent comment agir avec une société comme la Standard. La Cour Suprême prit alors deux décisions, la première concernant la Standard Oil Company et la seconde concernant l’American Tobacco Company, celles de démanteler ces sociétés au motif qu’elles s’étaient engagées dans des activités anticoncurrentielles.

AEA : Il y a une ligne ténue entre les pratiques des entreprises qui s’avèrent anticoncurrentielles et dangereuses et celles qui améliorent l’efficience. Pouvez-vous décrire l’évolution dans notre façon de voir ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas ?

Lamoreaux : Il y avait d’un côté l’idée que ces grandes firmes qui émergeaient dans plusieurs secteurs de l’économie (…) avaient fait des choses bénéfiques, comme réduire le coût des biens pour les consommateurs, améliorer l’efficience et fournir de nouveaux biens aux consommateurs. Elles étaient grandes et connaissaient le succès et parce qu’elles connaissaient le succès elles disposaient d’un pouvoir de marché. Les gens voulaient trouver des façons de distinguer entre, d’un côté, ces firmes et, de l’autre, les firmes qui grossissaient en restreignant la concurrence en disposant d’avantages déloyaux. Le problème est qu’il est difficile de ranger clairement les entreprises dans l’une ou l’autre de ces catégories. Les entreprises les plus efficientes, les plus innovantes, peuvent faire des choses qui visaient à bloquer la concurrence future. Elles peuvent s’engager dans des pratiques que nous considérons comme déloyales et anticoncurrentielles.

Ensuite, au cours du vingtième siècle, les responsables de la politique publique cherchèrent tout d’abord à identifier ces types de comportements et à simplement stopper les mauvais comportements. Mais à la fin des années 1930, elles commencèrent à se dire qu’elles ne pouvaient vraiment pas faire cela. La grosse taille était mauvaise en soi et les régulateurs poursuivirent alors simplement des politiques qui visaient à réduire la part de marché des grosses firmes, que celles-ci se comportent mal ou non. Et cette vision de ce que doit faire la politique antitrust a vraiment émergé à la fin des années 1930 et elle a demeura jusqu’au début des années 1970. Ensuite, nous avons basculé à l’opposé et considéré que la grosse taille n’était pas un problème aussi longtemps que les entreprises offrent des gains aux consommateurs et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter du tout de cela. Et maintenant les gens commencent à reconsidérer de nouveau les choses.

AEA : Vous faites référence ici à la tension entre l’Ecole de Chicago et ceux que l’on qualifie de "néo- brandeisiens" (New Brandeisians). Pouvez-vous expliquer en quoi tiennent les différences entre leurs raisonnements ?

Lamoreaux : La position de l’Ecole de Chicago était que la taille ne doit pas être un problème si la taille était le produit d’une plus grande efficience. Mon vieux collègue Harold Demsetz affirmait que les grandes entreprises avaient souvent un pouvoir de marché parce qu’elles avaient vraiment réussi et que vous ne voulez pas punir cela. Donc, fondamentalement, la taille n’était pas du tout considérée comme un problème et, aussi longtemps que les entreprises ne faisaient pas de choses qui nuisaient aux consommateurs, ne restreignaient pas la production, ne s’entendaient pas pour maintenir des prix élevés, il n’y avait pas de problème avec la taille.

Les "néo-brandeisiens" voient les choses très différemment. Ils se qualifient de néo-brandeisiens parce que leur vision du monde est très similaire à celle de Louis Brandeis. Pour ce dernier, les grandes entreprises étaient sources de menaces sur plusieurs plans. Si elles peuvent apporter des bénéfices aux consommateurs à court terme, elles peuvent étouffer l’innovation à long terme. Elles peuvent protéger leur position en recourant au lobbying pour empêcher le Congrès ou d’autres autorités de prendre des décisions susceptibles de réduire leur puissance. Et, bien sûr, les gens s’inquiètent à propos de plein d’autres choses relatives à la grande taille qui ne sont pas liées à la politique antitrust, mais sont des inquiétudes sociales comme le contrôle de l’information.

AEA : Quelle est la leçon la plus importante que, selon vous, l’Histoire a à offrir pour aujourd’hui ?

Lamoreaux : Je dirai deux choses. La première est que les inquiétudes à propos de la grande taille des entreprises ont toujours été multidimensionnelles et ne peuvent être réduites la simple question quant à savoir si les consommateurs en sont affectés dans une statique comparative. Le second point est qu’essayer de savoir si une grande entreprise fait du mal ou non, se comporte mal ou non, est en fait une tâche très épineuse. Parce que cette tâche est si difficile, nous avons (…) baissé les bras et dit que nous ne fixerions pas de limite.

C’est une illusion de penser qu’il n’y a qu’un seul principe qui nous permettrait d’échapper à ce genre de questions de jugement. Et les questions de jugement vont toujours être imparfaites. C’est intrinsèque aux systèmes politiques. C’est intrinsèque au système de régulation. Cela implique toujours un jugement. Et nous allons toujours nous tromper dans un sens ou un autre. Mais c’est là où nous devons travailler : chercher la bonne solution. Nous n’aurons jamais la bonne solution, mais nous devons essayer de l’avoir. »

American Economic Association, « The curse of bigness », 30 août 2019. Traduit par Martin Anota



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