« Né en 1925 à Budapest (émigré aux Etats-Unis en 1939 avec sa famille), Francis M. Bator est mort à l’âge de 92 ans, quelques jours après avoir été renversé par une voiture alors qu’il traversait la rue. (…)

Il s’avère que pour le public il est surtout connu en tant que conseiller en matière d’économie et de sécurité nationale sous Lyndon B. Johnson dans les années soixante, ayant été conseiller adjoint à la sécurité nationale pour McGeorge Bundy et donc en partie responsable pour la guerre au Vietnam. (…) Je pense qu’il a quitté l’administration en 1967 essentiellement en raison de son manque d’enthousiasme pour le conflit, avec avoir encouragé un réchauffement des relations avec l’URSS et l’Europe occidentale. Il semble aussi avoir été l’un des fondateurs de la Kennedy School of Government à Harvard, où il alla après avoir quitté l’administration Johnson, avant de prendre sa retraite en 1994. Ces dernières années, il a beaucoup écrit sur l’interaction entre les politiques budgétaire et monétaire, mais ce ne sont pas ses travaux les plus intéressants.

Si Bator m’intéresse et si je publie aujourd’hui ce billet, c’est en raison du rôle intellectuel qu’il a joué de 1957 à 1958, peu après qu’il ait fini sa thèse au MIT sous la direction de Robert Solow, avec une paire d’articles particulièrement influents, dont les propos prirent durablement place dans les manuels (… je ne savais pas à quel point il était jeune quand il a écrit ces articles). Le second article est le plus important. Son titre ("The Anatomy of Market Failure") a depuis été repris pour nommer la liste, largement admise, qu’il présentait. C’est Bator qui a formulé la notion de "défaillances de marché" ("market failures") et dressé leur liste standard, pointant par là la possibilité qu’un marché libre ne parvienne pas à être Pareto-optimale, c’est-à-dire remettant en cause le premier théorème du bien-être de Pareto, celui selon lequel l’équilibre général serait Pareto-optimal. Les quatre raisons derrière un tel échec du marché selon Bator sont le pouvoir de monopole, les biens de consommation collectifs (ou "publics"), les externalités et les imperfections de l’information.

(…) En formulant cette liste largement acceptée, il a été le premier à clairement distinguer entre (…) les biens collectifs (ou publics) et les externalités. Il est facile d’oublier que chacune de ces deux défaillances implique d’une façon ou d’une autre des aspects collectifs, mais de façons légèrement différentes. Mais en acceptant cette distinction, nous avons eu tendance à oublier que certains de nos problèmes les plus importants impliquent simultanément ces deux dimensions, le changement climatique en étant peut-être l’exemple actuel le plus important. La pollution qui mène au changement climatique implique des externalités, tandis que la condition du climat mondial est clairement un bien de consommation collectif du plus haut niveau.

Comme ce fut, les externalités ont été analysées rigoureusement pour la première fois par Pigou en 1922 dans son ouvrage Economics of Welfare, la conception « pigouvienne » étant par la suite devenue celle dominante dans les manuels et le restant toujours, avec certaines réserves. La critique avancée Ronald Coase en 1960 dans son article "Le Problème du coût social" rendit manifeste que, sous certaines conditions, en l’occurrence lorsque les droits de propriété sont bien définis et que les coûts de transaction sont faibles, les marchés peuvent réussir à internaliser les externalités et beaucoup des mesures environnementales adoptées depuis, notamment le mécanisme du marché des droits à polluer (cap and trade), s’en sont inspirées en essayant d’internaliser les externalités en utilisant les marchés. Il doit être souligné que l’article de Bator a été paru deux ans avant celui de Coase.

Le concept qui n’a été clarifiée que quelques années avant les articles de Bator est celui des biens de consommation collectifs ; Paul Samuelson, dont Bator a suivi des cours au MIT lorsqu’il était étudiant, a apporté une clarification décisive dans son fameux article de 1954. La célèbre formulation de Samuelson est qu’un tel bien implique non-rivalité et non-excluabilité en raison de sa nature collective, ce qui implique que pour trouver une vraie demande de marché on doit verticalement faire la somme des courbes de demande individuelle sous la forme de "dispositions à payer" en contraste avec l’addition horizontale des courbes de demande que nous voyons sur les marchés de biens purement privés. De super individualistes affirment parfois qu’il n’y a pas de purs biens de consommation collectifs et il est vrai que certains exemples classiques, par exemple celui des phares, se sont révélés ne pas en être, mais certains existent certainement, ce qui est manifestement le cas avec le climat mondial.

En tout cas, probablement influencé par publication de l’article éclairant de Samuelson sur les biens de consommation collectifs (où Samuelson n’a pas fait de commentaires au sujet des externalités), Bator s’est lancé dans l’élaboration de sa liste et de son analyse. Celles-ci prirent durablement place dans les manuels, au grand dam de certains partisans du libre marché, tels que feu James Buchanan, qui débattit publiquement et régulièrement avec Richard Musgrave, qui, de son côté, contribua grandement à la reprise de l’analyse de Bator dans les manuels de finances publiques et d’économie publique. Je n’ai jamais entendu personne réclamer à ce que Bator reçoive un prix Nobel pour ses travaux, mais la rumeur voudrait que la personne qui aurait dû partager le prix Nobel que Buchanan obtint pour ses travaux relatifs au choix public (public choice) n’était pas Gordon Tullock, mais celui avec qui il débattit longuement, en l’occurrence Musgrave, qui est probablement plus connu que Bator pour son analyse en termes de "défaillances de marché". Mais c’est bien Bator qui a été le premier à la formuler. »

Barkley Rosser, « The father of "market failure" analysis dies », in Econospeak (blog), 21 mars 2018. Traduit par Martin Anota