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samedi 11 janvier 2014

Un nouvel examen de la relation entre PIB et satisfaction de vivre

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« Le débat quant à savoir si avoir un plus haut revenu dans un pays donné se traduit par une hausse de la satisfaction de vie est d’une importance cruciale pour des raisons scientifiques et politiques. Par exemple, si l’on pense que la réponse à la question est fondamentalement affirmative, alors les mesures alternatives de la richesse d’une nation sont redondantes et les mesures traditionnelles du produit intérieur brut suffisent. Par contre, si la réponse est négative, alors il est nécessaire de réévaluer ce que les politiques publiques prennent comme critère de performance.

Le débat est toujours ouvert. Dans une étude bien connue, Richard Easterlin (1974) ne décela aucune relation significative entre le bonheur et le revenu agrégé dans une analyse de séries temporelles. Par exemple, Easterlin montre que le revenu par tête aux Etats-Unis a presque doublé entre 1974 et 2004, mais que le niveau moyen de bonheur n’a pas vraiment connu de réelle tendance à la hausse. Ce résultat déconcertant, appelé "paradoxe d’Easterlin", a été confirmé par des études similaires menées par les psychologues et les politologues (notamment Ronald Inglehart en 1990 dans son livre La Transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées) et elle a été confirmée pour les pays européens (…). D’un autre côté, la satisfaction de vie apparaît être croissante de façon strictement monotone avec le revenu lorsque l’on étudie cette relation en comparant différents pays à un instant donné.

Pour réconcilier les résultats empiriques transversaux avec le paradoxe d’Easterlin, certains ont suggéré que la relation positive dans le bonheur disparaît au-delà d’une certaine valeur du revenu. Cette dernière interprétation a été mise en question par Layard (2005) et Angus Deaton (2008), qui affirment qu’il y a une relation positive entre le PIB et la satisfaction de vivre dans les pays développés. Ce résultat-là est à son tour mis en doute par Easterlin, McVey, Switek, Sawangfa et Zweig (2010) qui fournissent quelques preuves empiriques suggérant qu’il n’y a pas d’effet à long terme, même pour les pays en développement.

A la différence des précédentes études, nous menons notre analyse sans imposer une forme fonctionnelle particulière au modèle économétrique ; donc nos conclusions vont être indépendantes de toute hypothèse sur la fonction liant le bonheur au revenu que nous estimons. (…) La seconde caractéristique méthodologique de notre analyse est l’introduction d’un effet spécifique à chaque pays pour contrôler les variables inobservables spécifiques à chaque pays qui ne varieraient pas au cours du temps, ce qui permet d’éliminer une source potentielle d’erreurs de mesure spécifiques aux pays et biais associés aux variables omises. L’introduction de ce contrôle est crucial pour l’analyse basée sur données d’enquête, parce les questions sont généralement différents d’un pays à l’autre et qu’il existe des effets persistants associés à la culture et au langage. (….)

Nous montrons que la satisfaction de vivre s’accroît fortement avec le PIB dans les pays à faible revenu, mais que la relation devient beaucoup moins pentue au-delà d’un PIB de 10000 dollars, puis qu’elle s’aplatie pour les pays avec un PIB au-delà de 15000 dollars. La satisfaction de vie tend à décliner avec le PIB dans les plus riches pays, suggérant l’existence d’un point de béatitude qui se situe dans l’intervalle entre 26000 et 30000 dollars américains en parité de pouvoir d’achat.

Dans une deuxième analyse, nous nous focalisons sur les observations régionales parmi 14 pays de l’Union européenne (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède), avant l’inclusion des pays d’Europe de l’Est. Nous obtenons des résultats similaires dans la relation entre satisfaction de vivre individuelle et PIB régional. Les données montrent une relation clairement positive entre le revenu agrégé et la satisfaction de vivre dans les plus pauvres régions, mais cette relation s’aplatit et devient négative pour les plus riches régions, avec un point de béatitude entre 30000 et 33000 dollars américains en parité de pouvoir d’achat.

GRAPHIQUE Satisfaction de vivre moyenne et revenus agrégés dans 14 régions de l'union européenne

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Dans notre troisième analyse, nous recherchons une explication à nos précédents résultats. Nous montrons avec un exemple simple que si la relation entre le PIB et la satisfaction de vie est le résultat d’effets d’aspirations à accroître le revenu personnel ou une cible croissante en termes de revenu de comparaison, alors l’effet net sur la satisfaction de vie n’est pas nécessairement monotone. (…) Si la probabilité de réaliser ses aspirations est décroissante avec les aspirations, cela peut générer un effet négatif sur la satisfaction de vive qui peut annuler l’effet positif direct du revenu. Nous testons cette hypothèse en utilisant les données relatives aux 14 pays européens et trouvons l’effet positif habituel dû au revenu personnel et un effet négatif dû à la distance négative entre le revenu personnel et le PIB régional. En utilisant la théorie moderne de la personnalité, nous affirmons que ce second effet peut être relié à l’effet négatif induit par la distance par rapport au revenu-cible. (…)

Ces résultats tendent à soutenir l’idée que le conflit entre les analyses spatiales (présentant une relation positive entre PIB et satisfaction de vie) et les analyses temporelles (qui ne trouvent généralement pas de relation) peuvent être réconciliées si l’effet positif du PIB disparaît après quelque point de béatitude. De plus, notre analyse suggère une relation non monotone entre le PIB et la satisfaction de vie vers la fin du spectre des pays riches avec une satisfaction de vivre qui diminue légèrement après un point de béatitude. (…)

Il est bien connu que la satisfaction de vivre est croissante avec le revenu personnel à un taux décroissant. Layard, Mayraz et Nickell (2008) constatent que la satisfaction de vie marginale au regard du revenu décline à un taux plus rapide que celle impliquée par une fonction d’utilité logarithmique. Ce constat est particulièrement soutenu par Daniel Kahneman et Angus Deaton (2010) qui affirment, en utilisant les données relatives aux Etats-Unis, que l’effet du revenu sur la dimension émotionnelle du bien-être est légèrement décroissante jusqu’à un revenu annuel de 75000 dollars, mais n’a pas davantage d’influence positive pour de plus hautes valeurs. Cependant, une considérable littérature qui s’est développée autour du paradoxe d’Easterlin suggère que ce lien est compliqué par l’existence d’autres effets agissant dans un sens opposé. Le premier effet est que les aspirations s’adaptent aux nouvelles situations, une idée qui a été avancée à l’origine par Brickman et Campbell (1971) et qui a récemment été réexaminée par Headey, Muffels et Wagner (2010). (…) Le second est l’effet du revenu relatif sur la satisfaction de vie individuelle (l’hypothèse d’une « rivalité avec les voisins ») une idée qui remonte au moins à James Duesenberry (…).

Notre analyse implique que la croissance à long terme du PIB est certainement désirable parmi les plus pauvres pays, mais est-ce une chose également désirable pour les pays développés ? La analyse empirique qui a été récemment réalisée par Benjamin, Heffetz, Kimball et Rees-Jones montre que l’effet négatif des hautes aspirations peut aussi être prévu rationnellement par des individus qui, certes peuvent toujours choisir les options qui ne maximisent pas toujours le bonheur, mais qui sont compatibles avec des aspirations de hauts revenus. Ceci implique que les individus peuvent toujours préférer vivre dans les pays les plus riches, même si ceci se traduirait par un moindre niveau de satisfaction de vivre. En d’autres termes, le fait que les individus aspirent à un revenu plus élevé peut ne pas être considéré, d’un point de vue individuel, comme un aspect négatif d’une économie, même si cela peut se traduire dans un moindre niveau de satisfaction de vivre reportée parmi les plus riches pays. Enfin, il est peut-être utile de noter que nos corrélations entre indices de bien-être et indices de richesse agrégée n’impliquent par nécessairement une relation de causalité allant du PIB à la satisfaction de vie. Cette relation est en effet très compliquée, puisque la présence de variables omises et l’existence de causalités inverses ne peuvent être exclues, comme de récentes études l’ont souligné. »

Eugenio Proto et Aldi Rustichini (2013), « A reassessment of the relationship between GDP and life satisfaction », in PLoS ONE, vol. 8, n° 11, novembre. Traduit par Martin Anota

dimanche 27 janvier 2013

Petit retour sur le paradoxe d’Easterlin : quel est le lien entre revenu et bien-être subjectif ?

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« Depuis Richard Easterlin (1974), les chercheurs pensaient que (…) le revenu relatif constituait le principal déterminant du bien-être subjectif. Dans son article fondateur, Easterlin demanda "est-ce que la croissance économique améliore le sort de l'homme ?" Il a répondu : non. Il a commencé par montrer que, par rapport aux populations pauvres, les riches dans un pays donné font part d’un plus grand bien-être (celui-ci étant mesuré par les auto-déclarations de bonheur, de satisfaction de vie et d’autres concepts connexes). Nul ne conteste cette observation.

Easterlin a fait valoir que comparer cette constatation aux données transnationales sur le bien-être et de revenus nous aide à déterminer si la forte relation entre le bien-être et des revenus dans les pays reflète les avantages conférés par le revenu absolu ou bien par la position relative de chacun dans la société. Selon l'interprétation privilégiant le revenu absolu, un plus grand revenu est associé à un plus grand bien-être en raison des avantages apportés par une plus grande prospérité : une plus grande consommation, une plus large variété de choix et moins de contraintes pour survivre. Selon une autre conception, cependant, il est important d’avoir plus d'argent que les autres parce que nous aimons avoir plus d'argent que les autres : nous voulons avoir des comptes bancaires plus remplis, de plus grandes maisons, de plus belles voitures que nos pairs. Ces possibilités, bien sûr, ne sont pas mutuellement incompatibles et le bien-être peut refléter en partie chacune des deux. Mais Easterlin s’est appuyé sur les comparaisons nationales et plus tard sur les données chronologiques pour affirmer que la relation entre le revenu et le bien-être provient presque entièrement des préoccupations des revenus relatifs. Son argument était simple. Si seul le revenu absolu importait, alors le bien-être de chacun devrait augmenter lorsque tout le monde s’enrichit. Mais si seul le revenu relatif importe, alors quand tout le monde s’enrichit, le bien-être de chacun ne devrait pas augmenter, car personne ne devient relativement plus riche que les autres. (…)

Ainsi, Easterlin (1974) a examiné des données transnationales et trouvé une relation statistiquement insignifiante entre le produit intérieur brut par habitant (une mesure du revenu moyen) et le bien-être. Et en observant la croissance économique, il a de nouveau trouvé une relation statistiquement insignifiante entre le revenu et le bien-être. (Voir également Easterlin, 1995, et Easterlin et alii, 2011). Easterlin en a donc conclu que, puisque parmi les gens dans un pays donné, à un moment donné, le revenu et le bien-être évoluent de concert, alors qu’entre les pays, ils sont pratiquement indépendants, seul le revenu relatif est important.

Cette conclusion a d'importantes implications pour la politique et pour la science. Si la hausse du revenu ne soulève pas le bien-être, la politique devrait se concentrer sur d'autres objectifs que la croissance économique. Et étant donné le rôle central du revenu relatif, les chercheurs ont consacré beaucoup de temps et d'énergie à tenter de comprendre pourquoi les préoccupations relatives sont si importantes.

Mais Easterlin a-t-il raison ? Les données accumulées ces dernières décennies montrent que le paradoxe d'Easterlin repose sur des affirmations empiriques qui s’avèrent tout simplement fausses. En fait, les pays riches jouissent d’un bien-être subjectif sensiblement plus élevé que les pays pauvres, et comme les pays s'enrichissent, leurs concitoyens voient leur bien-être s’élever. En outre, la relation quantitative entre le revenu et le bien-être est la même, que nous regardions entre les gens, entre les pays, ou bien dans un seul pays lorsqu’il s'enrichit. Cela renverse l'argument d'Easterlin : si la différence de bien-être entre pays riches et pays pauvres est environ la même que la différence de bien-être entre les riches et les pauvres, alors le revenu absolu est certainement le principal facteur qui détermine le bien-être. (…)

Notre propre étude a permis de clarifier la relation entre le bien-être et de revenu, et nous concluons avec cinq faits stylisés. Tout d'abord, les personnes les plus riches rapportent un plus grand bien-être que les plus pauvres. Deuxièmement, les pays riches ont un bien-être par habitant plus élevé que les pays pauvres. Troisièmement, la croissance économique au cours du temps est liée à une augmentation du bien-être. Quatrièmement, il n’y a pas de point de satiété au-delà duquel la relation entre le revenu et le bien-être diminue. Et cinquièmement, l'ampleur de ces relations est à peu près égale. Ensemble, ces faits suggèrent un rôle important pour le revenu absolu (…). Ce fait en lui-même suggère également que le revenu relatif est moins important, bien que nos résultats ne soient pas suffisamment précis pour exclure un rôle significatif du revenu relatif dans le bien-être.

Pourquoi nos résultats diffèrent-ils de ceux d'Easterlin et de la littérature antérieure ? Lorsque les chercheurs ont commencé à étudier le bien-être comparatif dans les années soixante-dix, les données n'étaient disponibles que pour une poignée de pays. Par conséquent, Easterlin (1974) n’est pas parvenu à trouver une relation statistiquement significative entre le bien-être et le PIB, bien qu’en fait la relation estimée fût positive. Cette incapacité à obtenir des résultats statistiquement significatifs reflète la puissance limitée d'un test basé sur un échantillon restreint de pays et non la découverte d’une relation estimée précisément nulle. (…) Il ne pouvait rejeter ni la présence du paradoxe d'Easterlin, ni l'absence totale d’un tel paradoxe. Il y avait tout simplement trop peu de données pour avoir la précision nécessaire pour parvenir à une conclusion allant dans un sens ou dans l’autre.

Au cours des décennies qui ont suivi, de nouvelles données sont apparues et notre recherche a utilisé ces nouvelles données disponibles pour estimer avec précision la relation transnationale entre le bien-être et le revenu. Les comparaisons de séries chronologiques sont restées l’ultime et plus difficile enjeu dans le débat sur le bien-être et le revenu. Comme pour les comparaisons entre pays dans les années soixante-dix, le manque de données cohérentes sur l’évolution du bien-être au cours du temps empêcha les chercheurs d'aboutir à des conclusions définitives. Alors que de nombreux chercheurs n’avaient pas réussi à trouver la preuve que le bien-être moyen augmente avec le PIB, cela reflète largement la pouvoir statistique insuffisant pour rejeter l'hypothèse nulle selon laquelle les effets sont inexistants ; cette même imprécision signifie qu’ils ne parvenaient pas non plus à rejeter l'hypothèse nulle selon laquelle la relation dans le temps entre le bien-être et le revenu est d'une ampleur similaire à celle observée dans les comparaisons internationales. »

Daniel W. Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers, « The new stylized facts about income and subjective well-being », IZA discussion paper, n° 7105, décembre 2012

mardi 23 octobre 2012

Le bien-être est-il lié à la consommation de fruits et légumes ?

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« Les êtres humains, comme tous les animaux, sont alimentés par la nourriture et les liquides qu'ils consomment. Pourtant, la littérature sur le bien-être a largement ignoré la nature des régimes alimentaires de la population. Cette étude examine les possibles connexions entre une alimentation saine et le bien-être humain. Ses résultats sont suggestifs. (…) Nous démontrons empiriquement l'existence d'une association positive entre le bien-être et la consommation de fruits et légumes. (…) Nos données proviennent de Grande-Bretagne et il sera important de vérifier de telles conclusions dans un large éventail d'autres pays (…).

Cette étude vient compléter une abondante littérature sur (…) une bien connue relation entre la santé physique et la consommation de fruits et légumes. Pour les chercheurs du bien-être, l’une des contributions de notre étude est d’attirer l'attention sur un domaine potentiellement important de la variété dans la consommation alimentaire - et surtout de la nature de différents aliments. Avec du recul, un tel constat peut sembler tout à fait naturel et même évident. Néanmoins (…), il n'a pas figuré dans la tradition de la recherche sur le bien-être subjectif qui remonte, par exemple, aux écrits d'Edward Diener et de Richard Easterlin.

Les coefficients estimés dans notre étude sont substantiels. Lorsque l'on compare de faibles et importants niveaux de consommation quotidienne de fruits et de légumes, l'effet correspond (…) entre un quart et un tiers de point de satisfaction dans la vie. Pour mettre ces résultats en perspective, le bien connu (et large) effet d'être au chômage correspond à -0,9 point de satisfaction de vivre. Certains de nos effets estimés sont encore plus larges.

(…) Nos résultats sont cohérents avec la nécessiter d’avoir des niveaux élevés de consommation de fruits et légumes pour la santé mentale et pas simplement pour la santé physique. Dans certaines de nos équations de régression, les coefficients continuent de s’accroître jusqu’à 7-8 portions par jour. »

David G. Blanchflower, Andrew J. Oswald & Sarah Stewart-Brown, « Is psychological well-being linked to the consumption of fruit and vegetables? », NBER working paper, n° 18469, octobre 2012.

vendredi 19 octobre 2012

Bonheur et croissance

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« Pourquoi la croissance économique devrait-elle se poursuivre ? Les bases de cette question ont été posées il y a quelques temps déjà. En 1974, l’économiste Robert Easterlin publia un article célèbre, « Does Economic Growth Improve the Human Lot? Some Empirical Evidence”. Après avoir relié le revenu par habitant aux niveaux de bonheur déclarés par les individus pour un certain nombre de pays, il aboutit à une conclusion surprenante : probablement pas. Au-dessus d’un niveau plutôt faible de revenu (suffisant pour satisfaire les besoins fondamentaux), Easterlin ne décela pas de corrélation entre le bonheur et le PIB par tête. En d’autres termes, le PIB est une pauvre mesure de la satisfaction de vivre. (…)

Mais une autre découverte a aussi commencé à influencer le débat sur la croissance : les gens pauvres dans un pays sont moins heureux que les riches. En d’autres termes, au-dessus d’un faible niveau de satisfaction, les niveaux de bonheur des individus sont déterminés bien moins par leur revenu absolu que par leur revenu relatif par rapport à quelque groupe de référence. Nous comparons constamment notre sort avec celui des autres, nous sentant soit supérieurs, soit inférieurs, quel que soit notre niveau de revenu ; le bien-être dépend plus de la manière par laquelle les fruits de la croissance sont répartis plutôt que sur leur montant absolu.

Autrement dit, ce qui compte pour la satisfaction de vivre est la croissance, non pas du revenu moyen, mais du revenu médian, c'est-à-dire du revenu de la personne typique. (…) Dans les pays riches au cours des trois dernières décennies, le revenu moyen s'est régulièrement accru, mais le revenu médian a stagné, voire même diminué. En d’autres termes, une minorité (une très petite minorité en ce qui concerne des pays tels que les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne) a capté la majorité des gains de la croissance économique. En de telles circonstances, ce n’est pas davantage de croissance que nous voulons, mais plus d’égalité. »

Robert Skidelsky, « Happiness Is Equality », in Project Syndicate, 19 octobre 2012.

lundi 15 octobre 2012

Pourquoi la croissance du PIB est une bonne chose

GERMANY/
Le texte suivant est une traduction (réalisée par mes propres soins) d’un récent billet de Timothy Taylor, « Why GDP Growth is Good ». Je remercie chaleureusement ce dernier d’avoir accepté que je le traduise...


Plusieurs enseignants d’économie ont eu à répondre à un moment donné à une question existentielle des étudiants : davantage de production est-il toujours bon ? Nicholas Oulton a écrit un joli essai percutant, « Hooray for GDP! », pour le Center for Economic Performance de la London School of Economics and Political Science. Oulton résume ainsi les principaux arguments mettant en garde contre une focalisation excessive sur le PIB :

  • Le PIB est une mesure irrémédiablement défaillante du bien-être. Il ignore le loisir et le travail domestique des femmes. Il ne prend pas en compte la pollution et les émissions de carbone.
  • Le PIB ignore la répartition des revenus. Dans le plus riche pays au monde, les Etats-Unis, la personne ou famille typique n’a tiré aucun profit de la croissance économique depuis les années soixante-dix. Les inégalités se sont fortement accrues sur la même période.
  • Le bonheur doit être le grand objectif de la politique, mais l’évidence empirique montre qu’au-dessus d’un certain seuil, un plus haut niveau de vie matériel ne rend pas les gens plus heureux…
  • Même si une croissance du PIB serait bénéfique sur certains plans, elle n’est toutefois en définitive pas souhaitable parce qu’elle se traduit par de plus grands dommages environnementaux.

Oulton se penche ensuite sur chaque de ces points, sans chercher à réaliser un examen exhaustif du sujet, mais en sélectionnant un échantillon d’arguments et de preuves empiriques. Voici quelques unes de ses réponses, auxquelles je rajoute les miennes.

1. Le PIB est une mesure imparfaite du bien-être

Oui, le PIB laisse de côté un grand nombre de choses qui importent, et un grand nombre de choses qui devraient importer. Il n’y a pas de surprise ici : depuis plusieurs décennies, chaque manuel introductif à l’économie a soulevé ce point. Ma citation favorite sur ce point provient d’un discours tenu en 1968 par Robert Kennedy. Oulton fait une disctinction utile en précisant que le PIB est une mesure de la production qui n’est pas et ne fut jamais destinée à être une mesure du bien-être, mais que le PIB par habitant est clairement une composante du bien-être, ce qui signifie que lorsqu’on fait une liste de tous les facteurs qui bénéficient aux gens, un niveau plus élevé de consommation d’une large gamme de biens et services est un élément de cette liste. De plus, le PIB par habitant est un indicateur plus large du bien-être parce qu’en regardant le monde, on constate que le PIB est clairement corrélé avec la santé, l’éducation, la démocratie et l’Etat de droit.

Pour réfléchir à propos du bien-être social, il est souvent utile de regarder d’autres statistiques que le PIB (…). Mon commentaire favori sur ce point est tiré d’un essai de Robert Solow (« James Meade at Eighty », publié dans la revue Economic Journal en décembre 1986), où celui-ci écrivait : « Si vous devez être obsédé par quelque chose, la maximisation du revenu national réel n’est pas un mauvais choix ». A mes yeux, la claire implication en est qu’il est peut-être mieux de ne pas être obsédé par un seul nombre, mais qu’il vaut mieux cultiver une perspective plus large et multidimensionnelle. Mais oui, si vous devez choisir un nombre, le PIB réel par habitant n’est pas un mauvais choix. Pour le dire en d’autres termes, un PIB élevé ou croissant n’assure certainement pas un niveau élevé de bien-être collectif, mais il rend plus aisé d’atteindre cet objectif qu’un PIB faible ou décroissant.

2. Le PIB ignore la répartition

Oui, effectivement. Encore une fois, le PIB est une mesure de la production, et non de tout ce qui peut et doit importer dans une quelconque réflexion qui porterait sur la société. J’ai souvent noté (…) que les inégalités des salaires et des revenus des ménages ont été croissantes ces dernières décennies et que je suis convaincu que cette tendance est un authentique problème.

Mais même si des inégalités élevées et croissantes sont (comme je le crois) un problème, cela ne signifie pas qu’un PIB élevé ou croissant soit la cause du problème. Il n’est pas du certain qu’être dans une économie avec un PIB plus élevé mène à davantage d’inégalités. Dans une perspective mondiale, la plupart des économies ayant le plus haut niveau d’inégalités se situent en Amérique latine ou en Afrique. Plusieurs pays à hauts revenus d’Europe de l’ouest se caractérisent par une bien plus grande égalité de revenus que l’économie américaine. Les périodes de croissance économique rapide aux Etats-Unis (disons, en particulier les années cinquante et soixante) ne furent pas associées à un accroissement des inégalités.

Oulton écrit : “Les inquiétudes à propos des inégalités sont légitimes, mais il faut en mon sens distinguer les questions de croissance des questions de répartition ». Selon moi, cette distinction analytique est apparue très tôt (…) avec le texte classique de John Stuart Mill datant de 1848, Les Principes de l’économie politique, où la première section majeure du livre porte sur la « Production » tandis que la seconde concerne la « Répartition ». Dans son autobiographie, Mill écrit que ce sont ses discussions avec sa femme, Harriet Taylor Mill, qui l’amenèrent à faire cette distinction et finalement à la considérer comme l’un des apports fondamentaux de son livre. Mill écrivit :

« Elle n’inspira pas la partie purement scientifique de l’Economie politique ; mais ce fut tout de même son influence qui donna au livre le ton général par lequel il se distingua de tous les précédents exposés d’économie politique qui eurent la prétention d’être scientifiques… Cela consista surtout à faire la distinction entre les lois de Production de la richesse (qui sont les lois réelles de la nature et qui dépendent des propriétés d’objets) et les modes de sa Répartition qui, sujets à certaines conditions, dépendent de la volonté humain. »

3. Le bonheur doit être le grand objectif de la politique

La question est, bien sûr, comment l’on juge du “bonheur”. Il est vrai que dans les enquêtes qui demandent aux gens de noter à quel point ils sont heureux sur une échelle allant de 1 à 10, le niveau de bonheur des personnes habitant dans les pays à hauts revenus n’est qu’à peine plus élevé qu’il y a quelques décennies. Il y a un argument couramment avancé pour interpréter ces résultats. Le bonheur est-il réellement « positionnel » ? Juge-je mon bonheur relativement aux autres au même instant ? Si chacun a de plus grandes possibilités de consommation, le bonheur n’augmente-il pas ? Ce genre de résultats d’enquête est-il un artefact de l’enquête elle-même ? Si quelqu’un répond qu’il a « 7 » sur l’échelle du bonheur en 2010, il ne dit pas qu’il serait aussi à « 7 » sur l’échelle du bonheur s’il eut un niveau de revenu équivalent à celui de 1970. (…)

Mon opinion est que plusieurs personnes tirent effectivement beaucoup de bonheur des biens et services d’une économie moderne et qu’ils ne seraient pas aussi heureux si ces biens et services ne furent pas disponibles. Oulton dresse ici un argument intéressant selon lequel il y a une tension entre l’innovation de procédé et l’innovation de produit. Si l’innovation de procédé et l’innovation de produit se développent tous les deux au même rythme, alors les gens disposent d’une plus grande production et de revenus plus élevés et ils dépensent joyeusement ces revenus pour acquérir les nouveaux produits disponibles. Si les innovations de précédé se développaient plus rapidement que les innovations de produit, alors les gens auraient une plus grande productivité et des revenus plus élevés, mais aucun nouveau produit sur lequel porter leurs dépenses. Ils peuvent donc opter pour davantage de loisirs. Oulton élabore ici une jolie expérience de pensée:

“Imaginons qu’au cours des deux siècles qui suivent la naissance de la Révolution Industrielle en Grande-Bretagne l’innovation de procédé s’est développée au rythme que l’on observa effectivement durant cette période, mais qu’il n’y a pas eu d’innovation de produit dans les biens de consommation (…). Le PIB du Royaume-Uni par tête fut multiplié par 12 depuis 1800, donc les gens aujourd’hui auraient potentiellement des revenus bien plus élevés qu’ils ne purent en disposer alors. En revanche, ils ne pourraient dépenser ces revenus que dans les seuls biens et services de consommation qui étaient déjà disponibles en 1800. A cette époque, la plupart des dépenses de consommation étaient destinées à l’alimentation (au moins 60 % du budget familial typique), au chauffage (qu’il s’agisse du bois ou du charbon), à l’éclairage (bougies) et aux vêtements (fabriqués principalement à partir de la laine et du cuire). Les produits de luxe comme les calèches n’étaient disponibles qu’aux riches et seraient à présent disponible, dans ce monde imaginaire, pour tout le monde. Mais il n’y aurait pas de voitures, ni de réfrigérateurs, de machines à laver ou encore de lave-vaisselles, ni de radio, de cinéma, de télévision ou d’internet, ni même de transport ferroviaire ou aérien, ni de soins de santé modernes (par exemple, il n’y aurait ni antibiotiques, ni antiseptiques). Combien d’heures par semaine, combien de semaines par année et combien d’années au cours de son existence une personne voudrait travailler ? Ma réponse est que, dans ce monde imaginaire, les gens travailleraient beaucoup moins et prendraient beaucoup plus de loisirs que les personnes ne le font vraiment aujourd’hui. Après tout, la plupart des dépenses de consommation d’aujourd’hui porte sur des produits qui ne furent pas disponibles en 1800 et essentiellement sur des produits qui ne furent même pas inventés en 1950. »

Bien sûr, au cours du dernier siècle, les semaines de travail se sont considérablement raccourcies et, en ce sens, les gens ont choisi de profiter de quelques gains des innovations de procédé sous la forme d’un surcroît de loisirs. Mais la plupart des gens préfèrent gagner un revenu suffisant pour jouir des innovations de produit. Comme j’aime à le souligner, l’économie moderne offre une assez grande liberté en termes d’opportunités de travail. Tout au long de leur vie, les gens ont souvent à décider s’ils acceptent de mener une vie professionnelle qui serait moins consommatrice en temps et énergie, mais qui ne pourrait aussi leur offrir qu’un plus faible revenu. Quelques personnes font de tels choix, mais ce n’est pas le cas de la majorité.

4. Le PIB et le coût des dommages environnementaux

Oulton cite un rapport de la Royal Society paru en 2010 qui s’inquiète de la surpopulation et d’un l’environnement soutenable. Il écrit : « Dans son scénario préféré, le PIB par tête se seront égalités entre les différents pays à 20.000 dollars (en pouvoir d’achat de 2005) en 2050 (…). Le PIB par tête du Royaume-Uni en 2005 fut 31.580 (en parité de pouvoir d’achat de 2005), donc cela impliquerait qu’il se réduise de 37 %. Quand elles réfléchissent à la croissance économique, les sciences naturelles tendent à penser à des processus biologiques, disons la croissance de bactéries dans une boîte de Petri. Ensemençons le plat avec quelques bactéries et ce qui s’ensuit ressemble pendant un certain temps à une croissance exponentielle. Mais finalement, lorsque la bactérie couvre la majorité du plat, la croissance ralentit. Quand le plat est complètement couvert, la croissance s’arrête. Fin de l’histoire. »

Bien sûr, l’économie mondiale n’est pas un plat de Petri, et les gens ne sont pas des bactéries. Depuis quelques décennies déjà, les économistes élaborent des modèles de croissance économique avec des montants fixes de terres ou de ressources minérales, ou bien avec des activités économiques émettant de la pollution. Oulton résume la leçon fondamentale : « Ces modèles ont tous en commun la conclusion qu’une perpétuelle croissance exponentielle est possible, mais à la condition que le progrès technique soit suffisamment rapide. »

En d’autres mots, il est certainement possible d’élaborer un scénario catastrophe où les limitations en ressources ou environnement s’avèrent préjudiciables au niveau mondial. Il est également possible qu’avec une combinaison d’investissements en technologie et en capital humain, la croissance économique puisse au moins pour une longue période surmonter de telles limitations. Pour un exemple d’analyse allant dans ce sens, les Nations Unies ont publié la première étude de ce qui devrait constituer une longue série de rapports se penchant sur la manière par laquelle les différents types de capitaux peuvent (ou non) se compenser l’un l’autre (…). Comme le note Oulton, la question pratique ici n’est pas si les limites en ressources ou en environnement doivent finalement se lier à un point distant dans le futur, « mais seulement si ça fait sens de préconiser une poursuite de la croissance au cours des 5, 10, 25, 50 ou 100 prochaines années ». Dans l’économie américaine, 15 % de la population est sous ce que nous appelons la “ligne de pauvreté” et leurs perspectives d’avenir s’en trouvent de fait réduites. Environ 2,5 milliards de personnes dans le monde vivent avec moins de 2 dollars par jour. Je ne vois pas une manière pratique d’élever le niveau de vie de ces personnes, ou de leurs enfants, sans que la hausse du PIB ne joue un rôle central.

lire le billet original de Timothy Taylor