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Tag - capital social

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mercredi 26 mars 2014

Le capital social et l'ascension d'Hitler

Parade of the SS Guard, the Nazi elite, at a Party rally in Nure

« Lorsque nous avons repris les travaux de David Laitin pour expliquer pourquoi le nationalisme basque est devenu violent, mais pas le nationalisme catalan, nous avons souligné que cela s'expliquait en partie parce que le pays basque possède le type de capital social "horizontal" ou "liant" (bonding) qui, selon Robert Putnam et ses collaborateurs dans leur célèbre ouvrage Making Democracy Work, aurait joué un rôle crucial pour promouvoir la démocratie et la bonne gouvernance.

Dans l’étude que nous avons réalisée avec Tristan Reed sur la politique de la chefferie suprême en Sierra Leone et dont nous avons parlé l'année dernière, nous avons trouvé un grand nombre de faits empiriques qui nous ont amenés à être sceptiques à ce sujet. En Sierra Leone, les données empiriques suggèrent que peu importe comment vous mesurez le capital social, il est négativement corrélé avec les institutions politiques locales moins responsables et le développement économique.

Un autre puissant exemple des inconvénients du capital social est fourni par la récente étude "Bowling for fascism: Social capital and the rise of the Nazi party in Weimar Germany, 1919-33" réalisée par Shanker Satyanath, Nico Voigtländer et Hans- Joakim Voth. Les auteurs ont recueilli des données sur la mesure du capital social en Allemagne dans les années vingt, tel qu’il est mesuré par la "densité de la vie associative", c’est-à-dire la présence de différents groupes sociaux tels que les clubs sportifs, les chorales, les associations d'élevage d'animaux ou les clubs de gymnastique Leur mesure du capital social dans une ville correspond au nombre total de ces associations pour 1000 habitants. Ils montrent que le parti nazi s’est développé le plus rapidement en termes d'adhésion et il a également enregistré le plus de votes totaux là où le capital social est le plus important. L'histoire montre que, comme l'ETA au Pays basque, le parti nazi était très habile pour exploiter les possibilités offertes par le capital social pour recruter de nouveaux membres.

Une conclusion à tirer de tout ce travail n'est pas que Putnam avait tort. En effet, ses arguments sont plausibles en ce qui concerne l'Italie et les analyses empiriques ont en tendance à les soutenir (c’est par exemple le cas de l’étude "Long-term persistence" réalisée par Luigi Guiso, Paola Sapienza et Zingales Luigi). Plutôt, la bonne conclusion serait que l'impact du capital social est très hétérogène et dépend fondamentalement de la façon par laquelle il interagit avec d'autres aspects des institutions et politiques d'une société. Satyanath, Voightlander et Voth retrouvent un peu de cette idée, car ils montrent qu’en Prusse, un pays qui avait des institutions plus fortes, la relation entre le capital social et la montée du parti nazi était beaucoup plus faible. Ils en concluent que leurs "résultats suggèrent que des institutions fortes et inclusives peuvent garder le côté sombre du capital social sous contrôle".

C’est agréable à entendre, même si évidemment ce n'est pas seulement des institutions inclusives qui ont permis de garder sous contrôle le côté sombre du capital social, puisque l'État prussien des années vingt qui a contrôlé ce type de capital social était loin d'être inclusif. De toute évidence, le mystère du capital social n’est pas résolu. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « The benefits of social capital? Bowling for Hitler », in Why Nations Fail (blog), 11 mars 2014. Traduit par Martin Anota

lundi 4 février 2013

Le capital social comme élixir politique

sierra_leone.jpg

Je remercie sincèrement Daron Acemoglu de me laisser la possibilité de traduire et de diffuser les billets qu'il co-écrit avec James Robinson sur leur blog commun Why Nations Fail. Voici ci-dessous la traduction de leur dernière contribution :

« Dans notre dernier billet traitant des perspectives entourant la fin de la politique clientéliste aux Philippines, nous avons noté comment l'organisation par la société civile s’avérait importante pour la réussite des villes de Cebu et Naga. Comme nous l'avons déjà dit, Robert Putnam a popularisé un langage pour parler d’une telle organisation. Dans son livre majeur Making Democracy Work, Putnam a affirmé que la clé pour expliquer (…) la manière par laquelle le gouvernement fonctionnait en Italie était le (…) capital social (en particulier, la façon par laquelle il fonctionna dans le nord et la façon par laquelle il ne parvenait pas à fonctionner dans le Sud).

Putnam définit le capital social comme (…) "les caractéristiques de l'organisation sociale telles que les réseaux, les normes et la confiance sociale qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel". Comme nous l'avons mentionné dans notre dernier billet, Putnam a utilisé des moyens très originaux pour mesurer le comportement du gouvernement et le capital social. En particulier il a associé le capital social à la densité de la vie associative mesurée par l’ampleur à laquelle les gens prennent part à différents types de sociétés et d'organisation. L'idée était que cette participation renforce la confiance et la coopération. Dans la pratique, lorsque les institutions internationales et les spécialistes en sciences sociales ont considéré la construction d’un tel capital social, ils ont cherché à encourager la vie associative, par exemple en poussant les gens à aller aux réunions.

C'est précisément le genre de chose que la Banque mondiale pensait qu’elle générerait du capital social en Sierra Leone, un processus étudié par Katherine Casey, Rachel Glennester et Ted Miguel (…). Comme ils l’indique dans leur article, "l'approche CDD tente de renforcer la coordination locale (par exemple, en mettant en place des comités villageois de développement) et de renforcer la participation, en exigeant que les femmes et jeunes (les adultes de moins de 35 ans) occupent des postes de leadership, approuvent le financement des projets et assistent aux assemblées."

Mais est-ce vraiment la bonne façon de générer du capital social ? Et surtout, la sorte de capital social résout-elle réellement les problèmes politiques d'une société comme la Sierra Leone? Dans un récent travail réalisé avec Tristan Reed de l’Université de Harvard, "Chiefs: Elite Control of Civil Society and Economic Development in Sierra Leone", nous interrogeons la logique de ce lien en Sierra Leone. Dans cette étude, nous exploitons l'histoire de la chefferie en Sierra Leone pour étudier l'impact de la puissance des chefs sur l’économie et le capital social. Nous constatons que plus le chef est puissant, plus le développement en termes d'éducation, de propriété des actifs et de diversification de l'économie locale s’avère déplorable.

Mais nous constatons également que les lieux où les chefs sont les plus puissants ont tendance à avoir plus de capital social, en particulier lorsqu’il est mesuré par la densité de la vie associative. Il s'agit d'un résultat impossible selon la conception standard du capital social et pourtant, si vous regardez à travers les 149 chefferies en Sierra Leone, il y a (…) une corrélation négative entre le capital social et le développement.

Ce résultat est tout à fait un choc pour une littérature fermement ancrée dans l'expérience italienne. Ce résultat superficiellement surprenant, comme nous le suggérons, apparaît parce que les chefs les plus dominants ont été les mieux à même de modeler la "société civile" et les institutions de la participation civique dans leurs villages pour leur propre bénéfice et la poursuite de leur domination.

Nous soutenons que ces corrélations peuvent s'expliquer par le fait que l'économie politique de l'Afrique rurale diffère de façon importante de celle des pays développés. Les institutions politiques ou sociales (…) fonctionnent différemment dans de nombreux régimes politiques faiblement institutionnalisés. En effet, elles ne fonctionnent pas pour contrôler les politiciens, mais sont structurées par ces derniers pour accroître leur pouvoir et leur contrôle sur la société. En cela, les chefs sont l'équivalent local de la "règle personnelle" au niveau national tel qu’elle est décrite par Jackson et Rosberg dans leur Personal Rule in Black Africa, Ils définissent la règle personnelle comme : "un système de relations qui lient les dirigeants (...) avec les patrons, les clients, les partisans et les rivaux, qui constituent le système. (…) Le système est structuré (…) non pas par les institutions, mais par les politiciens eux-mêmes." (pp. 17-19)

Conformément à ce modèle, les chefs suprêmes faisant face à une concurrence limitée agissent en effet en despotes, mais ils sont capables de se comporter ainsi en partie parce qu'ils utilisent les organisations non gouvernementales comme un moyen pour renforcer et mobiliser le soutien. En d'autres termes, des mesures relativement élevées de la participation civique dans les villages avec des chefs puissants n'est pas le signe d'une société civile dynamique disciplinant les politiciens, mais d'un dysfonctionnement de la société civile capturée par les chefs suprêmes.

Ces résultats suggèrent que le capital social, comme beaucoup d'autres choses dans la politique, peut être utilisé à des fins très diverses. Ils suggèrent également que le capital social n'est pas non plus une panacée pour les profonds problèmes politiques. La nature des contraintes et conflits politiques dans la société forme la manière par laquelle se constitue le capital social et comment il peut être utilisé. Il semble donc que nous (et les praticiens du développement dans le monde entier) devrions réfléchir avant de nous précipiter sur le terrain pour promouvoir le capital social comme la Banque mondiale a essayé de le faire en Sierra Leone. Nous pensons que ceci est juste une illustration d'une leçon plus générale : il n'y a pas d’autre moyen que de comprendre tout d’abord comment fonctionne la vie politique locale. Sinon, de nombreuses interventions auraient peu d’effets (si ce n’est bien sûr de faire plaisir aux bailleurs de fonds), voire empireraient la situation : dans certains cas, elles pourraient finir par simplement renforcer l'hégémonie des élites politiques traditionnelles sur la population déjà opprimée. »

Daron Acemoglu et James Robinson, « Too much of a good thing? Social capital as political elixir », in Why Nations Fail, 31 janvier 2013.