« Depuis le début de la crise mondiale, il y a eu de larges écarts dans les variations de l’emploi et des taux de croissance de la productivité du travail parmi les pays avancés. Qu’est-ce qui explique ces différences ? Pourquoi le chômage et la productivité se sont accrus si fortement, par exemple, en Espagne, mais pas au Royaume-Uni ?

Certains auteurs ont affirmé que la forte hausse du chômage dans certains pays a été de nature conjoncturelle. Selon cette interprétation, le chômage élevé en Espagne, par exemple, reflète la combinaison d’un large écart de production (output gap) négatif et d’une forte sensibilité du chômage à l’écart de production (Ball, Leigh et Loungani, 2013). D’autres auteurs ont affirmé que la hausse brutale du chômage dans certains pays a été de nature structurelle, reflétant une perte de compétitivité durant les années du boom (Thimann, 2015).

Cette étude contribue au débat en fournissant des preuves empiriques suggérant qu’une partie de la hausse des taux de chômage dans certains pays lors de la Grande Récession ne fut pas juste le résultat d’une demande globale insuffisante, mais aussi de salaires réels qui se sont accrus trop rapidement. Pour démontrer cela, nous montrons tout d’abord que les variations de l’écart de production n’expliquent qu’une partie des variations du chômage : (i) le chômage conjoncturel s’explique bien par les variations de l’écart de production (en d’autres termes, la loi d’Okun reste valide) ; (ii) le chômage global ne s’explique pas bien par les variations de l’écart de production, puisque l’essentiel des variations du chômage est structurel et non conjoncturel ; (iii) les mêmes conclusions restent valides si nous nous focalisons sur l’emploi plutôt que sur le chômage : l’écart de production explique bien le chômage conjoncturel, mais pas la totalité du chômage. En en concluant qu’une partie de la forte hausse du chômage dans certains pays a en effet été structurelle, cela nous amène à nous demander pourquoi le chômage structurel s’est accru. Pour répondre à cette question, nous nous tournons vers un raisonnement avancé au début des années quatre-vingt.

Après les deux chocs pétroliers, le chômage s’est fortement accru en Europe, mais pas aux Etats-Unis, ce qui amène à douter que la hausse du chômage en Europe ait seulement été conjoncturelle. Plusieurs auteurs ont suggéré que l’ajustement des salaires expliquait la différence : les pays ont été confrontés à des variations de prix relatifs similaires durant les années soixante-dix (principalement des hausses fortes et soudaines des coûts des matières premières et carburants), mais les pays ne s’ajustèrent pas pareillement face à ces variations. A un extrême, les salaires réels (ou la croissance des salaires réels) restèrent inchangés, ce qui porta la totalité du fardeau de l’ajustement sur les profits ; à un autre extrême, les salaires réels chutèrent rapidement, permettant un maintien des parts du profit. Dans les pays où les salaires ne s’ajustèrent pas après les deux chocs pétroliers et où la totalité du fardeau de l’ajustement reposa sur les profits, les entreprises ont licencié pour restaurer leurs profits et l’emploi s’en trouva affecté. Olivier Blanchard (1997) a résumé ce raisonnement ainsi : « il y a un large consensus selon lequel ces dynamiques s’expliquent par l’échec des salaires à s’ajuster au ralentissement de la productivité et aux chocs d’offre adverses des années soixante-dix. Dans tous les cas, leur effet initial fut de diminuer les taux de profit et les parts du capital. Au fil du temps, les firmes réagirent en se détournant du facteur travail, ce qui entraîna une forte hausse du chômage, une reprise et même une hausse des parts du capital.

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Ce raisonnement peut être illustré par le schéma ci-dessus que j’emprunte à Lipschitz et Schadler (1984). SS est l’ensemble des points auxquels les salaires réels sont tels que les firmes sont enclines à offrir le montant de production demandé. Cette courbe correspond à un taux donné de technologie et à un stock donné de capital et elle a une pente négative pour indiquer qu’une hausse de l’emploi requiert une réduction des salaires réels. La ligne verticale tirée à Y représente le plein emploi. La zone à gauche de SS et à gauche de la droite Y représente le chômage keynésien. La zone à gauche de la ligne de plein emploi Y, mais à droite de SS, représente le chômage classique. Au point C, par exemple, la production est contrainte par la demande, qui s’élève à OD ; au taux de salaire réel donné W0, les entreprises désireront produire OE. Même si le salaire ne diminue pas, la stimulation de la demande peut accroître la production jusqu’au point B. A partir du point B, cependant, ce sont désormais les salaires réels qui contraignent la production. L’offre y est insensible à un surcroît de demande globale, à moins que les salaires réels baissent. Pour tout salaire réel au-dessus de W1, il ne va pas y avoir plein emploi. Le chômage peut être purement classique, comme au point B, ou être une combinaison de chômage classique et de chômage keynésien, comme au point C.

Cette étude affirme qu’un mécanisme similaire a été à l’œuvre lors de la Grande Récession. Dans plusieurs pays, les pertes d’emplois après 2007 furent modestes, dans la mesure où les salaires réels s’ajustèrent lorsque l’économie ralentit. Mais dans certains pays, la croissance des salaires réels est restée trop élevée pendant trop longtemps. Par conséquent, il y eut un gâchis de main-d’œuvre à grande échelle, ce qui accrut la productivité du travail, mais contribua aussi à une forte hausse du chômage. (...)

L’idée selon laquelle les variations des taux de chômage ne peuvent être bien comprises en regardant les seuls développements conjoncturels rejoint l’idée de Larry Summers (2014) selon laquelle : "Malheureusement, presque tous les travaux des nouveaux classiques et des nouveaux keynésiens se sont focalisés sur le moment d’ordre 2 : la variance de la production et de l’emploi. Ils supposent que, avec ou sans intervention publique, le fonctionnement du marché va finalement restaurer le plein emploi et éliminer les écarts de production. Les seules questions concernent la volatilité de la production et l’emploi autour de leurs niveaux normaux. Ce qui s’est passé ces dernières années suggère que le moment d’ordre 2 est de moindre importance que le moment d’ordre 1 : le niveau moyen de la production et de l’emploi au cours du temps". »

Bas B. Bakker, « Employment and the Great Recession: The role of real wages », document de travail du FMI, n° 15/229, octobre 2015. Traduit par Martin Anota



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