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Tag - communisme

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mardi 25 septembre 2018

Le communisme chinois, un communisme hayékien

« Vous pensez qu’il y a une contradiction dans les termes, un paradoxe. Vous vous trompez : nous avons l’habitude de réfléchir avec des catégories pures, alors que la vie est bien plus complexe ; et les paradoxes existent dans la vie réelle. La Chine est en effet un pays de communisme hayékien.

Nul autre endroit au monde ne célèbre autant la richesse et le succès matériel que la Chine. Peut-être que cela a été stimulé par le quarantième anniversaire de l’ouverture qui sera célébré cette année, mais plus fondamentalement, je pense que c’est stimulé par le plus grand succès en matière de développement économique que l’histoire ait connu. Les riches entrepreneurs sont célébrés dans les journaux, à la télévision, dans les conférences. Leur richesse et leurs récits d’ascension sociale sont considérés comme des exemples par tous. Ayn Rand se sentirait chez elle dans cet environnement. Tout comme Hayek : un montant incroyable d’énergie et de découverte a été libéré par les changements qui ont transformé la vie de 1,4 milliard de personnes, c’est-à-dire deux fois plus que les populations de la vieille Union européenne à 15 et des Etats-Unis réunies. Les gens ont découvert une information économique qui était jusqu’alors inaccessible ou inconnu, organisé de façon schumpétérienne de nouvelles combinaisons de capital et de travail et créé de la richesse à une échelle presque inimaginable (certainement inimaginable pour ceux qui allèrent en Chine en 1978).

A un grand banquet à Pékin, on nous a présenté les histoires de première main de cinq capitalistes chinois qui sont partis de zéro (zilch ! nada !) dans les années quatre-vingt et qui sont aujourd’hui milliardaires (en dollars). L’un d’entre eux a passé des années dans la campagne durant la Révolution culturelle, un autre a été mis en prison pendant sept ans pour "spéculation", le troisième a fait son "apprentissage" du capitalisme, comme il le dit candidement, en escroquant des gens en Asie de l’Est ("Après, j’ai appris que si je voulais vraiment devenir riche, je ne devais pas frauder ; la fraude est pour les perdants"). Hayek aurait écouté ces récits, probablement fasciné. Et il aurait aimé lire dans le Financial Times comme on peut le faire aujourd’hui que la société marxiste à l’Université de Pékin a été démantelée en raison de son soutien pour des travailleurs en grève dans la zone économique spéciale de Shenzhen.

Mais il y a un point où Hayek s’est trompé. Ces réussites personnelles (et sociétales) incroyables ont été réalisées sous le règne d’un parti unique, le Parti communiste de Chine. La célébration de la richesse est naturelle chez les marxistes. Le développement, l’extension de l’éducation, l’égalité de genre, l’urbanisation et une croissance plus rapide que dans le capitalisme étaient des arguments (et des sources de légitimité) pour les révolutions communistes lorsqu’elles éclatèrent dans le monde en développement. Lénine l’a dit ; Trotski l’a confirmé en observant l’industrialisation à grande échelle ; Staline l’a mis en œuvre : "Nous avons entre cinquante ans et un siècle de retard par rapport aux pays développés. Nous devons refermer cet écart en dix ans. Soit nous y parvenons, soit nous serons écrasés".

Je me souviens (à l’époque où j’étais étudiant en Yougoslavie) comment je parcourais les journaux en quête d’indicateurs de croissance industrielle. Puisque la Yougoslavie était parmi les économies ayant la plus forte croissance au monde, j’étais profondément déçu lorsque le taux de croissance mensuel (annualisé) tombait sous les dix pourcents. Je pensais que dix pourcents était un rythme de croissance normal pour les économies communistes : pourquoi se dire communiste si l’on ne s’inquiète pas de voir la croissance dépasser celle des pays capitalistes ?

Donc, il est naturel que les communistes célèbrent la croissance (de nouvelles routes, de nouveaux trains super rapides, de nouveaux complexes immobiliers, de nouvelles avenues bien éclairées et écoles). Ce n’est pas moins naturel que chez les entrepreneurs hayékiens. (…) La différence est que les hayékiens célèbrent le succès privé, qui contribue d’ailleurs selon eux à faire avancer la société ; dans le communisme, le succès est supposé être socialisé.

Ce n’est pas ce qui s’est passé. Les efforts collectivistes ont marché pendent une ou deux décennies, mais finalement la croissance s’est essoufflée et les efforts ont marqué le pas. Le cynisme a régné en maître. La Chine et Deng Xiaoping sont tombés sur (…) une combinaison où le Parti communiste continuerait de régner, mais où une pleine liberté d’action (…) serait donnée aux capitalistes. Ces derniers travailleraient, s’enrichiraient, enrichiraient bien d’autres personnes au cours du processus, mais les rênes du pouvoir politique resteraient fermement dans les mains du parti communiste. Les capitalistes fourniraient le moteur et le carburant, mais le parti tiendrait le volant.

Les choses auraient-elles été meilleures si le pouvoir politique avait aussi été entre les mains des capitalistes ? J’en doute. Ils auraient pu l’utiliser pour recréer le gouvernement Nanjing des années trente, un gouvernement vénal, faible et incompétent. Ils n’auraient pas travaillé dur, ils auraient utilisé le pouvoir politique pour maintenir leurs privilèges économiques. C’est l’un des problèmes clés que rencontre le capitalisme américain aujourd’hui : les riches contrôlent de plus en plus le processus politique, ce qui détourne les incitations économiques de la production et la concurrence au profit de la création et la préservation de monopoles. Cela aurait été pire en Chine. C’est précisément parce que la sphère politique était largement isolée de la sphère économique que les capitalistes ont pu se focaliser sur la production et rester éloignés de la politique (autant que possible, parce que le parti est exposé à une corruption croissante).

Comment la Chine est-elle arrivée à cette combinaison ? Il peut y avoir plusieurs raisons, notamment la tradition millénaire de gestion par des bureaucraties impériales, l’alliance historique (…) entre le parti communiste et le Kuomintang de Sun Yat-sen (une alliance comme on n’en a jamais vu dans le reste du monde communiste). On peut se demander si cela aurait pu se produire ailleurs. Peut-être. La Nouvelle politique économique de Lénine n’était pas très différente des politiques chinoises des années quatre-vingt. Mais Lénine voyait dans la NEP une concession temporaire aux capitalistes, parce qu’il croyait que le socialisme était plus progressif et donc générait "scientifiquement" plus de croissance. Peut-être n’est-ce que les échecs du Grande Bond en avant et le chaos de la Révolution culturelle qui ont (…) convaincu Deng et d’autres que l’initiative privée était plus "progressive" que la planification sociale et les entreprises publiques. Lénine a pu ne pas voir cela. C’était trop tôt.

Je me demande ce que Staline aurait pensé de la Chine. Il aurait probablement été ravi de voir son nom continuer d’être inscrit dans le panthéon officiel. (Dans une grande librairie à Pékin, les premières rangées de livres sont des traductions de classiques du marxisme, notamment des livres de Marx, d’Engels, de Lénine et de Staline. Peu de gens les regardent. Les rangées suivantes qui présentent des livres sur la gestion de patrimoine, l’économie de la finance, les investissements boursiers, etc., sont bien plus populaires.) Staline aurait été impressionné par la croissance chinoise, par l’énorme pouvoir de l’Etat et du pays (ce n’est plus un pays auquel il aurait pu envoyer ses conseillers pour l’aider technologiquement), par la capacité du parti à contrôler la population de façon très sophistiquée et en toute discrétion.

Staline aurait aimé le succès économique et le pouvoir militaire qui vient avec, mais il aurait probablement été choqué par la richesse privée. Il est difficile de le voir coexister avec Jack Ma. Hayek aurait eu la réaction inverse : il aurait été ravi de voir ses idées à propos de l’ordre spontané du marché être vérifiées de façon véhémente, mais il n’aurait pas réussi à comprendre que cela n'était possible que sous le règne du parti communiste.

Personne ne serait resté indifférent face au plus grand succès économique de tous les temps. Et personne ne l’aurait pleinement compris. »

Branko Milanovic, « Hayekian communism », in globalinequality (blog), 24 septembre 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 8 décembre 2016

Une religion longue d'un siècle

« (…) Nous avons des milliers de volumes historiques sur le communisme et également des milliers de livres faisant l’apologie ou bien la critique du communisme, mais nous n’avons pas encore déterminé avec précision quelle a été sa place dans l’histoire globale (par exemple, nous n’avons pas encore tranché si le colonialisme se serait achevé sans le communisme, si le communisme a poussé le capitalisme à être moins inégal, s’il a promu la mobilité sociale, s’il a accéléré en Asie la transition des sociétés agraires vers les sociétés industrielles, etc.). (…) Nous n’allons probablement pas être capables de le faire pendant un moment, pas tant que les passions qu’il a suscitées ne se seront pas estompées.

La mort de Fidel Castro est un marqueur utile car il était le dernier révolutionnaire communiste canonique : le meneur d’une révolution qui supplanta l’ordre des choses précédente, nationalisa la propriété et régna à travers un Etat à parti unique. Nous pouvons affirmer en toute confiance qu’aucun révolutionnaire communiste aussi canonique que ceux que nous avons connus au vingtième siècle (notamment Lénine, Trotsky, Staline, Mao, Liu Shaoqi, Tito et Fidel) ne va apparaître au cours de ce siècle. L’idée d’une propriété nationalisée et d’une planification centrale est morte. D’une façon très symétrique, l’Utopie qui prit le pouvoir dans un Petrograd glacial en novembre 1917 s’est achevée avec la mort de son dernier grand partisan dans une nation caribéenne en novembre 2016.

Voici quelques idées, certes bien simplifiées, mais que j’espère développer un peu plus tard dans un livre.

Qu’avait été le communisme ? Il a été la première religion séculaire mondiale. Son attrait était vraiment global, à la fois géographiquement et socialement, d’une classe sociale à l’autre : il conquit aussi bien les enfants des riches que les enfants des pauvres, aussi bien les Chinois et les Indiens que les Français et les Russes. Comme la Chrétienté et l’Islam, il exigea de ses fidèles l’abnégation. Comme la Chrétienté (…), il a son prophète, mort dans la semi-obscurité et dont les travaux subversifs se propagèrent entre les mains des étrangers via les moyens de communication fournis par la puissance hégémonique qu’ils essayaient de saper et détruire. A la différence du capitalisme, il fut hautement idéologique. Alors que l’idéologie du capitalisme est assez légère (et souvent malléable et pragmatique), l’idéologie du communisme était inflexible. Le système communiste prenait très au sérieux son idéologie, pas moins sérieusement que ne l'ont fait la Chrétienté et l’Islam. Mais cela ne pouvait conduire qu’à l’émergence de divers mouvements rebelles, désaccords doctrinaux, conflits et tueries, à nouveau comme dans le cas des religions transcendantales.

Bien que le communisme était idéologiquement un mouvement font sur l’économie et dont l’objectif était la création d’une société d’abondance sans classes, ses aspects sont difficiles à saisir dans les confins économistiques étroits. Il combina une concentration extrême du pouvoir politique à une large égalité économique : les économistes modernes comme Acemoglu et Robinson ne peuvent comprendre cela ni le coller dans leur cadre théorique. La plupart des gens aujourd’hui ne le peuvent pas non plus car ils croient que l’objectif de tout pouvoir politique doit être économique.

Le communisme promouvait la mobilité sociale et parvenait à en obtenir une, mais cette mobilité fut obtenue à un prix élevé : certains travailleurs échappaient aux professions mal payés et fatigantes en devenant des bureaucrates mieux payés et placés à un niveau hiérarchique plus élevé que ceux qui échouèrent à s’"échapper". Il créa donc quelque chose de semblable à une société de classes alors même qu’il promettait d’abolir les classes. Dans sa forme la plus dégénérée, il créa des monarchies, comme en Corée du Nord ou dans une certaine mesure en Chine (avec ses "princes héritiers").

Pourquoi a-t-il échoué ? De façon très générale, il échoua parce qu’il s’opposa à deux puissantes passions humaines : la liberté (celle d’exprimer ses opinions ou de faire ce que l’on désire) et la propriété. Ce sont des passions promues par les Lumières. Durant l’ère pré-moderne, la majorité des gens considéraient l’oppression politique ou l’absence de propriété comme données. Or, le communisme n’est pas apparu au Moyen-âge, mais à l’époque moderne, un véritable héritier des Lumières.

Parce qu’il constituait une religion séculaire, il promettait monts et merveilles, chose que l’on peut vérifier sur le plan empirique. Il promettait la libération du travail de l’oppression exercée par les propriétaires (une libération qu’il ne livra qu’en partie) et l’abondance économique (abondance qu’il ne parvint pas à fournir). S’il se révélait de moins en moins capable d’apporter des avancées économiques, c’est avant tout parce que la nature du progrès technique changeait : les innovations provinrent de moins en moins des larges secteurs centralisés et sont devenues de plus en plus décentralisées. Le communisme ne pouvait pas innover dans les domaines qui exigeaient le consentement des consommateurs. Il fournissait donc des tanks, mais pas des stylos, des vaisseaux spatiaux, mais pas du papier toilette.

Est-ce qu’il reviendra ? Nous ne pouvons donner une réponse assurée, mais aujourd’hui il semble peu probable que l’on connaisse un retour de la propriété non privée et de la coordination centralisée de l’activité économique. Le capitalisme, qui s’appuie sur la propriété privée du capital, le salariat et la coordination décentralisée, est pour la première fois dans l’histoire humaine le seul système économique qui existe à travers le monde. Qu’il s’agisse de capitalisme monopolistique, de capitalisme d’Etat ou de capitalisme concurrentiel, les principes de la propriété privée sont aussi bien acceptés en Chine qu’aux Etats-Unis.

Cependant, certaines idées du communisme, notamment les idées religieuses, vont toujours se révéler attrayantes pour certains : son égalitarisme, son internationalisme et l’attente de l’abnégation sont aussi intrinsèquement humains que les pulsions qu’il cherche à supprimer (la quête de liberté et la propriété). Il trouvera donc toujours des partisans parmi ceux qui trouvent répugnants la cupidité et l’esprit acquisiteur qui sous-tendent inévitablement le capitalisme. Mais de notre perspective actuelle, de tels groupes semblent condamnés à rester à jamais aux marges de la société, en créant leurs propres communautés ou en écrivant des traités à faible audience. Bref, ils sont précisément dans la même situation que celle où ils étaient à la fin du dix-neuvième siècle. »

Branko Milanovic, « A secular religion that lasted one century », in globalinequality (blog), 27 novembre 2016. Traduit par Martin Anota