Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - concurrence

Fil des billets

lundi 30 septembre 2019

Et si les taux d'intérêt ultra-faibles pénalisaient l'activité ?

« Le rendement réel (c’est-à-dire ajusté à l’inflation) des bons du Trésor américain à dix ans est actuellement nul et il a été extrêmement faible pour l’essentiel des huit dernières années. Et plus récemment, la BCE a davantage réduit son taux de dépôt à -0,5 % dans le cadre des nouvelles mesures qu’elle a adoptées pour stimuler l’économie de la zone euro.

De faibles taux d’intérêt ont traditionnellement été perçus comme favorables à la croissance économique. Mais nos récents travaux suggèrent que cela pourrait ne pas être le cas. En effet, des taux d’intérêt extrêmement faibles peuvent entraîner une plus lente croissance en intensifiant la concentration des marchés. Si ce raisonnement est correct, il implique qu’une baisse supplémentaire des taux d’intérêt ne va pas sauver l’économie mondiale de la stagnation.

La vue traditionnelle suggère que lorsque les taux de long terme chutent, la valeur présente nette des flux de trésorerie futurs augmente, ce qui rend plus rentable pour les entreprises d’investir dans des technologies améliorant la productivité. De faibles taux d’intérêt devraient alors avoir un effet expansionniste sur l’économie via leur stimulation de la croissance de la productivité.

Mais si les faibles taux d’intérêt ont aussi un effet stratégique opposé, ils réduisent l’incitation des entreprises à investir pour stimuler l’activité. En outre, comme les taux de long terme se rapprochent de zéro, cet effet récessif domine. Donc, dans l’environnement de faibles taux d’intérêt d’aujourd’hui, une baisse supplémentaire des taux va probablement ralentir l’économie en freinant la croissance de la productivité.

Cet effet stratégique fonctionne via la concurrence sectorielle. Bien que de plus faibles taux d’intérêt encouragent toutes les entreprises dans un secteur à investir davantage, l’incitation à le faire est plus grande pour les meneurs du marché que pour les suiveurs. Par conséquent, les secteurs deviennent plus concentrés au cours du temps à mesure que les taux d’intérêt de long terme diminuent. Nos travaux indiquent que l’entreprise qui domine un secteur et une entreprise qui s’y trouve dominée interagissent stratégiquement dans le sens où chacune considère soigneusement la politique d’investissement de l’autre lorsqu’elle décide de la sienne. En particulier, parce que les meneurs d’un secteur répondent plus fortement à une baisse du taux d’intérêt, les suiveurs se découragent et arrêtent d’investir comme les meneurs sont trop en avance par rapport à eux. Et parce que les meneurs ne font alors plus face à une menace concurrentielle sérieuse, ils finissent aussi par cesser d’investir et deviennent ainsi des "monopoleurs paresseux".

Peut-être que la meilleure analogie est d’imaginer deux coureurs engagés dans une course perpétuelle sur un circuit. Le coureur qui finit chaque tour en tête gagne un prix. Et c’est la valeur présente actualisée de ces prix potentiels qui encourage les coureurs à améliorer leur position.

Maintenant, supposons que parfois au cours de la course, le taux d’intérêt utilisé pour actualiser les prix futurs chute. Alors les coureurs pourraient vouloir courir plus vite parce que les prix futurs valent plus qu’aujourd’hui. C’est l’effet économique traditionnel. Mais l’incitation à courir plus vite est plus grande pour celui qui mène la course, car il est plus proche des prix et a donc plus de chances de les obtenir. Celui qui mène la course accroît donc son avance sur le suiveur, qui se décourage parce qu’il a désormais moins de chances de le rattraper. Si cet effet de découragement est très important, alors le suiveur peut tout simplement abandonner. S’il abandonne, le meneur peut aussi ralentir, comme il ne fait plus face à une concurrence. Et nos travaux suggèrent que cet effet de découragement stratégique va dominer quand le taux d’intérêt utilisé pour actualiser la valeur des prix approche zéro.

Dans l’économie du monde réel, cet effet stratégique est susceptible d’être encore plus fort, parce que les firmes meneuses dans chaque secteur ne font pas face en pratique au même taux d’intérêt que les suiveuses. Il est typiquement plus élevé pour les secondes que pour les premières et cet écart tend à persister lorsque les taux d’intérêt chutent. Un avantage en termes de coût de financement comme celui-ci pour les meneuses renforcerait davantage l’impact stratégique récessif des taux d’intérêt réels.

Cet effet récessif contribue à expliquer de nombreuses dynamiques touchant l’économie mondiale. Premièrement, le déclin des taux d’intérêt qui commença au début des années quatre-vingt a été associé à une concentration accrue des marchés, une hausse des profits des entreprises, un moindre dynamisme des entreprises et un ralentissement de la croissance de la productivité. Tout cela est cohérent avec notre modèle. En outre, le calendrier des tendances agrégées colle aussi avec le modèle : les données montrent une hausse de la concentration des marchés et de la profitabilité des années quatre-vingt aux années deux mille, suivie par un ralentissement de la croissance de la productivité à partir de 2005.

Deuxièmement, le modèle fait quelques prédictions uniques que nous testons à partir des données empiriques. Par exemple, un portefeuille boursier qui contient de nombreux titres des firmes meneuses de chaque secteur et peu de titres des firmes suiveuses génère des rendements positifs quand les taux d’intérêt chutent. Plus important, cet effet devient plus puissant quand le taux est initialement faible. C’est cohérent avec ce que le modèle prédit.

L’effet récessif des taux d’intérêt ultra-faibles a d’importantes implications pour l’économie mondiale. Notre analyse suggère qu’avec des taux d’intérêt déjà extrêmement faibles, une nouvelle baisse des taux aura un impact économique négatif via la concentration accrue des marchés et une plus faible croissance de la productivité. Donc, loin de soulager l’économie, de plus faibles taux d’intérêt peuvent lui infliger plus de mal. »

Ernest Liu, Atif Mian et Amir Sufi, « Could ultra-low interest rates be contractionary? », 17 septembre 2019. Traduit par Martin Anota

vendredi 10 août 2018

Les marchés sont-ils trop concentrés ?

« Lors de son apogée à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, la Standard Oil Company contrôlait environ 95 % des activités de raffinage du pétrole aux Etats-Unis. La domination des marchés par de grandes entreprises comme la Standard Oil a été emblématique de ce que l’on appelle l’Age doré et elle déclencha un mouvement antitrust. En conséquence, en 1911, la Cour suprême des Etats-Unis a obligé la Standard Oil à se scinder en plus de 30 entreprises.

Aujourd’hui, plusieurs secteurs de l’économie présentent des niveaux similaires de concentration. Google représente plus de 90 % de l’ensemble du trafic de recherches en ligne. Ensemble, Google et Apple produisent les systèmes d’exploitation qui fonctionnent sur presque 99 % des smartphones. Juste quatre entreprises (Verizon, AT&T, Sprint et T-Mobile) fournissent 94 % des services sans fil aux Etats-Unis. Et les cinq plus grosses banques aux Etats-Unis contrôlent près de la moitié de tous les actifs bancaires dans le pays.

Face à l’accroissement de la concentration dans ces secteurs tout comme dans d’autres (cf. graphique), les commentateurs et politiciens des deux côtés du spectre politique ont sonné l’alarme. William Galston et Clara Hendrickson de la Brookings Institution ont écrit qu’(…) "en 1954, les 60 plus grandes entreprises représentaient moins de 20 % du PIB. Aujourd’hui, les 20 plus grosses entreprises représentent plus de 20 % du PIB". Et dans un article publié dans l’American Economic Review, David Autor, David Dorn, Lawrence Katz, Christina Patterson et John Van Reenen (…) ont constaté que la concentration s’est accrue entre 1982 et 2012 dans six secteurs représentant les quatre cinquièmes de l’emploi du secteur privé.

GRAPHIQUE Indice de concentration Herfindahl-Hirschman

Tim_Sablik__Indice_de_concentration_Herfindahl-Hirschman.png

Si l’accroissement de la concentration des marchés signifie qu’il y a moins de concurrence, cela peut avoir diverses répercussions économiques, allant de prix plus élevés à une moindre productivité. Alors même que la Fed et d’autres responsables politiques débattent des causes d’énigmes macroéconomiques comme le récent ralentissement de la productivité ou la faible croissance des salaires, certains économistes ont affirmé que la hausse des niveaux de concentration contribue à expliquer ces mystères.

Efficience versus pouvoir de marché


Pour l’essentiel de la première moitié du vingtième siècle, il a généralement été supposé que la concentration permettait aux entreprises d’exercer un pouvoir de marché. Dans les années cinquante, Joe Bain, de l’Université de Berkeley, a développé des modèles qui reliaient directement la concentration d’un secteur avec son degré de concurrence. Selon Bain, à mesure que les marchés deviennent plus concentrés, les entreprises survivantes entrent naturellement en collusion pour se protéger des concurrents et accroître leurs prix. A cette époque, les cours de justice et les administrateurs partageaient ce point de vue, interdisant les fusions-acquisitions lorsqu’elles étaient susceptibles d’accroître la part de marché d’une entreprise au-delà d’un certain seuil.

Dans les années soixante-dix, les économistes et les juristes de l’Université de Chicago commencèrent à remettre en cause l’idée que la concentration soit forcément nocive. Ils ont noté que la concentration peut s’accroître simplement du fait que les entreprises efficaces réalisent de meilleures performances que leurs rivales et accroissent ainsi naturellement leur part de marché. Dans un livre particulièrement influent publié en 1978, The Antitrust Paradox, Robert Bork affirma que les fusions ont souvent été bénéfiques dans la mesure où elles auraient entraîné une baisse des prix et une plus forte productivité (…).

Plusieurs études ont récemment cherché à déterminer si l’actuelle tendance haussière de la concentration s’explique par la domination d’entreprises plus efficaces ou est le signe d’un plus grand pouvoir de marché. L’article réalisé par Autor, Dorn, Katz, Patterson et Van Reenen tend à soutenir la vision de Chicago, en constatant que les secteurs qui sont devenus plus concentrés depuis les années quatre-vingt ont aussi été les plus productifs. Ils affirment que l’économie est de plus en plus concentrée entre les mains de "firmes superstars", qui sont plus efficaces que leurs rivales.

Le secteur de la haute technologie est tout particulièrement susceptible d’être concentré en raison d’une plus grande efficience. Les plateformes pour la recherche ou les médias sociaux, par exemple, deviennent plus utiles pour leurs utilisateurs à mesure que ces derniers sont plus nombreux. Un réseau social, comme un réseau téléphonique, qui n’a que deux utilisateurs est moins utile qu’un autre ayant des millions d’utilisateurs. Ces effets de réseau et ces économies d’échelle incitent naturellement les entreprises à cultiver les plus grosses plateformes (…). Certains économistes s’inquiètent que ces aspects puissent limiter la capacité des nouvelles entreprises à concurrencer les entreprises en place (…).

Bien sûr, il y a des exceptions. Diverses entreprises en ligne qui ont un jour paru indétrônables ont depuis laissé leur position dominante aux concurrents. America Online, eBay et MySpace ont laissé leur place à Google, Amazon, Facebook et Twitter. "Il est facile de dire qu’en raison de l’existence d’économies d’échelle dans ces secteurs il peut ne jamais y avoir de concurrence en leur sein", dit Richard Schmalensee, un économiste du MIT, qui a beaucoup écrit à propos de l’organisation industrielle des plateformes. "Mais il y a des économies d’échelle dans beaucoup de secteurs. Elles limitent l’ampleur de la concurrence, mais elles ne la font pas disparaître."

D’un autre côté, certains chercheurs ont affirmé que les choses pourraient être différentes cette fois-ci. Les taux d’entrée pour les nouvelles entreprises ont chuté ces dernières années, ce qui signale peut-être que les challengers ont plus de difficultés à pénétrer ces marchés. (…) Cela peut résulter du comportement anticoncurrentiel de la part des entreprises en place. L’année dernière, les autorités de la concurrence de l’UE ont donné une amende d’un montant record de 2,42 milliards d’euros à Google pour avoir manipulé son moteur de recherche pour favoriser ses propres services par rapport à ceux de ses concurrents.

GRAPHIQUE Taux d’entrées et de sorties pour les entreprises

Tim_Sablik__Taux_d_entrees_et_de_sorties_pour_les_entreprises_Etats-Unis.png

"Vous ne voulez pas empêcher les entreprises de tirer avantage des économistes d’échelle", dit Schmalensee. "D’un autre côté, vous ne voulez pas que ces économies alimentent des positions de monopole qui soient défendues par des moyens déloyaux."

La technologie et les brevets sur cette technologie peuvent aussi constituer une autre manière par laquelle les entreprises en place créent des barrières pour les possibles rivaux. Dans un document de travail de 2017, ont constaté que depuis 2000, les entreprises sur les marchés concentrés ont eu plus de brevets que les entreprises sur les marchés moins concentrés. Ces brevets détenus par des entreprises sur les marchés concentrés tendaient aussi à être les plus valables, représentant un réel obstacle pour les potentielles entreprises cherchant à pénétrer ces marchés.

Effets sur les prix et salaires


Les prix peuvent être un autre signal du degré de concurrence qui s’exerce sur les marchés concentrés. Les entreprises qui sont capables de se protéger des concurrentes ont plus de latitude pour fixer des prix à un niveau supérieur à celui de leurs coûts marginaux sans craindre d’être dépassées par des entreprises proposant des prix plus faibles. Sur un marché parfaitement concurrentiel, de telles marges pousseraient les nouvelles entreprises à entrer sur le marché et à proposer des prix plus faibles, ce qui ramènerait finalement les marges vers zéro.

Malheureusement, il est en fait difficile de mesurer les marges. Cela nécessite de connaître les coûts des entreprises, une information qui n’est pas pleinement disponible pour les chercheurs. Ces derniers doivent déduire quels sont les coûts marginaux en étudiant les données relatives aux coûts totaux. De plus, de façon à analyser les marges dans tout un secteur, les économistes peuvent supposer que toutes les entreprises de ce secteur font face à la même structure de coûts marginaux. Selon le degré de réalisme de cette hypothèse, les résultats sont plus ou moins biaisés.

En raison de ces problèmes, il n’est pas surprenant de voir que les économistes n’aboutissent pas aux mêmes conclusions lorsqu’ils se penchent sur les marges. Dans un document de travail de 2018, Jan De Loecker (…) et Jan Eeckhout (…) ont constaté que les marges ont fortement augmenté ces dernières décennies : elles sont supérieures de 67 % au coût aujourd’hui, contre 18 % en 1980.

D’un autre côté, des marges plus élevées peuvent aussi découler d’un changement des coûts. Dans un récent document de travail, James Traina de l’Université de Chicago a constaté que la croissance des marges mise en évidence par De Loecker et Eeckhout disparaît une fois que l’on prend en compte la hausse des coûts de commercialisation comme part des coûts opérationnels totaux des entreprises au cours de la même période. Donc, il n’est pas certain que l’accroissement de la concentration des marchés aujourd’hui permette aux entreprises d’exercer un pouvoir de marché et de bénéficier de marges plus élevées.

Les entreprises dans les secteurs concentrés peuvent aussi exercer un pouvoir de marché sur les intrants de leur production, notamment le travail. Sur les marchés très concentrés, les entreprises peuvent former une collusion pour réduire la concentration pour les travailleurs et donc payer moins de salaires. En 2010, le Département de la Justice avait enquêté sur de possibles accords entre Apple, Google, Intel, Intuit, Pixar et Adobe à travers lesquels ces entreprises se seraient entendues pour ne pas se débaucher mutuellement des salariés, ce qui réduisait la concurrence des travailleurs du secteur de la haute technologie. (…)

Même sans collusion, les entreprises avec un plus fort pouvoir de marché sont à même de payer de plus faibles salaires. Dans document de travail du NBER, Efraim Benmelech (…), Nittai Bergman (…) et Hyunseob Kim (…) ont constaté que la plus forte concentration sectorielle est associée à de moindres salaires au niveau local et que ce lien s’est renforcé depuis 1981.

Des gains d’efficacité peuvent aussi expliquer ces tendances. Autor et ses co-auteurs affirment que les firmes "superstars" dans les secteurs concentrés utilisent moins de travailleurs grâce à leur plus forte productivité. Cela réduirait la part de la production économique qui rémunère les travailleurs, ce qui ralentirait la croissance globale des salaires. (…)

Un déclin du dynamisme


Des prix plus élevés et de moindres salaires sont juste deux coûts potentiels d’une plus forte concentration. Les responsables politiques à la Fed s’intéressent aussi au potentiel de croissance à long terme de l’économie et certains économistes ont affirmé que l’accentuation de la concentration peut avoir un effet négatif sur l’innovation et le dynamisme économique.

L’économiste de l’Université de Harvard Joseph Schumpeter est célèbre pour avoir développé l’idée de "destruction créatrice" pour décrire le processus par lequel la concurrence exercée par les nouvelles entreprises qui entrent sur le marché en innovant alimente la croissance de la productivité. En théorie, de nouvelles entreprises petites et innovantes vont être plus efficaces et remplacer les entreprises en place stagnantes ou moins efficaces, permettant une réallocation des travailleurs vers des usages plus productifs. La recherche suggère que ce processus a ralenti au cours des dernières décennies. Les jeunes entreprises, qui ont par le passé été à l’origine d’une part significative des créations d’emplois, emploient une part de moins en moins importante de la main-d’œuvre.

D’un autre côté, certains économistes ont rejeté l’idée que la destruction créatrice alimente la croissance économique. Dans un article de 2018, Chang-Tai Hsieh (…) et Peter Klenow (…) ont constaté que les innovations et les gains en termes de productivité proviennent essentiellement des entreprises en place qui améliorent leurs procédés de production et leurs produits plutôt que des nouvelles entreprises. De ce point de vue, une hausse de la concentration et une baisse de la part des startups parmi les entreprises ne doivent pas inquiéter, aussi longtemps que les entreprises en place sont incitées à continuer d’innover. L’effet de la concurrence sur les incitations à investir et à innover reste cependant une question ouverte.

"L’un des possibles problèmes avec l’innovation est que vous payez le coût aujourd’hui, mais si vous ne pouvez protéger votre innovation, alors vous n’en tirerez pas de bénéfices dans le futur", dit Thomas Philippon de l’Université de New York. Cela peut être particulièrement vrai dans les secteurs où les coûts initiaux en recherche-développement sont élevés, mais où les coûts de réplication sont faibles, comme dans le secteur pharmaceutique. Des gouvernements comme celui des Etats-Unis accordent des brevets (des monopoles temporaires) pour inciter les entreprises de tels secteurs à innover. Mais il est aussi possible que les entreprises avec un fort pouvoir de marché choisissent de moins innover, préférant se contenter de leurs rentes en maintenant des prix élevés sur leurs produits existants.

Les deux théories ne sont pas mutuellement exclusives. Les économistes ont suggéré que la relation entre la concurrence et l’innovation suit une relation en forme de U inversé. A de faibles niveaux de concurrence, un surcroît de concurrence incite les entreprises à innover. Mais si les niveaux de concurrence sont déjà élevés, les entreprises qui innoveraient seraient davantage susceptibles d’être imitées par leurs rivales, ce qui réduit les incitations à innover. La question est : de quel côté de la courbe les secteurs concentrés se situent-ils aujourd’hui ? "Pour la plupart des secteurs aux Etats-Unis, il semble que nous soyons du côté de la courbe où un surcroît de concurrence se traduit par un surcroît, et non une baisse, de l’innovation", estime Philippon.

Les niveaux d’investissement des entreprises ont été faibles depuis le début des années deux mille relativement à leur profitabilité, selon une récente étude réalisée par Philippon et Germán Gutiérrez, son collègue de l’Université de New York. Après avoir pris en compte les conditions de marché, telles que les cicatrices laissées par la Grande Récession, ils ont constaté que les entreprises dans les secteurs les plus concentrés investissaient moins que celles dans les marchés les plus concurrentiels. Ils affirment que cela s’explique par le manque de concurrence. "Quand les meneurs d’un secteur sont concurrencés, ils investissent plus, à la fois dans les actifs physiques et les actifs intangibles comme la propriété intellectuelle", déclare Philippon. "Je suis sûr que vous pouvez trouver des exemples où la concurrence a découragé l’innovation, mais je pense que nous sommes aujourd’hui loin d’une telle situation".

Pas de solutions faciles


Plusieurs signes suggèrent un accroissement de la concentration sectorielle ces dernières années. Il est moins clair de savoir ce que cela signifie pour l’économie. Certaines preuves empiriques suggèrent que des niveaux de concentration croissants contribuent à affaiblir la concurrence, ce qui est susceptible d’avoir des effets pernicieux sur le bien-être des consommateurs et la productivité. D’autres travaux suggèrent que l’efficience découle de la consolidation des entreprises, qui serait bénéfique pour les consommateurs. Pour compliquer davantage les choses, les deux forces peuvent s’exercer au même instant selon le secteur, si bien qu’il est difficile de discerner les effets sur l’économie au niveau agrégé. (…) »

Tim Sablik, « Are markets too concentrated? », in Federal Reserve Bank of Richmond, Econ Focus, premier trimestre 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 10 avril 2018

Les relations entre concurrence, concentration et innovation

« Le lien théorique entre concurrence et innovation est complexe. Les premiers travaux dans le cadre de la croissance endogène soulignèrent un "effet de rente" (rent effect) schumpétérien, à travers lequel une baisse de la concurrence sur le marché accroît les rentes après innovation pour l’entreprise en place, ce qui accroît les incitations à innover. Les travaux postérieurs ont souligné l’importance d’une force additionnelle, en l’occurrence l’effet de "fuite face à la concurrence" (escape competition effect) : si la pression concurrentielle est trop faible et que les profits sont déjà élevés, l’entreprise sera peu incitée à accentuer ses efforts dans l’innovation. Dans le contexte international, les effets de rente et de fuite face à la concurrence ont une interprétation plus large. Par exemple, une réduction des barrières au commerce international permettent aux innovations d’extraire de plus grandes rentes, comme la taille du marché sur lequel ils opèrent est plus grande. Au même instant, les pressions générées par la masse de concurrents potentiels s’accroît, dans la mesure où les firmes étrangères contribuent à générer de telles pressions (Akcigit et alii, 2017).

La littérature empirique décèle certaines de ces forces conflictuelles. Par exemple, les politiques qui accroissent la concurrence sur le marché des produits semblent stimuler l’innovation, mais jusqu’à un certain niveau, niveau au-delà duquel leur poursuite conduit à une baisse de l’innovation (Aghion et alii, 2005). Divers travaux ont récemment examiné comment les taux d’innovation dans les pays développés ont été affectés par les plus forces pressions concurrentielles générées par la mondialisation et l’intégration de la Chine dans le commerce mondial. L’effet sur l’innovation semble positif en Europe et négatif aux Etats-Unis (Autor et alii, 2016 ; Bloom, Draca et Van Reenen, 2016). La concurrence sur le marché des produits semble fortement interagir avec le degré de protection des droits de propriété intellectuelle, un autre déterminant des rentes des innovateurs. Par exemple, certaines données suggèrent qu’une plus forte concurrence sur le marché des produits n’est associée à un surcroît d’innovations que lorsque les droits de propriété intellectuelle sont fortement protégés (Aghion, Howitt et Prantl, 2015). Cependant, si une forte protection incite les multinationales à transférer des technologies d’un pays à l’autre, elle réduit l’innovation dans d’autres contextes (Williams, 2013 ; Bilir, 2014).

Beaucoup de travaux se focalisent sur le degré de concentration sur le marché des produits au niveau sectoriel, en utilisant souvent l’indice Herfindahl-Hirschman ou le ratio de concentration (la part des ventes du secteur que réalisent les quatre plus grandes entreprises de ce secteur). Théoriquement, une plus forte concentration pourrait être cohérente avec de plus fortes pressions concurrentielles (et peut-être aussi une plus forte innovation), par exemple si les entreprises innovantes "superstars" étaient susceptibles d’apparaître dans les marchés les plus concurrentiels (Autor et alii, 2017). Cependant, certaines données suggèrent que l’accentuation de la concentration aux Etats-Unis est en partie liée à l’effritement de la concurrence (Grullon, Larkin et Michaely, 2017 ; Gutierrez et Philippon, 2017). Une dernière observation cruciale est que les tendances en termes de concentration sont sensibles à la définition du marché pertinent. Par exemple, si la concentration s’accroît dans certains grands pays, la concentration mondiale semble décliner, en raison du rôle accru que jouent les entreprises des pays émergents sur les marchés internationaux (Freund et Sidhu, 2017). »

Roberto Piazza (2018), « Relationship between competition, concentration, and innovation », in FMI, World Economic Outlook, chapitre 4, avril 2018. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Le paradigme néo-schumpétérien de la croissance »