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Tag - courbe de Kuznets

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jeudi 25 février 2016

Les vagues de Kuznets… ou comment les inégalités de revenu croissent et décroissent à très long terme

« En 1955, lorsque Simon Kuznets écrivait à propos de l’évolution des inégalités dans les pays riches (et un couple de pays pauvres), les Etats-Unis et le Royaume-Uni connaissaient alors l’une des plus fortes baisses des inégalités de revenu que l’on ait pu enregistrer au cours de l’histoire, couplée à une croissance rapide. Il semblait alors évident qu'il fallait parvenir à identifier les facteurs derrière la baisse des inégalités et Kuznets a pour sa part mis en avant le rôle joué par le développement de l’éducation, par la baisse des écarts de productivité entre les secteurs (donc par l’égalisation des composantes des salaires correspondant à des rentes), une baisse du rendement du capital et des pressions politiques en faveur d’une plus grande redistribution des revenus. Il se pencha alors sur l’évolution des inégalités au cours du siècle passé et estima que les inégalités ont augmenté, en raison de la réallocation de la main-d’œuvre du secteur agricole vers l’industrie, puis ont atteint un pic dans le monde développé quelque part autour du début du vingtième siècle. Il conçut alors ce qu’on appela par la suite la "courbe de Kuznets". (…) Mais la courbe de Kuznets a peu à peu été délaissée, parce que ses prédictions d’une baisse continue des inégalités dans les pays avancés ne collaient pas avec la hausse soutenue des inégalités que l’on a pu observer à partir de la fin des années soixante dans pratiquement tous les pays développés (…).

Nous devons considérer l’actuelle hausse des inégalités comme la phase ascendante de la seconde courbe de Kuznets de l’époque moderne. Cette hausse s'explique avant tout par le changement technologique et la réallocation de la main-d’œuvre du secteur industriel homogène vers les services hétérogènes (ce qui crée donc un déclin des travailleurs à se mobiliser), mais aussi (comme durant la première vague) par la mondialisation, qui tend à comprimer les classes moyennes dans les sociétés occidentales, tout en poussant à la baisse des taux d’impositions sur le capital et le travail très qualifié. (…)

Les historiens économiques comme van Zayden (1995), Nogal et Prados (2013), Alfani (2014) et Ryckbosch (2014) ont repéré des périodes d’accroissement et de décroissement des inégalités dans l’Europe préindustrielle. Ce qui est intéressant, c’est que les cycles de Kuznets dans les sociétés préindustrielles répliquent fondamentalement les cycles malthusiens, parce qu’ils prennent place dans un contexte de revenu moyen quasi-stationnaire. Les cycles de Kuznets préindustriels ne trouvent pas leur origine dans des facteurs économiques, mais plutôt dans les épidémies et les guerres. Celles-ci entraînent une baisse de la population, une hausse du revenu moyen, une hausse des salaires (en raison de la raréfaction de la main-d’œuvre) et donc une baisse des inégalités, jusqu’à ce que la croissance démographique annule tous ces gains au travers un processus très malthusien.

GRAPHIQUE 1 La relation de Kuznets aux Etats-Unis (1774-2013)

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Donc, nous pouvons observer des vagues de Kunznets au cours des six ou sept derniers siècles de l’histoire européenne. Dans les temps préindustriels, ils sont observables en fonction du temps, car le revenu est plus ou moins constat (…). Après la Révolution industrielle, cependant, nous voyons des vagues répondant aux facteurs économiques (par exemple, le progrès technique, la réallocation intersectorielle de la main-d’œuvre) et nous pouvons les représenter comme le pensait Kuznets en fonction du revenu moyen. C’est ce que je représente à travers les graphiques pour les Etats-Unis et pour le Royaume-Uni (autrefois l’Angleterre). (…)

GRAPHIQUE 2 La relation de Kuznets au Royaume-Uni (1688-2010)

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L’explication de Kuznets s’est principalement focalisée sur des forces économiques, "bénignes". Il s’est trompé en négligeant l’impact des forces "malignes" (notamment des guerres) qui sont de puissants moteurs dans l’égalisation des revenus. (…) Les Guerres mondiales ont entraîné une compression des revenus à travers une plus forte imposition, une répression financière, un rationnement, des contrôles des prix et même la destruction des actifs physiques (comme en Europe et au Japon).

Les inégalités peuvent ne pas se renverser prochainement (…), du moins pas aux Etats-Unis, où je perçois quatre forces puissantes qui continuent de pousser les inégalités à la hausse (…) : l’accroissement de la part du revenu rémunérant le capital, qui est, dans tous les pays riches, extrêmement concentrée entre les mains des plus aisés (avec un indice de Gini supérieur à 90) ; l’association toujours plus étroite des hauts revenus du capital et du revenu entre les mains des mêmes personnes (Atkinson et Lakner, 2014) ; l’homogamie (la tendance des plus riches et des plus qualifiés à se marier ensemble) ; et l’importance croissante de la monnaie dans la politique, qui permet aux plus riches de faire voter des règles qui les favorisent et qui ont donc pour conséquence d’entretenir les inégalités (Gilens, 2012).

Le pic que les inégalités devraient atteindre avec la seconde courbe de Kuznets de l’ère moderne devrait être plus faible que celui de la première (lorsqu’au Royaume-Uni, les inégalités étaient aussi fortes que dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui), parce que les sociétés avancées ont entre-temps acquis des "stabilisateurs d’inégalités", comprenant notamment les allocations-chômage et les pensions de retraite. »

Branko Milanovic, « Introducing Kuznets waves: How income inequality waxes and wanes over the very long run », in VoxEU.org, 24 février 2016. Traduit par Martin Anota

mardi 14 janvier 2014

Le retour du capitalisme patrimonial : une recension du ‘Capital au XXIe siècle’ de Thomas Piketty

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« Nous sommes en présence d’un des livres les plus décisifs de la pensée économique. (…) Un lecteur habitué des travaux de Thomas Piketty s’attendrait à découvrir un livre qui discute des enjeux entourant la concentration des revenus. Ce lecteur ne sera pas déçu. Toutes ces questions sont bel et bien là, décrites et expliquées plus clairement que jamais. Ce n’est toutefois pas la seule chose importante du livre. La contribution clé est l’analyse du capitalisme que réalise Piketty. Le livre fournit une "théorie générale du capitalisme". Les enjeux des inégalités ne sont qu’une facette, aussi importante soit-elle, de cette théorie générale. L’objectif de Piketty n’est ni plus ni moins que l’unification de la théorie de la croissance économique avec les théories de la répartition fonctionnelle et personnelle des revenus, et donc une description quasi complète du fonctionnement d’une économie capitaliste. (…)

Pour comprendre Thomas Piketty, il faut retourner aux économistes classiques. Comme Ricardo, Malthus et Marx, Piketty construit une "machine" simple qui incorpore les aspects clés d’une économie capitaliste. Puis il laisse cette machine fonctionner et produire les résultats qui nourriront son analyse du passé et du futur. La "machine" ou, en langage plus moderne, le "modèle" consiste en une relation définitionnelle, deux lois économiques fondamentales du capitalisme (telles qu’elles sont qualifiées par Piketty) et une inégalité.

Commençons avec la définition (chapitre 1) qui lie le stock de capital (K) au flux de revenu (Y). Le stock de capital inclut toutes les formes d’actifs rapportant un rendement explicite ou implicite : l’immobilier (…), les terres, les machines, le capital financier sous forme de liquidité, d’obligations et d’actions, la propriété intellectuelle et même les êtres humains au temps du colonialisme. L’importance relative des différents actifs a bien sûr changé au cours de l’histoire : la propriété terrienne est bien moins importante aujourd’hui que par le passé. L’importance varie aussi entre les pays riches et pauvres à un moment donné et entre différents groupes de revenu. Les riches détiennent généralement une plus grande part de leur capital sous forme d’actifs financiers, la classe moyenne détient la majorité de son capital sous forme immobilière et les pauvres (notamment dans les pays riches où ils représentent la moitié de la population) n’ont pas grand-chose comme actifs. (…)

La principale inquiétude de Piketty concerne ici le rapport entre le capital ainsi défini et le flux de revenu annuel total. Il appelle ce ratio β. A partir de ces études historiques portant sur la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (chapitre 3), Piketty établit que β a, depuis à peu près la Révolution française jusqu’à aujourd’hui, suivi une forme en U. Il était élevé avant la Première Guerre mondiale, atteignant alors une valeur proche de 7 en France et au Royaume-Uni (et autour de 5 dans les Etats-Unis), puis il a été divisé par plus de deux au cours des cinquante années suivantes en Europe continentale et au Royaume-Uni, tandis qu’il restait inférieur à 4 aux Etats-Unis. Au cours des trente dernières années cependant, la pendule revient au point de départ et le ratio a augmenté, atteignant des valeurs qu’il n’avait pas atteintes depuis le début du vingtième siècle (…).

GRAPHIQUE 1 Rapport capital sur revenu en Europe

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source : Thomas Piketty (2013)

La signification d’un β croissant n’apparaît clairement que lorsqu’elle est combinée avec la première loi fondamentale du capital et une relation clé sur les inégalités. La première loi fondamentale établit que la part des revenus du capital dans le revenu national total (α) est égale au taux de rendement, en termes réels, du capital (r) multiplié par β. Il n’y a rien de nouveau ici : c’est simplement une identité.

Mais si le taux de rendement du capital (r) reste de façon permanente au-dessus du taux de croissance de l’économie (g) (c’est la relation d’inégalité clé de Piketty r>g), alors α s’accroît par définition et, combiné avec un β croissant, il peut fortement pousser la part du capital dans le revenu national à la hausse. Le processus présente un effet retour : comme α augmente, non seulement les propriétaires du capital deviennent plus riches, mais (à moins qu’ils consomment la totalité du rendement de leur capital) il leur en restera davantage pour réinvestir. La hausse de l’épargne pousse le taux de croissance du capital à s’écarter davantage du taux de croissance du revenu national, si bien qu’elle accroît β. Donc non seulement un β plus élevé mène à un α plus élevé, mais un α plus élevé mène aussi à un β plus élevé. Ceci est, en bref, comment la machine de Piketty fonctionne. Prenons le fait que β ait été croissant dans les économies avancées, combinons cela avec une relation définitionnelle (la première loi fondamentale) et supposons que r>g. Le processus entraîne une déformation de la répartition fonctionnelle du revenu en faveur du capital et, si les revenus du capital sont plus concentrés que les revenus du travail (un fait peu controversé), la distribution du revenu personnel va également devenir plus inégale, ce qui est en effet ce à quoi nous avons assisté au cours des trente dernières. Jusque ici tout va bien.

Le “modèle” dépend toutefois de façon cruciale de l’inégalité r>g. Si r=g, alors le capital et le revenu national s’accroissent au même taux, β est stable et la part du capital dans la production totale reste la même. Un résultat très néoclassique. Donc, pour que l’approche de Piketty soit valide, les données empiriques devront confirmer si r>g est suffisamment important. Nous reviendrons sur ce point.

La seconde loi fondamentale concerne la détermination à long terme de β. Grâce à la théorie de la croissance, nous savons que le ratio capital sur production à l’état régulier va être égal au taux d’équilibre divisé par le taux de croissance de l’économie. Donc, à long terme nous serions capables de définir les β d’équilibre qui seraient différents d’un pays à l’autre. Cependant, la seconde loi présente un rôle plutôt secondaire dans l’analyse de Piketty et il y a recours seulement lorsqu’il considère à quel niveau les β pourraient se fixer dans un (mythique ?) état régulier. (…)

Nous avons vu que β a augmenté dans les pays avancés depuis environ 1700 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Piketty explique cette hausse (…) comme étant la conséquence d’un rendement élevé sur le capital agissant sur une accumulation régulière du capital dans un environnement qui était institutionnellement favorable aux capitalistes plutôt qu’aux travailleurs. (…)

Mais pourquoi β, après la période de la Belle Epoque, décline précipitamment en Europe continentale, au Royaume-Uni et au Japon (et un peu moins aux Etats-Unis) ? C’est, affirme Piketty, en raison de la destruction physique du capital durant la période extraordinaire des deux guerres mondiales, de la forte taxation de l’héritage et des impôts sur le revenu “confiscatoires“ (des mesures qui étaient intimement liées au besoin de soutenir l’effort de guerre), de la forte inflation qui aida les débiteurs au détriment des créditeurs et finalement de l’atmosphère politique plus favorable au travail au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Tous ces facteurs furent nuisibles à l’accumulation du capital, réduisant β et la part du capital dans le revenu national. Ce fut cependant l’Age d’Or du capitalisme, les “trente glorieuses“ (1945-1975) comme on l’appelle en France ou le “Wirtschaftswunder” des Allemands. Les pays européens, les Etats-Unis et le Japon ont connu la plus forte croissance de leur histoire. Les pays européens et le Japon rattrapèrent presque entièrement les Etats-Unis en termes de productivité horaire du travail, le ratio capital sur production et le rendement net sur le capital furent faibles, la taxation élevée, la distribution fonctionnelle des revenus se déforma en faveur du travail et la répartition personnelle du revenu devint moins inégale. Ceci apparaît rétroactivement comme un Age d’Or, souvent regretté par les baby boomers vieillissants, nés et élevés à cette époque.

Mais avec les révolutions Thatcher-Reagan à la fin des années soixante-dix, l’Age d’Or s’achève et le capitalisme retrouve sa forme du dix-neuvième siècle. Le capital s’était déjà lentement reconstitué ; mais, depuis la fin des années soixante-dix, avec la réduction des impôts sur les profits et revenus (un point que Piketty documente savamment) et la quasi élimination des taxes sur l’héritage, la reconstitution s’accéléra et β amorça une ascension régulière, retrouvant à la fin du vingtième siècle les valeurs qu’il atteignait un siècle plus tôt. Le taux de croissance des économies capitalistes avancées décline parce que la convergence arrive à son terme et la répartition fonctionnelle et personnelle des revenus se détériore ; la première se déformant en défaveur du travail, le second en défaveur de tout le monde, sauf des 1 % des ménages les plus aisés. (…)

La conception de Piketty de l’Age d’Or est qu’elle fut un phénomène très spécial et non reproductible dans l’histoire du capitalisme. En raison du processus de convergence, les pays capitalistes d’Europe et le Japon ont connu une croissance plus rapide que s’ils avaient été à la frontière technologique. La hausse du taux de croissance démographique a également poussé g vers le haut (notons que g est la somme de la croissance de la population et la croissance du revenu par tête). D’un autre côté, les facteurs institutionnels, notamment la forte imposition et la menace du communisme (que Piketty ne mentionne pas) maintinrent r à un faible niveau et renversa l’inégalité r>g au cours d’une période unique du l’histoire du capitalisme (chapitre 10). Tout le développement positif durant l’Age d’Or (et ceci n’est pas une exagération) découla du renversement de cette inégalité. (…)

Les choses sont différentes, maintenant que le “periodo especial” du capitalisme s’est achevé. Premièrement, comme nous l’avons vu, les politiques économiques, en particulier en ce qui concerne l’imposition des profits, ont changé. Puis, la transition démographique (le faible taux de croissance de la population) affecte maintenant tous les pays européens et à une moindre ampleur les Etats-Unis, ce qui réduit bien sûr davantage g. La fin de la convergence implique que tous les pays avancés vont croître au rythme du progrès technique, or ce dernier croît chaque année, selon Piketty, de 1 et 1,5 % par an. Ajoutons 1 % de croissance démographique et g n’excède pas 2,5 % par an. Si r reste, comme le pense Piketty, à son niveau historique de 4-5% par an, tous les développements négatifs observés au cours du dix-neuvième siècle vont se reproduire.

Notons que la croissance de long terme est donnée de façon exogène par le progrès technique et la croissance démographique. Le problème est que ce nouveau taux g est faible et va inévitablement être inférieur au taux de rendement du capital. Ce sont les effets distributionnels de ce dernier (c’est-à-dire de l’inégalité r>g) qui s’avèrent délétères pour la société dans son ensemble : ils favorisent les propriétaires face au travail, les inactifs sur les actifs, raillent l’égalité des chances et la méritocratie et sapent la démocratie comme les riches utilisent leur argent pour acheter les politiques qu’ils désirent. Piketty n’accuse pas la faible croissance pour l’impasse où se trouvent actuellement les pays occidentaux : la faible croissance est inévitable une fois que les pays ont atteint un très haut niveau de revenu. C’est la "main morte" des précédentes générations (le ratio K sur Y élevé) et les hauts rendements du capital qui détruisent cohésion des sociétés capitalistes avancées d’aujourd’hui. "Le passé dévore l’avenir" (chapitre 16, p. 942).

Mais (…) si le ratio capital sur production s’accroît autant, le rendement marginal du capital ne devrait-il pas diminuer ? r ne devrait-il pas baisser ? C’est évidemment un point sensible dans la machine de Piketty. Il met en avant tout un tas de données historiques pour montrer que r a été plutôt stable durant les deux derniers siècles malgré de larges variations du ratio K sur Y. il affirme aussi (chapitre 10) que, même si nous retournons davantage dans le passé, aux temps romains, r a été régulier autour de 5-6 %. Un graphique saisissant, reproduit ci-dessous, présente un large écart positif entre r et g de l’Antiquité jusqu’au début du vingtième siècle, sa disparition (ou plutôt l’inversion, g>r) au cours d’une grande partie du vingtième siècle et sa récente réapparition. Cependant, Piketty considère que le processus actuel de sophistication financière et la concurrence internationale pour le capital contribuent à maintenir r à un niveau élevé. Alors que beaucoup de gens remettent en question l’intermédiation financière et l’accusent d’avoir provoqué la Grande Récession, Piketty considère qu’elle contribue à découvrir de nouvelles manières plus productives d’utiliser le capital financier et de maintenir le taux de rendement à un niveau élevé. Mais loin de faire de ce r élevé une bonne chose pour l’économie, il la considère comme le présage d’un désastre, à moins que nous ne retournions à un niveau élevé d’imposition.

GRAPHIQUE 2 Rendement du capital (après impôts) et taux de croissance au niveau mondial depuis l'Antiquité jusqu'en 2100

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source : Thomas Piketty (2013)

Le lecteur sera-t-il convaincu par l’argument selon lequel l’élasticité de substitution entre la capital et le travail est susceptible de rester élevé et qu’un accroissement du capital ne vas pas pousser r à la baisse ? Difficile de le dire. Les arguments de Piketty, en particulier ceux tirés de l’histoire économique et des données qu’il a recueillies, sont robustes et convaincants (voir par exemple son estimation de rendement net du capital en France et au Royaume-Uni sur deux siècles dans le chapitre 6). Mais il remet en cause l’un des principes fondamentaux en théorie économique : les rendements décroissants d’un facteur de production abondant. Piketty se montre en effet critique envers l’idée que les rendements marginaux fixent toujours le prix du travail et du capital, mais ces arguments ne sont pas développés et prennent la forme d’un obiter dicta. La validité du “modèle” de Piketty dépend donc de la proposition clé de la stabilité relative du taux de rendement du capital. (…) En d’autres mots, nous devrons attendre le jugement de l’histoire. (...)

Comment l’idée du “retour du capital” ou même du ”retour du rentier” cadre-t-elle avec l’importance croissante de l’éducation et quelque chose que Piketty et Saez (2003) et Piketty lui-même ici (par exemple avec le graphique suivant) ont documenté, en l’occurrence l’importance croissante des hauts revenus du travail pour les 1% des ménages les plus aisés ? Ne sommes-nous pas éloigné du capitalisme de rentier de l’Europe du dix-neuvième siècle ? Piketty est d’accord. Un β élevé ne signifie pas exactement la même chose aujourd’hui qu’il y a cent ans.

GRAPHIQUE 3 Les transformations du centile supérieur aux Etats-Unis

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source : Thomas Piketty (2013)

Nous vivons en effet dans un “capitalisme patrimonial” (…), mais avec (i) une plus faible concentration de la propriété au sommet, (ii) une propriété qui a “pénétré” bien plus profondément dans les classes moyennes et (iii) des revenus du travail des hauts dirigeants et banquiers qui leur permettent de se placer aux côtés des “rentiers” dans le centile supérieur. Parmi les membres du centile supérieur "cohabitent" les "rentiers qui se contentent de détacher des coupons" et les "riches travailleurs" (chapitre 8). Le "capitalisme patrimonial" moderne a réussi à étendre la propriété dans toute la moitié supérieure de la répartition (par opposition au 5 % supérieurs au début des années 1900) et à générer de hauts revenus du travail.

Mais la possession du capital, souvent issu de la richesse héritée, reste toujours crucialement importante et Thomas Piketty montre que le flux annuel d’héritage comme part du revenu national en France, au Royaume-Uni et en Allemagne aujourd’hui est à peu près le même qu’il y a un siècle : entre 8 et 12 % du revenu national. De plus, le pourcentage de la population née dans les années soixante-dix et quatre-vingt qui a reçu un héritage dont le montant est équivalent aux gains accumulés par un travailleur dans la moitié inférieure de la distribution salariale est d’environ 12%, soit le même chiffre qu’il y a un siècle. Pour les générations qui viennent ce chiffre va probablement atteindre 15 % (chapitre 11). Piketty en conclut alors que le “capitalisme patrimonial“ d’aujourd’hui n’est pas exactement le même que celui d’il y a un siècle : il a une base plus large et la richesse est moins concentrée au sommet ; les hauts revenus du travail sont plus fréquents. Mais ses aspects clés (la possibilité de générer un revenu satisfaisant sans avoir à travailler) sont toujours là. Le dilemme de Rastignac est de retour.

Les revenus du travail des banquiers et financiers sont-ils des revenus du travail classiques déterminés par la productivité marginale ? Thomas Piketty en doute. Il met en avant des preuves empiriques suggérant que de tels gains au sommet dépendent principalement d’événements heureux qui n’ont rien à voir avec la qualité de la direction. Il ne pense pas que le produit marginal des banquiers et dirigeants supérieurs puisse être déterminé avec certitude : leurs hauts salaires sont le produit d’un accord collusif entre eux-mêmes et les conseils d’administration (chapitre 9). Et, afin de les limiter, Piketty donne un rôle clé à l’imposition (“confiscatoire“). De lourds impôts sur les super riches vont avoir un faible effet sur le revenu, mais ils vont dissuader les banquiers et dirigeants de demander de tels salaires exorbitants. Comme le rappelle Piketty, dans les années soixante et soixante-dix, le taux d’imposition marginal aux Etats-Unis sur les plus hauts revenus était au voisinage de 90 % et il semblait absurde aux dirigeants d’insister pour avoir un autre million si 90 % de celui-ci finissait entre les mains du fisc. Mais avec un taux d’imposition marginal de 25%, l’histoire devient entièrement différente. Donc, le rôle de l’imposition (marginale) “confiscatoire“ est (…) de limiter les hauts revenus “socialement improductifs“ qui sont un gâchis, dans le sens où ils ne sont pas nécessaires pour accroître la production future. L’imposition est aussi nécessaire pour réduire le pouvoir politique des riches.

Bref, les sociétés où le ratio K sur Y est élevé et où le taux de rendement dépasse le taux de croissance de l’économie vont toujours avoir tendance à convertir les entrepreneurs en “rentiers“. Dans de telles sociétés, “l’idée selon laquelle la libre concurrence permet de mettre fin à la société de l’héritage et de conduire à un monde toujours plus méritocratique est une dangereuse illusion“ (chapitre 11, p. 675). (...)

La distribution individuelle des revenus et la concentration des revenus au sommet sont si liés à l’œuvre de Thomas Piketty qu’ils (…) jouent un rôle important dans le livre. Piketty rappelle que la concentration des revenus a suivi au cours des cent dernières années une courbe en forme du U dans la plupart des pays capitalistes, mais surtout au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Piketty relie ici ce constat à l’évolution (également en forme de U) du ratio capital sur production et à l’évolution (cette fois-ci en forme de U inversé) des taux d’imposition marginaux. Ces deux forces déterminent fondamentalement la concentration du revenu : si le ratio capital sur revenu est élevé et les taxes faibles, les revenus vont se concentrer. Alors que les précédents travaux de Piketty et de ses collègues présentaient l’évolution historique en forme de U de la concentration des revenus comme une découverte empirique importante, mais sans plus, Piketty l’intègre ici dans un cadre économique global où nous voyons pourquoi et comment elle émergea. La théorie de Piketty de la concentration des revenus peut être qualifiée de "théorie politique" car les principales forces qui façonnent la concentration des revenus sont politiques : guerres, taxation et inflation.

Comme dans son précédent ouvrage (Les Hauts Revenus en France), Piketty rejette la courbe en forme de U inversé des inégalités de revenus de Simon Kuznets (les inégalités augmentant à de faibles niveaux de revenus, atteignant un pic à un certain niveau de développement et diminuant par la suite au fur et à mesure que le pays s'enrichit). Il le fait sur plusieurs terrains. Premièrement, il ne voit aucune force spontanée dans le capitalisme qui pousserait les inégalités de revenu à la baisse ; plutôt, les seules forces spontanées en présence vont pousser la concentration des revenus à la hausse. Deuxièmement, Kuznets a mal interprété la baisse temporaire des inégalités que l’on a pu observer après la Seconde Guerre mondiale en la considérant comme la preuve que le capitalisme est devenu plus "bénin", or cette baisse, comme le suggère Piketty, est due à des circonstances uniques et non reproductibles. Il n’y a pas de dépassement du capitalisme. Troisièmement, il pense que la théorie de Kuznets doit en partie son succès au message optimiste ("conte de fée", p. 30) qu’elle offrit durant la guerre froide, à savoir que les plus pauvres économies capitalistes ne seraient pas condamnées à de fortes inégalités. Il y a la lumière au bout du tunnel : si vous suivez les prescriptions de Washington suffisamment longtemps, non seulement vos revenus vont croître, mais les inégalités vont aussi se réduire. Finalement, Piketty souligne que les données disponibles pour Kuznets (comme ce dernier a pu lui-même le reconnaître) étaient (…) dérisoires. »

Branko Milanovic, « The return of “patrimonial capitalism”: review of Thomas Piketty’s Capital in the 21st century », note de lecture du livre Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, octobre 2013. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Le retour du capital » et « Les hauts revenus dans le monde et dans l’histoire »