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Tag - courbe de Phillips

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mercredi 29 janvier 2020

Comment expliquer l’énigme de l’inflation ?

« L’inflation aux Etats-Unis, comme l’explique Janet Yellen, ne se comporte pas comme elle le faisait par le passé, ce qui pose un défi aux théories économiques standards et explique en partie pourquoi la Réserve fédérale a décidé de maintenir les taux d’intérêt à un niveau inhabituellement faible, alors même que le chômage s’est retrouvé à un niveau qu’il n’avait pas atteint depuis un demi-siècle.

Dans les années soixante, le faible chômage poussait à la hausse les salaires et les prix à la consommation. Dans les années soixante-dix, les chocs pétroliers ont déclenché des croyances autoréalisatrices que d’autres prix augmenteraient rapidement. Dans les années quatre-vingt, une sévère récession avec un chômage atteignant les 10,8 % ramena l’inflation en-deçà de ces niveaux historiquement élevés. A l’inverse, l’inflation a été faible et relativement stable au cours des trois dernières décennies. L’inflation, lorsqu’on exclut les prix des produits alimentaires et de l’énergie, a chuté et est restée sous la cible de 2 % de la Fed au cours de la lente reprise qui suivit la Grande Récession de 2007-2009.

Cela soulève de grosses questions : Qu’est-ce qui explique les changements des tendances de l’inflation ? Ce phénomène est-il temporaire ou durable ? Et comment la politique monétaire doit-elle réagir ? Ce rapport résume les réponses à ces questions offertes par différents économistes de premier rang à un événement organisé par le Hutchins Center en octobre 2019. (…)

La courbe de Phillips


Le comportement de l’inflation a amené les économistes à focaliser leur attention sur la courbe de Phillips, la relation statistique entre le taux d’inflation et le degré de mou sur le marché du travail, relation pouvant incorporer d’autres variables comme les anticipations d’inflation, les prix du pétrole et les taux de change. L’intuition clé derrière la courbe de Phillips est que, lorsque la conjoncture est bonne et que l’économie est au plein emploi, il y a peu de réserves de main-d’œuvre disponibles, si bien que les salaires et d’autres coûts de production s’accroissent plus rapidement, alimentant les pressions inflationnistes. Cette relation a été nommée en référence à l’économiste Alban William Phillips, qui observa dans les années cinquante que les salaires au Royaume-Uni tendaient à s’accroître plus rapidement lorsque le taux de chômage était faible et stagnaient quand le taux de chômage était élevé.

Aujourd’hui, la courbe de Phillips est une pierre angulaire des modèles que les économistes à la Fed et ailleurs utilisent. La capacité de la politique monétaire à influencer et stabiliser l’inflation repose sur un lien entre les prix et l’activité économique.

GRAPHIQUE Aplatissement de la courbe de Phillips aux Etats-Unis

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Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la courbe de Phillips pour les Etats-Unis était pentue, c’est-à-dire que l’inflation des prix se révélait être très sensible au degré de tensions sur le marché du travail. Mais, à partir des années quatre-vingt-dix, la corrélation s’est affaiblie et les vieux modèles de courbe de Phillips cessèrent d’être performants. En effet, les économistes affirment aujourd’hui que le chômage, que l’on supposait souvent être l’indicateur le plus fiable pour mesurer le mou sur le marché du travail, n’a essentiellement pas de relation avec l’inflation des prix à la consommation.

Quelles explications ont été avancées pour expliquer l’aplatissement de la courbe de Phillips ?

Ce sont les anticipations d’inflation…


Les prévisionnistes professionnels et les analystes des marchés financiers croient généralement aujourd’hui que l’inflation des prix va ramener l’inflation à la cible de 2 % de la Fed à moyen terme. Par conséquent, les entreprises peuvent ne pas réagir comme elles le faisaient par le passé aux changements des conditions économiques, en anticipant que les mouvements de l’inflation, quels qu’ils soient, finiront par se dissiper rapidement. Comme le disait Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed : "Il y a trente ou quarante ans, lorsqu’il y avait un choc touchant l’inflation, une part significative du choc était permanente. L’inflation restait loin de son niveau initial pendant une période prolongée. Par contre, depuis les années quatre-vingt-dix, lorsqu’un choc touche l’inflation (…), l’inflation revient au niveau initial, ce qui est cohérent avec l’idée que les anticipations d’inflation ont été bien ancrées". Bernanke affirme que la focalisation des banques centrales à l’ancrage des anticipations a été le "facteur le plus important à long terme" dans le comportement de l’inflation des prix.

C’est la politique monétaire…


La politique monétaire peut obscurcir la courbe de Phillips pour les prix à la consommation. Les économistes de la Banque d’Angleterre, Silvana Tenreyro et Michael McLeay, ont suggéré que la corrélation statistique entre le chômage et l’inflation pouvait disparaître si une banque centrale réagit aux variations du chômage de façon à maintenir l’inflation à sa cible – par exemple, en réduisant les taux d’intérêt pour stimuler l’économie quand le chômage augmente et menace de réduire l’inflation. Sous cette hypothèse, ce que l’on perçoit comme un aplatissement de la courbe de Phillips est une illusion induite par le succès des banques centrales à maintenir l’inflation à un niveau relativement stable au cours des trois dernières décennies. Chose qui tend à confirmer cette hypothèse, McLeay et Tenreyro, mais aussi d’autres chercheurs, ont trouvé des preuves empiriques suggérant que, dans les villes et les Etats des Etats-Unis (qui n’ont pas leur propre banque centrale), l’inflation semble presque aussi sensible au chômage aujourd’hui que dans les années quatre-vingt.

Ce sont les changements sur le marché du travail…


Les mutations du marché du travail peuvent avoir freiné la croissance des salaires et réduit en conséquence les pressions inflationnistes. Les salaires ont augmenté lentement dans la reprise qui a suivi la Grande Récession, même lorsque le taux de chômage baissait rapidement. Certains analystes affirment que le taux de chômage n’est pas un aussi bon indicateur des tensions sur le marché du travail qu’il l’était par le passé. Après la Grande Récession, par exemple, le taux de chômage peut avoir sous-évalué le nombre de personnes voulant travailler. La prise en compte de ces travailleurs peut expliquer pourquoi les salaires ont augmenté lentement. Jared Bernstein (…) affirme que le marché du travail n’a pas encore atteint le plein emploi aujourd’hui. "Cela peut sembler quelque peu paradoxal au vu du faible niveau que le taux de chômage a atteint (…), mais je pense qu’une chose importante à comprendre est que n’avons pas encore atteint le plein emploi", a-t-il dit.

L’affaiblissement du pouvoir de négociation des syndicats dans le secteur privé et l’accentuation de la concurrence mondiale peuvent avoir freiné la croissance des salaires, en réduisant la capacité des travailleurs à négocier et obtenir une hausse de leurs salaires. "Le pouvoir de négociation des travailleurs a été si sévèrement réduit qu’il ne faut plus seulement un faible chômage, mais le maintien du chômage à un très faible niveau pendant un très long moment" pour que les salaires s’accroissent suffisamment pour générer de l’inflation, dit Bernstein.

Mais plusieurs chercheurs estiment que le lien entre chômage et salaires n’a pas tant changé que cela, une fois que l’on prend en compte la faible croissance de la productivité, en l’occurrence de la production par heure travaillée. Au cours du temps, les salaires ont crû au même rythme que la productivité. Une fois que l’on prend en compte la faiblesse de la croissance de la productivité ces dernières décennies, la dynamique de la croissance des salaires suite à la Grande Récession s’apparente à celle que l’on avait observée lors des précédentes expansions. En d’autres mots, la relation de Phillips pour les salaires, c’est-à-dire la relation inverse entre le chômage et les salaires, semble plus intacte aujourd’hui que la courbe de Phillips pour les prix à la consommation.

Cela nous amène à la question suivante : pourquoi la croissance des salaires ne s’est pas transmise aux prix ? Comme le dit Katia Peneva, membre du comité de politique monétaire de la Réserve fédérale, "il y a quelque chose d’autre dans la courbe de Phillips des prix qui ne vient pas (…) des changements touchant le pouvoir de négociation ou la bonne mesure du mou sur le marché du travail". La déconnexion entre croissance des salaires et inflation aujourd’hui reste une énigme pour les économistes.

Peut-être est-ce le commerce internationale et les chaînes de valeur mondiale…


Les changements dans l’économie mondiale peuvent avoir contenu l’inflation aux Etats-Unis, même lorsque le chômage déclinait. En effet, la multiplication des échanges et l’approfondissement des chaînes de valeur peuvent avoir réduit la sensibilité de l’inflation des prix à la consommation aux conditions prévalant sur les marchés du travail locaux. Kristin Forbes de la MIT Sloan School of Management montre que, à mesure que l’exposition d’un pays aux importations augmente, la courbe de Phillips domestique pour l’inflation globale s’affaiblit, ce qui suggère que les producteurs domestiques peuvent maintenir les prix à un faible niveau parce qu’ils sont en concurrence avec les firmes étrangères. "L’exposition aux importations explique plus de la moitié de l’aplatissement de la courbe de Phillips. Donc, cela montre que la mondialisation n’a pas seulement des effets immédiats directs sur l’inflation, mais qu’elle a aussi affecté cette relation de courbe de Phillips avec le mou sur le marché du travail", conclut-elle.

En outre, l’intégration des marchés mondiaux fait que les changements dans l’activité économique mondiale ont de plus amples effets directs sur l’inflation domestique. L’inflation des prix à la consommation, une mesure large des prix dans un panier typique de consommation, varie bien plus étroitement avec les variables économiques mondiales aujourd’hui que par le passé. Forbes affirme que c’est lié à la fois à la taille des chocs mondiaux affectant l’inflation domestique et à la sensibilité de l’inflation domestique à ces chocs. Par exemple, explique-t-elle, "l’approfondissement de l’intégration commerciale signifie mécaniquement qu’une plus large part des indices des prix est associée aux importations. Et, par conséquent, les prix sont bien plus reliés aux changements dans la demande et l’offre mondiales. Ou prenez le fait que les pays émergents aient maintenant une plus grande place dans l’économie mondiale. Donc, des changements dans la demande dans les pays émergents affectent davantage les prix des matières premières. Ils impulsent de plus amples mouvements des prix des produits de base et des prix du pétrole au cours de la dernière décennie et cette hausse de la volatilité et des prix des produits de base et de l’énergie affectent les prix dans les pays développés".

Alors que ces changements n’expliquent pas pourquoi la courbe de Phillips s’est aplatie, ils peuvent contribuer à expliquer certains épisodes de faible inflation des indices des prix à la consommation aux Etats-Unis au cours de la dernière décennie. Par exemple, Forbes fournit des preuves empiriques suggérant que durant la reprise suite à la Grande Récession, l’inflation a été poussée à la baisse par un dollar fort, une chute des prix du pétrole et des produits de base et la reconstitution des chaînes de valeur mondiale après la crise.

Peut-être que le progrès technique affecte la façon par laquelle les entreprises fixent les prix


Les changements technologiques et les changements dans le comportement de fixation des prix des entreprises ont aussi changé le processus d’inflation et compliqué les efforts pour mesurer sa relation aux marchés du travail. Alberto Cavallo, un professeur de la Harvard Business School, montre, par exemple, qu’avec le développement de la vente en ligne et d’algorithmes sophistiqués de fixation des prix, les entreprises ont commencé à actualiser leurs prix bien plus fréquemment que par le passé. En outre, les prix pour les biens sont devenus significativement plus uniformes entre les distributeurs dans la dernière décennie. "Je pense que c’est en raison des algorithmes de fixation des prix et de la plus grande capacité à surveiller ce que les autres firmes font pour essayer d’imiter leur comportement", dit Cavallo. "Beaucoup de ces distributeurs en ligne ont un seul prix, les gens finissent par se dire qu’ils vont obtenir les biens rapidement, dans une poignée de jours, et qu’il ne doit pas y avoir de différence dans les prix qu’ils observent selon qu’ils sont à Boston ou à San Francisco". Ces changements impliquent que les distributeurs moyens sont bien plus susceptibles de transmettre les variations des prix du pétrole et du taux de change du dollar sur les consommateurs via les prix de la vente en ligne. Par conséquent, l’inflation peut être bien plus sensible à ce genre de chocs nationaux que ne le supposent les modèles standards.

Peut-être que les indicateurs traditionnels de l’inflation ne conviennent pas pour mesurer la courbe de Phillips ?


Les changements dans le comportement de fixation des prix peuvent rendre les indicateurs traditionnels d’inflation peu adéquats pour mesurer la courbe de Phillips. "Nous avons des méthodologies statistiques qui sont basées sur un type très différent d’environnement", dit Cavallo, "la fréquence de la fixation des prix s’accroît, mais surtout la rotation des produits change" aussi. Dans la mesure où les mesures standards de l’inflation ne capturent pas les fluctuations fréquentes de prix ou les changements dans les biens que les consommateurs achètent, ils peuvent empêcher les économétriciens de mesurer proprement la courbe de Phillips.

Les changements dans la composition de l’économie peuvent aussi compliquer l’utilisation des indicateurs traditionnels d’inflation. Par exemple, comme la santé représente une part croissante de l’économie, les prix des services de santé (qui sont affectés par la politique publique et le progrès technique) représentent une part croissante des mesures d’inflation standards que les économistes considèrent. Les études des économistes de la Fed de Cleveland suggèrent qu’après la prise en compte des morceaux idiosyncratiques de l’inflation comme la santé, la courbe de Phillips traditionnelle entre le chômage et l’inflation des prix apparaît robuste. Loretta Mester, la présidente de la Fed de Cleveland, affirme en outre que la distinction entre les mouvements cycliques de l’inflation et ceux qui sont dus aux changements structurels dans l’économie contribue à dévoiler la courbe de Phillips.

Les chercheurs Laurence Ball et Sandeep Mazumder ont de même affirmé que les indicateurs traditionnels de l’inflation sous-jacente, qui écartent les prix des aliments et de l’énergie de l’inflation, mais pas d’autres fluctuations des prix spécifiques à des secteurs, sont trop volatils pour capturer les changements de l’inflation induits par le marché du travail. Ils montrent qu’une mesure de l’inflation médiane des secteurs, qui est moins volatile que les séries d’inflation sous-jacente standards, est étroitement reliée au chômage d’une façon cohérente avec les vieux modèles de courbe de Phillips.

Qu’est-ce que cela implique pour les banques centrales ?


L’ancrage des anticipations d’inflations, l’intégration des économies et les changements dans la façon par laquelle les entreprises fixent leurs prix suggèrent que des marchés du travail sous tensions (d’après les indicateurs conventionnels) peuvent produire moins d’inflation aujourd’hui qu’ils n’en généraient par le passé. En conséquence, la Fed et les autres banques centrales peuvent poursuivre une politique monétaire plus accommodante sans risquer de connaître une accélération de l’inflation. Comme Jared Bernstein l’affirme, si elle est gérée correctement, une courbe de Phillips plate peut être particulièrement bénéfique pour les travailleurs mal payés, qui tendent à obtenir les plus fortes hausses de salaire quand le chômage est faible.

Faut-il revoir le cadre actuel de la politique monétaire?


D’un côté, la faible inflation, couplée avec les faibles taux d’intérêt, comme c’est le cas aux Etats-Unis depuis la Grande Récession, limite la capacité de la Fed à combattre les récessions en réduisant les taux directeurs ; il y a simplement moins de marge pour réduire les taux d’intérêt nominaux avant d’atteindre zéro. Avec une courbe de Phillips plus plate, il est plus difficile pour la banque centrale d’atteindre son objectif d’inflation ; il lui faudrait de plus fortes baisses de taux pour accroître l’inflation lorsqu’elle est inférieure à la cible et de plus fortes hausses de taux pour réduire l’inflation lorsqu’elle est au-dessus de la cible. Certains économistes et d’anciens responsables de la Fed ont affirmé que ces facteurs plaident pour un relèvement de la cible d’inflation de la Fed ou pour un changement de son cadre pour adopter systématiquement davantage de politiques inflationnistes dans le sillage des récessions. La Fed est précisément en train de revoir actuellement son cadre de politique monétaire.

D’un autre côté, le changement observé dans la courbe de Phillips peut ne pas en soi appeler à changer le cadre de la politique monétaire. En effet, les chercheurs ont identifié différents facteurs indiquant que l’aplatissement perçu de la courbe de Phillips est moins important que le suggèrent de simples corrélations : les changements dans les anticipations d’inflation, la politique monétaire et le mou persistant suite à la Grande Récession peuvent masquer une courbe de Phillips pentue. Si c’est le cas, la politique monétaire peut toujours relever l’inflation en stimulant les marchés du travail. Les banques centrales qui ne parviennent pas à prendre en compte ces facteurs sont susceptibles de se retrouver avec une inflation supérieure à sa cible et de voir les anticipations d’inflation se désancrer.

En outre, plusieurs forces contenant l’inflation aujourd’hui peuvent n’être que temporaires. Les changements mondiaux qui ont contenu l’inflation au cours de la dernière décennie peuvent aussi se dissiper dans un avenir proche. "Le mou mondial qui avait poussé à la baisse l’inflation" après la récession "ne la pousse plus autant à la baisse aujourd’hui", déclare Forbes. "Les chaînes de valeur mondiales, en particulier quand les tensions commerciales s’accentuent et que les entreprises réduisent leur dépendance vis-à-vis du réseau de chaînes de valeur mondiales, peuvent être un important facteur qui cesse de contenir l’inflation et pourtant celui-ci n’a pas été complètement incorporé dans nos modèles standards". Cavallo et Forbes affirment que les banques centrales doivent étendre le cadre de la courbe de Phillips traditionnelle pour incorporer davantage de ces variables mondiales lorsqu’il s’agit de prévoir et d’analyser l’inflation.

Ou peut-être que l’économie n’a pas encore atteint le niveau de chômage à partir duquel l’inflation s’accélère. Mais il reste particulièrement épineux pour la banque centrale d’estimer ce point. Comme Katia Peneva du comité de la Fed le dit, "le matin, je m’inquiète à l’idée de ne jamais réussir à ramener l’inflation à 2 %, je me dis que nous devons faire quelque chose. L’après-midi, je me demande si la relation ne serait pas linéaire. Je me demande alors si nous ne risquons pas de perdre le contrôle des anticipations d’inflation et de voir l’inflation dépasser la cible". »

Sage Belz et David Wessel, « Explaining the inflation puzzle », in Brookings. Traduit par Martin Anota



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« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

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vendredi 15 novembre 2019

Cessons d’exagérer la menace inflationniste

« A la lumière des conditions macroéconomiques en vigueur aux Etats-Unis, je me suis rappelé de ce qui s’est passé en septembre 2014. Le taux de chômage américain avait alors chuté en-deçà de 6 % et de nombreux commentateurs nous assuraient que l’inflation était en conséquence sur le point de fortement s’accélérer, comme le prédisait la courbe de Phillips. Bien sûr, le corollaire de cet argument était que la Réserve fédérale devait rapidement normaliser sa politique monétaire, en contractant sa base monétaire et en relevant ses taux d’intérêt vers une gamme "normale".

Aujourd’hui, le taux de chômage américain est inférieur de 2,5 points de pourcentage à ce qu’il était lorsque nous étions tous convaincus que l’économie avait atteint le taux de chômage "naturel". Quand j’étais assistant professeur dans les années quatre-vingt-dix, la règle empirique était qu’un chômage aussi faible devait entraîner une hausse de 1,3 point de pourcentage de l’inflation par an. Si le taux d’inflation était de 2 %, cela signifiait qu’il serait de 3,3 % l’année suivante. Et si le chômage restait au même niveau général, le taux d’inflation l’année suivante serait de 4,6 %, puis de 5,9 %, etc.

Mais la vieille règle ne s’applique plus. Le taux d’inflation aux Etats-Unis va rester à environ 2 % par an pendant les prochaines années et nos choix de politique monétaire doivent prendre en compte ce fait.

Certes, la croyance conventionnelle parmi les économistes durant les années quatre-vingt-dix était justifiée. Entre 1957 et 1988, l’inflation a répondu de façon prévisible aux fluctuations du taux de chômage. La pente de la courbe de Phillips la plus simple possible, lorsque l’on prend en compte les anticipations adaptatives, était de -0,54 : autrement dit, chaque baisse d’un point de pourcentage du chômage sous le taux de chômage naturel estimé se traduisait par une hausse de 0,54 point de pourcentage de l’inflation au cours de l’année suivante.

La pente estimée négative de la courbe de Phillips (ce chiffre de -0,54) entre la fin des années cinquante et la fin des années quatre-vingt était largement tirée de six observations importantes. En 1966, 1973 et 1974, l’inflation grimpa dans un contexte de chômage extrêmement faible. Ensuite, en 1975, 1981 et 1982, l’inflation chuta dans un contexte de chômage relativement élevé.

Depuis 1988, cependant, la pente de la courbe de Phillips la plus simple possible a été nulle, avec un coefficient de régression estimé de juste -0,03. Même avec un chômage bien en-deçà de ce que les économistes ont supposé être le taux naturel, l’inflation ne s’est pas accélérée. Inversement, même quand le chômage a dépassé ce que les économistes ont présumé était le taux naturel, entre 2009 et 2014, l’inflation n’a pas chuté et la déflation n’est pas apparue.

Bien que ces trente dernières années n’aient présenté aucune similarité avec les points de données fournis par la période allant des années cinquante aux années quatre-vingt, il y en a beaucoup qui croient toujours que les autorités monétaires devraient continuer de se focaliser sur le risque d’une inflation en forte accélération, impliquant que l’inflation pose une plus grande menace que la possibilité d’une récession. Pa exemple, trois économistes très réputés, en l’occurrence Peter Hooper, Frederic Mishkin et Amir Sufi, ont récemment publié une étude suggérant que la courbe de Phillips aux Etats-Unis est "juste en train d’hiberner" et que les estimations présentant une courbe presque plate au cours de la dernière génération ne sont pas fiables, en raison de "l’endogénéité de la politique monétaire et du manque de variation de l’écart de chômage".

Je ne comprends pas comment ils en sont arrivés à cette conclusion. Après tout, l’ordinateur nous dit que les estimations de 1988-2018 sont probablement trois fois plus précises que celles de 1957-1987. En outre, la fenêtre capturée dans les spécifications standards de la courbe de Phillips est trop brève pour permettre toute réponse substantielle de la politique monétaire.

Oui, une explosion de l’inflation reste un risque. Mais la focalisation excessive sur ce risque est le produit d’une autre époque. Elle vient d’une époque où les administrations successives (celles de Lyndon Johnson et de Richard Nixon) recherchaient une économie en permanence à haute pression et où le président de la Fed (Arthur Burns) était enclin à satisfaire les demandes du gouvernement. Alors, un cartel qui contrôlait l’intrant clé de l’économie mondiale (en l’occurrence le pétrole) a été capable de générer un choc d’offre négatif massif.

Si toutes ces conditions étaient valides, il serait peut-être justifié que nous nous inquiétons d’un retour de l’inflation à ses niveaux des années soixante-dix. Mais elles ne le sont pas.

Il est temps d’arrêter de dénier ce que les données nous disent. A moins que la structure de l’économie et la combinaison de politiques économiques changent, il y a peu de risque que les Etats-Unis fassent face à une inflation excessive au cours des prochaines années. Les responsables politiques feraient bien de focaliser leur attention sur d’autres problèmes entretemps. »

J. Bradford Delong, « Stop inflating the inflation threat », 29 octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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samedi 24 novembre 2018

Ce que Solow pense de l’offensive de Friedman

« La fameuse allocution présidentielle de Milton Friedman en 1967 porte explicitement sur les usages et la conduite de la politique monétaire. Mais cela entrait dans un objectif plus large. Il cherchait à saper le keynésianisme américain éclectique des années cinquante et soixante, (…) celui auquel Joan Robinson donna l’étiquette (…) de keynésianisme "bâtard".

En fait, si j’emploie l’adjectif "éclectique", c’est pour vous rappeler que ce n’était pas une doctrine axiomatique unifiée, mais plutôt une collection d’idées à travers lesquelles des gens comme James Tobin, Arthur Okun, Paul Samuelson et d’autres (notamment moi-même) ont évoqué des événements et politiques macroéconomiques. Ils pensaient généralement qu’un déséquilibre entre la demande agrégée et l’offre agrégée (ou "potentiel") était possible, mais aussi que les mécanismes équilibreurs étaient tellement lents et faibles qu’une tel déséquilibre était susceptible de persister. Quand la demande est insuffisante par rapport au potentiel, une certaine version du modèle Is-LM était utilisée, à laquelle on pouvait ajouter des extensions et des raffinements quand c’était nécessaire. En temps utile, une variante ou une autre de la courbe de Phillips était intégrée dans l’appareillage standard. Les chocs d’offres et leurs conséquences furent ensuite pris en compte.

Dans la section où il explique "ce que la politique monétaire ne peut pas faire", Friedman (…) affirme tout d’abord que la banque centrale, en l’occurrence la Fed, ne peut "fixer" (peg) le taux d’intérêt réel. (Cette idée de "fixation" va se révéler importante.) Ce devait être le taux d’intérêt réel s’il s’agissait d’affecter l’investissement et d’autres dépenses. Le but ici est de remettre en cause la courbe LM standard. Ces jours-ci, il est pratique courante de remplacer la vieille courbe LM avec un M donné par une fonction de réaction de la banque centrale de base qui spécifie une taux directeur réel comme fonction du niveau de l’activité économique. Dans ce cadre, l’affirmation de Friedman est qu’il peut ne pas avoir une telle fonction de réaction. La Fed peut fixer le taux de fonds fédéraux, mais pas le taux d’intérêt réel.

La raison fondamentale est que la Fed contrôle une variable nominale, la taille de son propre bilan, et qu’elle peut utiliser ce contrôle pour déterminer une autre quantité nominale, mais pas réelle. (Les keynésiens américains éclectiques pensaient que ces territoires étaient remplis de rigidités, de retards et d’irrationalités, si bien que les événements nominaux pouvaient facilement avoir des conséquences réelles.) Mais Friedman explique plus concrètement l’essence de son raisonnement. Supposons que la Fed essaye d’atteindre un taux d’intérêt réel plus faible (en partant depuis une certaine position d’équilibre initiale), des achats de titres vont accroître leur prix et réduire leur rendement nominal. Mais comme le niveau des prix ne répond pas instantanément, le taux d’intérêt réel chute aussi. Comme Friedman le dit, c’est seulement le début du processus, pas la fin. De plus faibles taux d’intérêts et de plus amples détentions de liquidité vont stimuler l’investissement et peut-être d’autres dépenses. (C’est ce qui semblait être l’objectif de la Fed en premier lieu.) Les plus fortes dépenses vont accroître la demande de crédit, pousser les prix à la hausse et donc réduire les détentions de liquidité, et ainsi de suite. Après une brève discussion, Friedman en vient au point que je veux souligner. "Ces (…) effets vont annuler la pression baissière sur les taux d’intérêts assez promptement, disons, en moins d’un an. Ensemble, ils vont tendre plus tard, disons, après une année ou deux, à ramener les taux d’intérêt au niveau qu’ils auraient sinon atteint" (Friedman, p. 6). Maintenant, nous savons ce que la "fixation" signifie.

Ces affirmations à propos du calendrier ne sont pas anecdotiques. L’objectif, souvenez-vous, est de réfuter la conception que se faisait le keynésianisme américain éclectique de la politique monétaire contracyclique (…). Si la Fed peut avoir une influence significative seulement pendant un ou deux ans au maximum, alors elle joue sûrement un jeu perdant, en particulier à la vue de ces "délais longs et variables". Est-ce vraiment le cas ? Un esprit chevronné peut facilement imaginer une économie qui fonctionne ainsi ; la question est de savoir si notre économie fonctionne comme cela.

Dans un récent article bien caustique ("The Trouble With Macroeconomics", qui sera bientôt publié dans l’American Economist), Paul Romer a montré (dans son graphique n° 2) ce qui s’est passé pour le taux réel des fonds fédéraux dans les années juste avant et juste après la nomination de Paul Volcker à la tête de la Réserve fédérale. Le taux réel des fonds a fluctué autour de zéro au cours de l’année précédente. Après une brève récession, il a ensuite grimpé brutalement à 5 % et fluctué autour de ce niveau pendant les six années suivantes, lorsque le diagramme de Romer s’arrête. Cette hausse soutenue de 5 points de pourcentage du taux réel des fonds fédéraux n’est pas un événement aléatoire. Ce fut le résultat d’une intervention délibérée, visant à mettre un terme à l’inflation "à deux chiffres" des années soixante-dix, et celle-ci y parvint, avec de réels dommages collatéraux. Cette chaîne d’événements peut ne pas avoir fonctionné via un quelconque mécanisme de "perception erronée", il n’y avait pas de secret à propos de ce que faisait la Fed de Volcker.

Paul_Romer__desinflation_Volcker.png

source : Romer

Donc, la Fed était en fait capable de contrôler (fixer) son taux directeur réel, non pas sur un an ou deux, mais pendant au moins six ans, certainement assez longtemps pour que la conduite normale de la politique monétaire contracyclique soit efficace. L’histoire de la Fed de Bernanke et de Yellen est bien plus compliquée, en raison de la borne inférieure zéro (zero lower bound), mais elle ne soutient clairement pas la conception de Friedman. La Fed était apparemment capable de réduire le taux réel des bons du Trésor à dix ans une demi-douzaine d’années, entre 2011 et 2016. (…) La différence entre "une année ou deux" et une "demi-douzaine d’années" n’est pas une mince affaire. Cette partie du projet de démolition de Friedman semble avoir échoué en tant qu’économie pragmatique, bien qu’elle ait pu avoir réussi à séduire la profession.

La deuxième contribution, plus marquante, de l’allocution présidentielle de 1967 a été l’introduction du "taux de chômage naturel" par Friedman avec la courbe de Phillips verticale à long terme et ses implications accélérationnistes. Selon la formule bien connue, le taux naturel est celui "qui résulterait de l’équilibre général walrasien, en tentant compte des caractéristiques structurelles des marchés des biens et du travail, notamment des imperfections de marché, de la variabilité stochastique des demandes et des offres, du côté d’obtention d’informations à propos des postes vacants ou des disponibilités en main-d’œuvre, des coûts de mobilité, et ainsi de suite" (p. 8). (Etait-ce ironique ? Y a-t-il une personne sur Terre qui soit capable de dire ce que pourrait être le taux naturel ce trimestre ou le suivant ?)

Je n’ai pas besoin de rappeler la discussion classique de Friedman des conséquences si la Fed (ou quelqu’un d’autre) cherche à pousser le taux de chômage sous le taux naturel : une plus forte expansion monétaire, qui accroît tout d’abord les dépenses, la production et l’ample, comme les prix s’ajustent avec retard au nouvel état de la demande. Mais au final, le taux d’inflation, qu’importe son niveau antérieur, s’accroît et cela est pris en compte dans les anticipations. "Les salariés vont commencer à prendre conscience de la hausse des prix des choses qu’ils achètent et à demander de plus hauts salaires nominaux à l’avenir" (Friedman, p. 10). Donc la Fed doit créer encore une plus forte croissance monétaire pour soutenir le taux de chômage plus faible et vous connaissez la suite. Une fois encore, nous pouvons imaginer un tel monde ; ce que Friedman affirme, c’est que nous vivons dans un tel monde. (…)

Pendant une brève période de temps dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, le modèle accélérationniste le plus simple semblait bien fonctionner : si vous représentiez la variation du taux d’inflation et le taux de chômage (cf. Modigliani et Papademos, 1975), vous obteniez un nuage de points qui tendait à se regrouper autour d’une droite décroissante croisant l’axe des abscisses à un taux naturel (ou NAIRU) assez bien défini. A d’autres époques, pas vraiment.

Modigliani_Papademos__courbe_de_Phillips_accelerationniste.png

source : Modigliani et Papademos (1975)

Par exemple, Olivier Blanchard (2016) a récemment observé soigneusement et impartialement la période après 1980 et il a abouti aux conclusions suivantes. Premièrement, il y a toujours une courbe de Phillips, dans le sens où l’inflation réagit au chômage. Deuxièmement, les anticipations d’inflation sont devenues de plus en plus "ancrées", ce qui signifie de moins en moins dépendantes de l’expérience courante et récente. Donc (…) nous sommes plus ou moins retournés à la courbe de Phillips de Phillips où le taux d’inflation, non la variation du taux d’inflation, dépend du taux de chômage. (Une telle ancre n’est pas susceptible de survivre lorsque l’inflation dévie significativement et durablement par rapport à l’expérience courante. C’est dans le moyen terme que nous vivons.) Troisièmement, la pente de la courbe de Phillips s’est aplatie, depuis les années quatre-vingt, et elle est désormais assez faible. Et enfin, l’écart-type autour de la courbe de Phillips est large ; la relation n’est pas bien définie dans les données.

Combinés, ces deux derniers constats impliquent qu’il n’y a pas de taux de chômage naturel bien défini, que ce soit statistiquement ou conceptuellement. (…). Entre 2009 et 2016, le taux de chômage national a chute assez régulièrement de 9,3 % à 4,9 % tandis que l’inflation (du PIB en chaîne) est passée de 0,8 % à 1,3 % par an, sans tendance claire.

C’est très différent de l’histoire que l’on entend être récitée avec tant de confiance et d’aisance dans l’allocution de 1967. (…) L’allocution présidentielle de Friedman (…) a certainement contribué à mener la macroéconomie vers son étant actuel de non-pertinence épurée. La crise financière et la récession qui suivit celle-ci a peut-être planté certains doutes, mais nous ne pouvons même pas être certains de cela.

Certains des grands échecs comme ceux que j’ai notés dans cette note peuvent ne pas suffire pour rejeter la doctrine de Friedman et de ses divers successeurs. Mais ils suffisent certainement pour justifier qu’on se montre sceptique, en particulier parmi les économistes, pour qui le scepticisme devrait de toute façon être l’état mental par défaut. Donc pourquoi (…) ces idées ont-elles vogué pendent si longtemps sans rencontrer beaucoup de résistance ? Je n’ai pas de réponse définitive.

On peut spéculer. Peut-être qu’un patchwork d’idées comme celles du keynésianisme américain éclectique, tenues ensemble avec du ruban adhésif, constitue toujours un désavantage par rapport à une doctrine monolithique qui a une réponse pour tout et la même réponse pour tout. Peut-être que cette même doctrine monolithique s’est renforcée et a été renforcée par le déplacement général des préférences politiques et sociales vers la droite que l’on a pu observer au cours du temps. Peut-être que ce morceau d’histoire intellectuelle était essentiellement une concaténation accidentelle d’événements, de personnalités et de dispositions. Et peut-être que c’est la sorte de question dont il vaut mieux discuter en grillant des marshmallows autour d’un feu de camp mourant. »

Robert Solow, « A theory is a sometime thing », in Review of Keynesian Economics, vol. 6, n °4, 2018. Traduit par Martin Anota



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L’élaboration et la réception du discours présidentiel de Friedman

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samedi 2 décembre 2017

L’élaboration et la réception du discours présidentiel de Friedman

« Dans quelques semaines, le fameux discours présidentiel où Milton Friedman a introduit la notion de taux de chômage d’équilibre et s’est opposé à l’usage de la courbe de Phillips dans la politique macroéconomique fêtera ses 50 ans. Il a atteint plus de 8.000 citations, c’est-à-dire davantage que l’ensemble des preuves de l’existence d’un équilibre général apportées par Arrow, Debreu et McKenzie, davantage que l’article de Lucas où celui-ci avance sa fameuse critique. Dans un article qui sera présenté à la session anniversaire organisée par l’American Economic Association en janvier, Greg Mankiw et Ricardo Reis se sont demandé "ce qui explique la grande influence de ce travail", qu’ils interprètent comme "le point de départ pour les modèles d’équilibre général stochastiques dynamiques" (DSGE). Ni leur article, ni la contribution d’Olivier Blanchard qui sera également présentée à cette conférence, ne montrent comment l’allocution de Friedman a pu capturer l’opinion des macroéconomistes. C’est une tâche pour laquelle les historiens de la pensée économique (dont aucun n’est invité à la session anniversaire) sont les mieux équipés. En l’occurrence, plusieurs travaux historiques ont récemment éclairé comment Friedman a élaboré son allocution et comment celle-ci s’est divulguée.

L’élaboration de l’allocution présidentielle de Friedman


Un vendredi soir de décembre 1967, dans le Sheraton Hall de Washington, le président de l’American Economic Association Milton Friedman commença son allocution présidentielle ainsi : "Il y a un large accord à propos des objectifs majeurs de la politique économie : un emploi élevé, des prix stables et une croissance rapide. Il y a par contre plus de désaccords à l’idée que ces objectifs puissent être mutuellement compatibles ou, parmi ceux qui les considèrent comme incompatibles, à propos les modalités par lesquelles ils peuvent et doivent se substituer l’un à l’autre. Il y a plus de désaccords à propos du rôle que divers instruments de politique économique peuvent et doivent jouer pour atteindre les divers objectifs. Mon sujet ce soir portera sur le rôle d’un de ces instruments – la politique monétaire",

Comme l’a expliqué James Forder, Friedman a réfléchi à son allocution pendant au moins 6 mois. En juillet, il avait écrit un premier brouillon, appelé "Can full employment be a criterion of monetary policy?" ("Le plein emploi peut-il être un critère de politique monétaire ?"). A cette époque, Friedman voulait remettre en cause l’idée qu’il existe un arbitrage entre inflation et chômage. L’idée "que le plein emploi (…) puisse être atteint et doive être un critère spécifique de politique monétaire, que cette dernière doive être accommodante quand le chômage est élevé (…) est tellement tenue pour acquise qu’il vous sera difficile de croire que (…) cette croyance est fausse", écrit-il. L’une des raisons qu’il invoque est qu’il existe un "taux de chômage naturel (…), dont le niveau serait celui qui serait généré par un système walrasien d’équations d’équilibre", un chômage qu’il est difficile de cibler. Il a ensuite cherché à expliquer pourquoi il n’y avait pas, en fait, d’arbitrage à long terme entre inflation et chômage.



Dans l’essentiel du raisonnement, il n’y a pas de référence explicite à la "courbe de Phillips" ; cette dernière n’est discutée sur deux pages. Friedman, qui avait, en restant à la LSE en 1952, abondamment discuté de l’inflation et des anticipations avec notamment William Phillips et Phillip Cagan, expliqua que la confusion entre salaires réels et nominaux du premier était peut-être compréhensible dans une ère de prix stables, mais qu’elle était désormais devenue problématiques. En effet, comme l’inflation pousse les salaires réels (et le chômage) à la baisse, les anticipations s’adaptent : "il y a toujours un arbitrage temporaire entre l’inflation et le chômage ; il n’y a pas d’arbitrage permanent. L’arbitrage temporaire ne vient pas de l’inflation en soi, mais de l’inflation non anticipée, c’est-à-dire généralement une accélération de l’inflation", conclut-il.

Mais au final, l’allocution que Friedman donna en décembre couvrit un domaine beaucoup plus vaste. L’allocution commença avec la démonstration que la politique monétaire ne peut pas ancrer les taux d’intérêt et la section sur le taux de chômage naturel s’est trouvée complétée par des réflexions sur la façon par laquelle la politique monétaire doit être conduite. En lien avec ce qu’il conseillait depuis 1948, Friedman suggéra que les autorités monétaires devaient obéir à trois principes : (1) ne pas faire de la politique monétaire une force perturbatrice ; (2) cibler des grandeurs que les autorités peuvent contrôler et (3) éviter de brutales fluctuations. Ces trois principes seraient mieux combinés quand la banque centrale "adopte publiquement une politique visant à atteindre un taux régulier de croissance comme celui d’un total monétaire précis", ce qui fut par la suite appelé la "règle de k %" de Friedman.

L’interprétation habituelle de l’allocution de Friedman est précisément celle véhiculée par Mankiw et Reis, c’est-à-dire celle d’une réaction à la présentation de la courbe de Phillips par Samuelson et Solow en 1960 comme un "menu d’options entre divers degrés de chômage et de stabilité des prix". Mankiw et Reis supposent que cette interprétation, avec l’idée que l’arbitrage puisse varier au cours du temps, était si acceptée qu’ils considèrent Samuelson, Solow et leurs disciples comme le seul public auquel Friedman cherchait à s’attaquer. Pourtant, Forder et Robert Leeson, entre autres, ont apporté des preuves robustes que les macroéconomistes présentaient déjà une approche bien plus subtile du ciblage du chômage dans la politique monétaire. La nature des anticipations et la forme des anticipations faisaient l’objet de nombreuses discussions aussi bien aux Etats-Unis qu’au Royaume-Uni. Samuelson, Phelps, Cagan, Hicks ou Phillips avaient régulièrement indiqué, aussi bien dans des publications universitaires que dans des journaux, que l’idée d’un arbitrage doit être sérieusement nuancée en théorie et ne doit en aucun cas guider la politique monétaire à la fin des années soixante. Friedman lui-même avait déjà consacré tout une chronique en 1966 dans Newsweek pour expliquer pourquoi il y aurait "une récession inflationniste".

Cet environnement intellectuel, aussi bien que le changement de focale de la version définitive de cette allocution amena Forder à conclure qu’"il n’y a pas de preuve que Friedman ait voulu mettre l’accent sur un quelconque argument à propos des anticipations ou de la courbe de Phillips et (…) qu’il n’aurait pas trouvé un tel argument nouveau, surprenant ou intéressant". Nous sommes en désaccord avec cette idée. En effet, un discours devant l'AEA constituait un forum dont Friedman ne pouvait négliger la portée, d'autant plus que les débats académiques et politiques sur la politique monétaire prenaient de l'ampleur à l'époque. Le lendemain de l’allocution de Friedman, William Poole, de John Hopkins, présenta un article intitulé "Monetary Policy in an Uncertain World" ("La politique monétaire dans un monde incertain"). Six moins après, la Réserve fédérale de Boston tint une conférence sur "le contrôle des agrégats monétaires". Présentée comme la première d’une "série couvrant une large gamme de problèmes financiers ou monétaires", son propos était de faciliter les échanges sur l’"une des questions de politique économique les plus pressantes actuellement, le rôle de la monnaie dans l’activité économique". Cela amena Samuelson, David Meiselman, James Tobin, Alan Meltzer, John Kareken à se pencher ensemble sur le "modus operandi de la Réserve fédérale", James Duesenberry sur "les tactiques et les cibles de la politique monétaire" et le membre du comité Sherman Maisel sur "le contrôle des agrégats monétaires". Lorsqu’il ouvrit la conférence, Samuelson proposa à ce que "la question centrale qui soit débattue les jours suivants en connexion avec la macroéconomie soit la doctrine du monétarisme", citant, non pas la récente allocution de Friedman, mais son Histoire monétaire des Etats-Unis de 1963, réalisée avec Anna Schwartz. Cette même année, le Journal of Money, Credit and Banking a été créé, suivi par le Journal of Monetary Economics en 1973. Les économistes ont joué un plus grand rôle à la Fed depuis 1965, quand Ando et Modigliani furent chargés de développer d’un large modèle macroéconométrique (…).

En réfléchissant au "rôle de la politique monétaire" à un tel moment crucial, Friedman essayait donc de s’adresser à des publics bien différents. C’est pour cela que son discours était à la fois théorique, historique et orienté vers la politique économique, qu’il a amalgamé divers arguments avec l’objectif de proposer un ensemble convaincant. Le fait que, dans des contextes et des débats scientifiques changeants, ces différents publics aient retenu, souligné et naturalisé différents morceaux de l’ensemble nous empêche de bien suivre sa divulgation et de bien saisir son influence.

Le discours de Friedman dans le contexte des années soixante-dix


La divulgation au sein du monde universitaire


Ce sont les macroéconomistes universitaires auquel Friedman s’adressa le plus directement. Le récit canonique (celui dont Mankiw et Reis font écho) est que l’allocution de Friedman a ouvert la voie au déclin du keynésianisme et à l’essor de la nouvelle école classique, pour ne pas dire des modèles DSGE. Mais certaines recherches historiques en cours que l’un d’entre nous (Aurélien) réalise en collaboration avec Goulven Rubin suggèrent que ce furent plutôt des économistes keynésiens (et non les nouveaux classiques) qui impulsèrent la diffusion de l’hypothèse du taux de chômage naturel. Un protagoniste clé fut Robert Gordon, qui venait juste d’achever sa thèse sur les "problèmes de la mesure de l’investissement réel dans le secteur privé de l’économie américaine" sous la direction de Solow au MIT lorsque Friedman fit son discours. Il rejeta initialement l’hypothèse de taux de chômage naturel ; il ne l’adopta que bien après, dans ce qui deviendra le modèle du manuel élémentaire des nouveaux keynésiens à la fin des années soixante-dix.

Ce n’est pas la théorie qui l’amena à changer d’avis. Ce furent les données empiriques : dans la courbe de Phillips où l’inflation salariale dépend des anticipations d’inflation et du chômage que Solow et lui-même estimèrent séparément en 1970, le paramètre associé aux anticipations d’inflation était extrêmement faible, chose qui l’amena à rejeter l’argument accélérationniste de Friedman. Par conséquent, Gordon trouvait que l’impact du changement de la composition de la population active (en termes d’âge et de sexe) sur le taux de chômage structurel, mis en lumière par George Perry, constituait une meilleure explication pour l’accélération de l’inflation à la fin des années soixante. En 1973, le paramètre avait suffisamment augmenté pour que l’économiste keynésien change d’avis. Il importa le taux de chômage naturel dans un modèle sans apurement avec une concurrence imparfaite et des rigidités salariales, ce qui permettait de faire apparaître un chômage involontaire et surtout préservait la justification de politiques monétaires actives de stabilisation.

Le manuel de 1978 où Gordon introduisit son cadre offre globale-demande globale présenta tout un chapitre sur la courbe de Phillips, dans lequel il s’appuyait explicitement sur l’allocution de Friedman pour expliquer pourquoi la courbe était supposée verticale à long terme. Les éditions suivantes continuèrent de se référer au taux de chômage naturel et à la verticalité à long terme, mais plutôt expliqués avec la concurrence imparfaite et la rigidité des salaires. 1978 fut aussi l’année où Stanley Fischer et Rudiger Durnbusch publièrent leur ouvrage Macroeconomics (le modèle des manuels de macro ultérieurs). Les deux auteurs firent allusion à un possible arbitrage à long terme, mais comme Gordon, établie sur une courbe de Phillips verticale à long terme. A la différence de Gordon, cependant, ils présentèrent immédiatement des fondations "keynésiennes".

Au même instant, les nouveaux classiques empruntèrent une autre voie. Ils se proposèrent d’"améliorer" les propos de Friedman en les rendant cohérents avec les anticipations rationnelles, en pointant la conséquence théorique de cette nouvelle classe de modèles pour la politique monétaire. En 1972, Robert Lucas montra clairement que la règle de "k %" de Friedman est optimale dans son modèle d’anticipations rationnelles avec asymétrie d’informations et Thomas Sargent et Neil Wallace confirmèrent bientôt qu'"une règle de croissance de X pourcents pour l’offre de monnaie est optimale dans ce modèle, du point de vue de la minimisation de la variance de la production réelle". La critique de Lucas de 1976 insista davantage sur le fossé entre le contenu des modèles macroéconométriques structuraux keynésiens, notamment ceux utilisés par la Fed, et les idées de Friedman.

L’impact sur la politique économique


Divers économistes au Sheraton Hall de Washington et notamment Friedman lui-même eurent bientôt pour tâche d’évaluer la pertinence de l’allocution pour la politique économique. C’est Arthur Burns, l’analyste des cycles d’affaires au NBER, l’économiste de Rutgers qui convainquit le jeune Friedman de poursuivre une carrière d’économiste, qui présida la session de l’American Economic Association. Il quitta la salle convaincu par Friedman que l’inflation découle des anticipations adaptatives. Lors d’une audience de confirmation au Congrès en décembre 1969, il déclara : "je pense que la courbe de Phillips est une généralisation, une généralisation très sommaire, pour les mouvements de court terme et je pense que même à court terme la courbe de Phillips peut être changée". Quelques semaines après, il fut placé à la tête de la Réserve fédérale. Edward Nelson a montré comment, au grand désarroi de Friedman, les vues changeantes de Burns l’amenèrent rapidement à appuyer le contrôle des prix et des salaires que proposait par Nixon et qui fut instauré en août 1971. En réaction, les monétaristes Karl Brunner et Allan Meltzer fondèrent en 1973le "comité parallèle d’open market" (Shadow Open Market Committee). Comme l’expliqua par la suite Meltzer, "Karl Brunner et moi-même avons décidé d’organiser un groupe pour critiquer cette décision et signaler en quoi c’est une erreur d’affirmer que les contrôles peuvent stopper l’inflation".



Alors que les contrôles des prix et des salaires étaient supprimés en 1974, l’indice des prix à la consommation augmenta soudainement de 12 % (suite au choc pétrolier d’octobre 1973) et le chômage augmentait, pour atteindre 9 % en 1975. Ce double fléau, que le politicien britannique Ian MacLeod qualifia de "stagflation" en 1965, divisa profondément le pays (aussi bien que les économistes, comme le montre la fameuse couverture du Time en 1971). A quoi devait-on tout d’abord s’attaquer, au chômage ou à l’inflation ? En 1975, le sénateur Proxmire, membre du comité sur l’activité bancaire du Sénat, soumit une résolution qui visait à forcer la Fed à se coordonner avec le Congrès, en prenant en compte la hausse de la production et "l’emploi maximal" avec la stabilité des prix dans ses objectifs, et à présenter des "fourchettes numériques" pour la croissance de la masse monétaire. Friedman fut appelé à témoigner et le rapport du Sénat qui en résulta fit écho à l’affirmation de son allocution de 1968 selon laquelle il n’y aurait pas d’"arbitrage à long terme" : "il semble qu’il n’y ait pas d’arbitrage à long terme. Par conséquent, il n’y a pas besoin de choisir entre le chômage et l’inflation. Plutôt, l’emploi maximal et la stabilité des prix sont des objectifs compatibles (…) à long terme (…) à condition que la stabilité soit atteinte avec une croissance des agrégats monétaires et de crédit qui soit compatible avec la croissance du potentiel productif de l’économie".

S’il n’y a pas d’arbitrage à long terme, alors rechercher explicitement l’emploi maximal n’était pas nécessaire. La stabilité des prix favoriserait l’emploi et le programme de politique économique de Friedman s’en trouverait confirmé.

La Résolution 133 qui en résulta n’empêcha toutefois pas le personnel de la Fed de saper les tentatives du Congrès visant à prendre le contrôle de la politique monétaire : sa stratégie consistait à présenter un ensemble confus de cinq mesures différentes d’agrégats monétaires et de crédit. Entretemps, d’autres assauts sur le mandat de la Fed gagnèrent en vigueur. Les activistes de l’emploi, en particulier ceux qui, dans le sillage de Coretta Scott King, faisaient valoir que les travailleurs noirs étaient tout particulièrement touchés par le chômage, multiplièrent les manifestations. En 1973, le parlementaire noir de Californie Augustus Hawkins a organisé une conférence pour dessiner les contours d’une "politique de plein emploi pour l’Amérique". On demanda aux participants de discuter des ébauches d’un projet de loi soumis conjointement par Hawkins et le sénateur du Minnesota Hubert Humphrey, membre du Comité économique mixte. Promulguée en 1978 sous le nom de "loi du plein emploi et de la croissance équilibrée" (Full Employment ad Balanced Growth Act), cette loi institua la surveillance de la politique monétaire par le Congrès. Elle exige de la Fed qu’elle fournisse un compte-rendu deux fois par an auprès du Congrès et qu’elle établisse et suive une règle monétaire qui prenne en compte l’inflation et le chômage. Les conséquences de la loi ont donné lieu à de vifs débats dès 1976 au sein de l’American Economic Association, dans le Journal of Monetary Economics ou dans la revue Challenge. Les passions suscitées par la loi contrastèrent avec les effets de celle-ci sur la politique monétaire, effets qui, de nouveau, furent limités. L’année suivante, Paul Volcker prit la tête de la Fed et, en octobre, il annonça abruptement que la Fed fixerait des règles contraignantes pour la création de réserves et laisserait les taux d’intérêt dériver si nécessaire.

Une transmission compliquée entre sphère universitaire et décideurs publics


L’allocution de 1967 circula donc initialement dans la sphère universitaire et dans les cercles de politique publique, avec des retombées qui n’ont pas toujours plu à Friedman. Le taux de chômage naturel a été adopté par certains économistes keynésiens parce qu’il semblait robuste sur le plan empirique ou, tout du moins, utile, mais il fut introduit dans des modèles soutenant une politique monétaire discrétionnaire de stabilisation. Les règles de politique monétaire furent graduellement introduites dans le cadre légal présidant la conduite de la politique monétaire, mais elles le furent avec l’objectif de réorienter la Fed vers la poursuite de l’emploi maximal. Paradoxalement, on a beau avoir l’habitude de présenter les travaux des nouveaux classiques comme le canal de transmission clé par lequel l’allocution s’est diffusée dans la science économique et au-delà de celle-ci, ces travaux semblent à première vue n’avoir qu’un lien lointain avec la politique économique.

En effet, on doit lire attentivement les articles séminaux des années soixante-dix qui sont habituellement associés à la "révolution des nouveaux classiques" pour trouver des références au contexte trouble de la politique économique. Le cadre de l’article de Finn Kydland et Edward Prescott sur "la règle versus la discrétion" ("Rules versus discretion"), dans lequel l’usage des anticipations rationnelles mit en lumière des problèmes de crédibilité et d’incohérences temporelles, était entièrement théorique. Il se conclut par la phrase cryptique : "il peut y avoir des accords institutionnels qui rendent le changement des règles de politique économique un processus difficile et chronophage sauf dans les situations d’urgence. Un possible accord institutionnel consisterait pour le Congrès à introduire des règles de politique monétaire et budgétaire et à ce que ces règles deviennent effectives après seulement un délai de deux ans. Cela rendrait la politique discrétionnaire impossible". De même, Sargent et Wallace débutèrent leur article sur la "déplaisante arithmétique monétariste" ("unpleasant monetarist arithmetic") de 1981 en discutant de l’allocution présidentielle de Friedman, mais ils s’empressèrent d’ajouter que l’article avait été conçu comme une démonstration théorique de l’impossibilité de contrôler l’inflation. Aucune des controverses institutionnelles ne fut mentionnée, mais l’auteur avait fini l’un de ses travaux antérieurs avec cette phrase : "Nous avons écrit cet article, non pas parce que nous pensons que notre hypothèse à propos du jeu que se livrent les autorités monétaires et budgétaires décrit la façon par laquelle les politiques monétaires et budgétaire doivent être coordonnées, mais par crainte qu’elle puisse décrire la façon par laquelle le jeu est actuellement joué".

Robert Lucas fut le seul à écrire un article qui débattit explicitement du programme monétaire de Friedman et pourquoi il avait "un impact si limité". Présenté à la conférence du NBER en 1978, il lui fut demandé de discuter de "ce que la politique économique aurait dû être en 1973-1975", mais il déclina. La question était "mal posée", selon lui. La source du chaos économique des années soixante-dix, continua-t-il, se situait dans l’incapacité à construire des institutions monétaires et budgétaires appropriées, chose dont il discuta abondamment. En mentionnant la "révolte des contribuables", il salua la Proposition 13 de la Californie qui visait à limiter les taxes sur la propriété. Il défendit ensuite la Résolution 133, qui exigeait de la Fed qu’elle annonce au préalable des cibles de croissance monétaire, en espérant un prolongement plus contraignant.

Cette distance contraste avec la volonté des économistes monétaristes et keynésiens de discuter des accords institutionnels monétaires américains en vigueur dans les travaux universitaires et dans la presse. C’est particulièrement étrange étant donné que ces économistes travaillaient dans l’œil du cyclone (institutionnel). Sargent, Wallace et Prescott étaient alors des économistes à la Réserve fédérale de Minneapolis et l’article de Sargent et Wallace mentionné ci-dessus avait été publié par la revue trimestrielle de celle-ci. Même si aucun d’entre eux ne semblait s’intéresser en priorité aux débats autour de la politique économique, leur influence intellectuelle était manifeste dans les déclarations des responsables de la Réserve fédérale de Minneapolis. Son président, Mark Willes, un ancien doctorant en économie monétaire de l’Université de Columbia, était impatient de prêcher l’évangile des nouveaux classiques au comité fédéral d’open market. "Il n’y a pas d’arbitrage entre l’inflation et le chômage" martela-t-il dans une lecture à l’Université de Minnesota. Il ajouta plus tard que : "C’est bien sûr principalement à la communauté universitaire et à d’autres groupes de recherche que nous nous adressions… Si vous voulez avoir une politique économique efficace, vous devez avoir une théorie cohérente du fonctionnement de l’économie… Friedman ne semble pas non plus complètement convaincant. Peut-être que les partisans des anticipations rationnelles ici… ont la réponse ultime. A ce stade, seuls Heaven, Neil Wallace et Tom Sargent la connaissent probablement".

Si les débats faisaient rage aussi bien à la Réserve fédérale de Minneapolis qu’à l’Université du Minnesota, c’était parce que les politiques conçues pour atteindre l’emploi maximal étaient conçues par le sénateur du Minnesota Humphrey, lui-même conseillé par un ancien collègue de Sargent et Wallace, le célèbre économiste keynésien Walter Heller, qui fut un membre du Council of Economic Advisers (CEA) et un architecte de la réduction d’impôts de Kennedy en 1964.

La vie autonome de l’allocution présidentielle dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix


L’allocution présidentielle de Friedman semble faire l’objet d’un surcroît de citations dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, mais c’est encore une hypothèse qui doit être vérifiée. Nous faisons le pari que les macroéconomistes en sont venus à relire l’allocution dans le sillage de la détérioration des conditions économiques qu’ils associèrent au ciblage de Volcker. Après que l’expérience de la cible monétaire ait été interrompue en 1982, les macroéconomistes s’intéressèrent de plus en plus aux accords institutionnels et aux instruments de politique économique. Nous croyons que ce changement apparaît le plus manifestement dans les écrits de John Taylor. Leeson raconte comment les travaux de Taylor (qui était un étudiant de cycle supérieur à l’époque où Friedman fit son allocution présidentielle) se focalisèrent sur la théorie de la politique monétaire. Après ses deux passages au CEA en tant qu’économiste, il était obsédé par la façon de rendre la politique monétaire plus malléable. Il fut de plus en plus convaincu à l’idée d’inclure les pratiques monétaires dans l’analyse, un processus qui culmina avec la formulation de la règle de Taylor en 1993 (dans un article qui est aujourd’hui davantage cité que l’allocution présidentielle de Friedman). Un changement de l’intérêt des universitaires (que l’on peut interpréter comme se rapprochant de l’esprit, si ce n’est du contenu, de l’allocution de Friedman) a aussi été manifeste dans les discussions autour des cibles de revenu nominal dans les années quatre-vingt. Ici, les débats universitaires précédèrent les réformes de politique économique, dans la mesure où le double mandat de la Fed vis-à-vis de l’inflation et du chômage n’est apparu dans une déclaration du comité fédéral d’open market que sous Ben Bernanke, en 2010, dans le sillage de la crise financière (…). Cette reconnaissance tardive peut, à nouveau, fournir une nouvelle lecture de l’allocution présidentielle de Friedman, une vieille dame dont le charme apparaît intemporel. »

Beatrice Cherrier et Aurélien Goutsmedt, « The making and dissemination of Milton Friedman’s 1967 AEA presidential address », in The Undercover Historian (blog), le 27 novembre 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 24 novembre 2017

La courbe de Phillips a-t-elle disparu ?

« La courbe de Phillips suggère un arbitrage entre inflation et chômage. Les économistes ont récemment débattu sur sa possible disparition aux Etats-Unis et en Europe. Nous rapportons quelques uns des derniers commentaires.

Un article de The Economist affirme que la courbe de Phillips peut avoir disparu pour de bon, en montrant un graphique de l’inflation moyenne et du chômage cyclique pour les économies développées, c’est-à-dire où la courbe semble s’aplatir au cours du temps (cf. graphique 1). The Economist se réfère aussi à une récente étude de trois économistes de la Réserve fédérale de Philadelphie, affirmant que la courbe de Phillips n’est pas très utile pour prévoir l’inflation : les prévisions de leurs modèles de courbe de Phillips tendent à être inconditionnellement inférieures à celles d’un modèle de prévision univarié. Les prévisions tirées de la courbe de Phillips semblent plus précises lorsque l’économie est faible et moins précises lorsque l’économie est robuste, mais toute amélioration des prévisions disparaît au cours de la période qui suit 1984.

GRAPHIQUE 1 Inflation sous-jacente et chômage cyclique dans les pays développés (moyennes trimestrielles)

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source : The Economist (2017), d'après les données du FMI et de l'OCDE

Jeremie Banos et Spyros Michas affirment (…) que la courbe de Phillips cassée est un symptôme d’une révision à la baisse des anticipations d’inflation. Le cadre de la courbe de Phillips est peu efficace pour prévoir l’inflation, même après avoir bidouillé ses deux principales composantes : les anticipations d’inflation et (dans une moindre mesure) le NAIRU. Les anticipations d’inflation semblent être bien ancrées, mais personne ne sait où. Et le NAIRU peut, du moins théoriquement, chuter jusqu’à 0 % avant que l’inflation s’accélère de façon significative.

Larry Summers fait également parti de ceux qui pensent que la courbe de Phillips s’est enrayée et qui croient que le facteur explicatif le plus important est que le pouvoir de négociation des employeurs s’est accru et que celui des travailleurs a décliné. La technologie a donné aux employeurs plus de leviers pour contenir les salaires ; d’un autre côté, divers facteurs ont réduit le levier des travailleurs. Pour une variété des raisons, notamment une moindre disponibilité du crédit immobilier et la perte de valeur des logements existants, il est plus difficile de déménager que par le passé. La baisse de l’épargne dans le sillage de la crise signifie que plusieurs familles ne peuvent se permettre une quelconque interruption de travail. Summers affirme que les syndicats ont longtemps joué un rôle crucial dans l’économie américaine pour équilibrer le rapport de force entre les employeurs et les salariés, et donc les Etats-Unis n’ont jamais autant eu besoin des syndicats.

Andrew Haldane fait la même remarque pour le Royaume-Uni (cf. graphique 2), en considérant la désyndicalisation comme un symptôme du changement des relations salariés-employeurs. En 1990, environ 38 % des salariés en Grande-Bretagne étaient syndiqués. (…) En 2016, il s’élevait à 23 %. Aujourd’hui, environ 6 millions de salariés sont syndiqués, moins de la moitié du pic d’environ 13 millions à la fin des années soixante-dix.

GRAPHIQUE 2 Courbe de Phillips au Royaume-Uni

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John Hanksworth et Jamie Durham ont suggéré (…) qu’en plus du rôle de la désyndicalisation, l’accroissement de l’immigration à destination du Royaume-Uni depuis 2004 peut aussi avoir joué un certain rôle dans la moindre sensibilisation de la croissance salariale vis-à-vis de l’accroissement de la demande de travail, dans la mesure où il rendit l’offre de travail plus élastique. Avec les évolutions de la politique migratoire du Royaume-Uni, ce facteur pourrait être moins important après le Brexit. C’est susceptible d’aggraver les pénuries de travailleurs de compétences spécifiques au Royaume-Uni, mais aussi de soutenir les hausses de salaire en bas de l’échelle (en plus des effets des hausses futures attendues du salaire minimum national).

Robert Waldmann (…) affirme que l’argument selon lequel l’ancrage des anticipations élimine la relation entre politique monétaire et résultats réels se fonde sur l’hypothèse selon laquelle, une fois que les agents économiques ont saisi la règle de politique, les modifications des taux d’intérêt, des agrégats monétaires et des taux d’inflation provoqués par la politique monétaire ne seraient pas corrélés avec les variables réelles. D’une manière ou d’une autre, ce qui était tout d’abord une hypothèse finit par avoir les traits d’une vérité révélée. Le simple fait, cependant, est que l’inflation et le chômage sont toujours corrélés, et ce même désormais que l’inflation est stable, et elle peut être prédite. La courbe de Phillips est actuellement bien vivante et bien portante en Europe, du moins si nous regardons l’inflation salariale moyenne dans les 15 pays qui constituaient déjà l’Union européenne en 1997 en comparaison avec le taux de chômage moyen.

Enfin, Gavyn Davies affirme que la courbe de Phillips a beau être dissimulée, elle existe toujours sous la surface. En se focalisant sur les Etats-Unis, il pose cinq questions. Premièrement, utilisons-nous les bonnes mesures de l’inflation et du chômage ? L’inflation salariale semble être au cœur de l’énigme entourant la courbe de Phillips, mais l’usage des séries de salaires horaires moyens et d’autres données officielles similaires peut avoir suggéré que la faible inflation salariale est plus visqueuse qu’elle ne l’est en réalité. Deuxièmement, des forces mondiales peuvent contenir l’inflation américaine, par exemple la présence de capacités de production inutilisées, notamment dans la zone euro, peut exercer des pressions baissières sur l’inflation américaine. Troisièmement, la courbe de Phillips est toujours visible dans les données des différentes Etats des Etats-Unis : si la courbe nationale a été dissimulée par des chocs structurels, notamment la mondialisation, ces chocs ont dû s’être appliqués assez uniformément dans les différents Etats de l’Union. Quatrièmement, la version standard de la courbe de Phillips inclut toujours un terme pour les anticipations d’inflation. Quand les anticipations sont révisées à la baisse, on s’attend à ce que l’inflation des prix et des salaires change dans la même direction, même si le chômage est stable ou décline. La récente révision à la baisse des anticipations d’inflation peut expliquer en partie pourquoi l’inflation enregistrée est restée faible, même si le chômage a chuté sous le taux naturel. Cinquièmement, les chocs d’inflation sont plus amples que les modifications des coefficients de la courbe de Phillips. Dans l’ensemble, le travail empirique semble par conséquent soutenir l’existence d’une relation négative entre chômage et inflation aux Etats-Unis et la zone euro ces dernières années. Cette relation a été dissimulée par d’autres chocs, non liés au chômage, qui ont d’importants effets sur l’inflation, mais elle n’a pas disparu. »

Silvia Merler, « Has the Phillips curve disappeared? », in Bruegel (blog), 21 novembre 2017. Traduit par Martin Anota

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