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Tag - courbe des taux

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mercredi 14 août 2019

Pourquoi la guerre commerciale de Trump effraye autant les marchés

« Ce que les marches obligataires suggèrent, c’est que la belligérance croissante de Donald Trump sur le commerce accroît le risque de récession. Mais je n’ai vu personne expliquer clairement pourquoi cela pourrait être le cas. Le problème n’est pas simplement, ni même principalement, qu’il semble vraiment être un homme de droits de douane. Le problème est qu’il est un homme des droits de douane capricieux et imprévisible. Et que cette tendance à faire des caprices est réellement mauvaise pour l’investissement des entreprises.

Tout d’abord : pourquoi est-ce que je me focalise sur les marchés obligataires et non sur les marchés d’actions ? Non pas parce que les investisseurs obligataires sont moins sanguins et plus rationnels que les actionnaires, bien que cela pourrait être le cas. Non, c’est parce que la croissance économique anticipée a un effet bien plus clair sur les obligations que sur les actions.

Supposons que le marché devienne pessimiste à propos du rythme de la croissance l’année prochaine ou même au-delà. Dans ce cas, il va s’attendre à ce que la Fed réagisse en réduisant les taux d’intérêt de court terme et ces anticipations vont se refléter par une chute des taux de long terme. C’est pourquoi l’inversion de la courbe des taux (l’écart entre les taux de long terme et ceux de court terme) inquiète tant. Par le passé, elle a toujours signalé une récession imminente (en gris sur le graphique). Et le marché semble en effet prédire que cela va survenir à nouveau.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis (en %)

Paul_Krugman__courbe_des_taux_yield_curve_recession_Etats-Unis.png

Mais que dire des actions ? Une croissance plus faible signifie moins de profits, ce qui est mauvais pour les actions. Mais elle signifie aussi des taux d’intérêt plus faibles, ce qui est bon pour les actions. En fait, parfois de mauvaises nouvelles sont de bonnes nouvelles : un mauvais indicateur économique pousse les actions à la hausse, parce que les investisseurs pensent qu’elle va amener la Fed à réduire ses taux. Donc le cours des actions n’est pas un bon indicateur des anticipations de croissance.

D’accord, on en a fini avec les préliminaires. Parlons maintenant des droits de douane et de la récession.

Vous entendez souvent dire que le protectionnisme provoque des récessions, que le Smoot-Hawley Act aurait provoqué la Grande Dépression, etc. Mais c’est loin d’être clair (…). Oui, l’économie de base dit que le protectionnisme nuit à l’économie. Mais celui-ci provoque des dommages via du côté de l’offre, rendant l’économie mondiale moins efficace. Les récessions, cependant, sont habituellement provoquées par une insuffisance de la demande et il n’est pas du tout certain que le protectionnisme ait nécessairement un effet négatif sur la demande.

Je m’explique : une guerre commerciale mondiale pousserait chacun à changer ses dépenses de façon à moins acheter d’importations et davantage acheter de biens et services domestiques. Cela va réduire les exportations de chacun, provoquant des destructions d’emplois dans les secteurs exportateurs, mais cela va en parallèle accroître les dépenses et l’emploi dans les secteurs concurrencés par les importations. Il n’est pas du tout évident dans quel sens irait l’effet net.

Pour donner un exemple concret, considérez l’économie mondiale dans les années cinquante, avant la création du marché commun et bien avant la création de l’OMC. Il y avait beaucoup de protectionnisme et bien moins d’échanges internationaux qu’il n’y en a eu par la suite. (La révolution des conteneurs a eu lieu plusieurs décennies après.) Mais l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord étaient généralement plus ou moins au plein emploi.

Donc pourquoi les accès de colère tarifaires de Trump semblent avoir un effet négatif prononcé sur les perspectives économiques à moyen terme ? La réponse, selon moi, est qu’il ne se contente pas seulement d’accroître les droits de douane, mais qu’il le fait d’une façon imprévisible.

Les gens commettent des confusions quand ils parlent à propos des effets adverses de l’incertitude économique, en utilisant fréquemment le terme d’"incertitude » pour en fait évoquer « une probabilité accrue que quelque chose de mauvais va arriver". Ce n’est pas vraiment de l’incertitude : cela signifie que les anticipations moyennes des événements futurs sont plus pessimistes, donc c’est une chute de la moyenne, non une hausse de la variance. Mais l’incertitude à proprement parler peut avoir de sérieux effets adverses, en particulier sur l’investissement.

Je vais donner un exemple hypothétique. Supposons qu’il y ait deux entreprises, Cronycorp et Globalshmobal, qui seraient affectées de façons opposées si Trump imposait ou non un nouveau train de droits de douane. Cronycorp aimerait vendre des produits que nous sommes en train d’importer et construirait une nouvelle usine pour produire si elle est assurée qu’elle serait protégée par des droits de douane élevés. Globalshmobal considère l’idée de construire une nouvelle usine, mais elle dépend fortement des intrants importés, si bien qu’elle ne construirait pas d’usine si ces importations faisaient l’objet de droits de douane élevés.

Supposons que Trump aille de l’avant (…) en imposant des droits de douane élevés et en les rendant permanents. Dans ce cas, Cronycorp lancera son projet d’investissement, tandis que Globalshmobal annulera le sien. L’effet global sur les dépenses serait plus ou moins un remous. Maintenant, supposons que Trump annonce que nous obtenions un nouvel accord : tous les droits de douane sur la Chine sont annulés, de façon permanente (…). Dans ce cas, Cronycorp va annuler ses projets d’investissement, mais Globalshmobal lancerait le sien. A nouveau, l’effet global sur les dépenses est un remous. Mais maintenant, introduisons une troisième possibilité, celle selon laquelle personne ne sait ce que Trump va faire, probablement même pas Trump lui-même, puisque cela va dépendre de ce qu’il voit sur Fox News la veille au soir. Dans ce cas, ni Cronycorp, ni Globalshmobal ne vont lancer leurs projets d’investissement : Cronycorp parce qu’elle n’est pas sûr que Trump mettra à exécution ses menaces tarifaires, Globalshmobal parce qu’elle n’est pas sûre qu’il ne le fera pas.

Pour le dire de façon technique, les deux entreprises vont voir une valeur d’option à retarder leurs investissements jusqu’à ce que la situation soit plus claire. Cette valeur d’option est fondamentalement un coût pour l’investissement et plus la politique de Trump est imprévisible, plus ce coût est élevé. Et c’est pourquoi les colères commerciales exercent un effet dépressif sur la demande.

De plus, il est difficile de voir ce qui peut réduire cette incertitude. La législation commerciale américaine donne au président une forte autorité discrétionnaire pour imposer des droits de douane ; la loi ne fut pas conçue pour traiter avec un dirigeant qui ne sait pas gérer ses pulsions. Il y a deux ans, plusieurs analystes s’attendaient à ce que Trump soit retenu par ses conseillers, mais ses conseillers les plus compétents ont quitté son administration, beaucoup de ceux qui restent sont stupides et, de toute façon, il paraît qu’il accorde peu d’attention aux conseils des autres.

Rien de tout cela ne garantit une récession. L’économie américaine est énorme, il y a plein d’autres choses qui se passent en-dehors du domaine de la politique commerciale et d’autres domaines de politique économique n’offrent pas autant de liberté pour les caprices présidentiels. Mais maintenant vous comprenez pourquoi les colères tarifaires de Trump ont un tel effet négatif. »

Paul Krugman, « Tariff tantrums and recession risks », 7 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

vendredi 7 juin 2019

Comment saurons-nous qu'une récession est sur le point d'éclater aux Etats-Unis ?

« Cela peut sembler étonner de parler en cet instant précis de récessions. La croissance du PIB est forte et (selon les données du mois d’avril) le taux de chômage s’élève à 3,6 %, soit son plus faible niveau depuis 1969. Nous connaissons aussi une expansion économique inhabituellement longue. La Grande Récession a officiellement fini en juin 2009, avec une croissance de l’emploi privé continue reprenant à partir de mars 2010. Cela a permis à l’économie américaine de connaître la plus longue période ininterrompue de croissance de l’emploi de son histoire.

Alors que d’autres indicateurs de la santé du marché du travail ne sont pas aussi positifs et que les moyennes ne reflètent pas toujours la diversité des expériences sur le marché du travail que connaissent les individus ou les régions, le portrait général est celui d’un marché du travail solide. Pourtant, l’Histoire nous dit que la bonne conjoncture ne dure pas et les tensions internationales et divers indicateurs du marché financier ont récemment suscité certaines inquiétudes. Inévitablement, une nouvelle récession va arriver, ses conséquences seront douloureuses pour les travailleurs, les entreprises et les gouvernements. La durée de cette expansion soulève des questions urgentes : quand va-t-elle s’achever ? allons-nous voir en avance l’arrivée de la prochaine récession ?

Les approches les plus directes pour identifier les récessions (en attendant que le National Bureau of Economic Research n’annonce une récession ou en attendant avant de voir le PIB chuter pendant deux trimestres consécutifs) sont appropriées pour l’analyse historique, mais elles sont trop tardives pour être utiles pour la politique économique. Par exemple, le NBER a annoncé la Grande Récession en décembre 2008, soit un an après le début de la récession, soit bien trop tard pour amorcer une réponse monétaire ou budgétaire appropriée.

Alors qu’(…) une réponse en temps opportun peut atténuer les dommages, elle nécessite des indicateurs en temps réel qui puissant précisément identifier les récessions. Nous croyons que le taux de chômage est le plus important de ces indicateurs : des hausses rapides du taux de chômage, qu’importe son niveau, nous aident à rapidement observer les récessions. Bien sûr, les variations du taux de chômage national ne nous disent pas tout ce que nous aimerions savoir sur la santé des marchés du travail. En particulier, ils n’indiquent pas dans quelle mesure les travailleurs ont quitté la population active ou subissent du sous-emploi, deux situations importantes pour saisir le degré de mou sur le marché du travail. Mais les hausses du taux de chômage peuvent nous dire à propos de la détérioration du marché du travail en quasi-temps réel.

En fait, l’économiste Claudia Sahm a constaté (…) que si le taux de chômage (plus exactement, sa moyenne mobile sur trois mois) est au moins supérieur de 0,5 point de pourcentage au-dessus de son minimum des 12 mois précédents, alors l’économie américaine est déjà en récession. (…) L’indicateur a correctement signalé une récession 4-5 mois suite au début de la récession et n’a jamais annoncé par erreur une récession depuis 1970 (...) »

Ryan Nunn, Jana Parsons et Jay Shambaugh, « How will we know when a recession is coming? », in Brookings (blog), 6 juin 2019. Traduit par Martin Anota



Les choses pourraient ne pas être différentes cette fois-ci


« Estimer la probabilité qu’une récession éclate à court terme se révèle être un véritable défi pour les économistes. Chaque cycle semble légèrement différent du précédent et essayer de trouver des indicateurs avancés précis de crises nous mène soit à en annoncer erronément, soit à les manquer comme certains risques sont sous-estimés. Comme les Etats-Unis entrent dans la plus longue expansion qu’ils aient connue de leur histoire, nous nous demandons à nouveau s’il existe des indicateurs fiables qui pourraient nous aider à prévoir la date du prochain point de retournement.

Sans fournir une liste exhaustive de tous les candidats, mettons en avant l’interaction entre trois régularités statistiques et ce qu’ils nous informent (ou non) sur les risques à venir :

Trois régularités statistiques (liées):

1. La courbe des taux (yield curve) tend à s’inverser avant une récession.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis : taux des bons du Trésor à 10 ans moins taux des bons du Trésor à 3 mois

Antonio_Fatas__Etats-Unis_yield_curve_courbe_des_taux.png

2. Les Etats-Unis ne semblent pas être capables de soutenir un faible taux de chômage. A chaque fois que l’économie américaine atteint le "plein emploi" (ou même avant qu’elle l’atteigne), le chômage remonte comme nous atteignons un point de retournement. J’ai déjà écrit sur cette régularité dans mon précédent billet.

GRAPHIQUE Ecart du taux de chômage par rapport à son niveau au début des récessions américaines (en points de %)

Antonio_Fatas__taux_de_chomage_Etats-Unis_autour_des_recessions.png

3. Aucune expansion américaine n’a duré plus de 120 mois. En utilisant les datations des cycles d’affaires du NBER, nous sommes sur le point d’entrer dans la plus longue expansion depuis que leurs données ont commencé en 1857.

Ces trois régularités statistiques sont liées. A mesure qu’une expansion se poursuit, nous voyons une baisse graduelle du taux de chômage et un aplatissement de la courbe des taux. Cela ne devrait pas être surprenant, dans la mesure où les banques centrales relèvent les taux de court terme à mesure que le chômage diminue. Mais ce qui est intéressant, c’est que les Etats-Unis (jusqu’à présent) n’ont pas été capables d’atteindre un état où la courbe des taux reste plate pendant une longue période de temps ou, de façon équivalente, un état où le taux de chômage reste faible pendant de nombreuses années. La pente de la courbe des taux et le taux de chômage suivent des trajectoires en forme de V. Et c’est probablement lié à la durée de l’expansion : quand la reprise commence, le taux de chômage et la pente de la courbe des taux baissent à partir de niveau élevés et, lorsqu’ils atteignent leur plus faible niveau possible, ils rebondissent en fixant une limite pour la durée des expansions. Dans l’actuelle expansion, et après 10 ans, même si nous commencions avec un chômage élevé (comme en 2009), nous devons être très proches du plein emploi (et la courbe des taux est plate ou inversée).

Mais ne s’agit-il pas de simples régularités statistiques sans argument causal évident ? C’est vrai, mais le fait que cette régularité statistique soit robuste et régulière signifie que si les Etats-Unis poursuivent leur expansion pendant quelques années, c’est que "cette fois les choses auront été différentes".

Les choses pourraient-elles être différentes cette fois-ci ?

Est-il possible que les risques ou déséquilibres qui avaient entraîné les précédentes récessions ne soient pas présents ou soient mieux gérés aujourd’hui ? Peut-être. Il est vrai que les cours boursiers ne semblent pas aussi élevés qu’à la veille de la récession de 2001. Il est vrai que les prix de l’immobilier ne semblent pas aussi élevés aujourd’hui que l’année précédant la Grande Récession de 2008. Mais nous ne devons pas oublier qu’au cours de ces années nous avions sous-estimé la pertinence de tels risques. En 2007, les responsables de la Réserve fédérale vantaient la résilience du système financier américain face à une possible chute des prix de l’immobilier. Est-il possible que nous ayons échoué à voir des risques pertinents aujourd’hui ?

Et n’oublions pas que, même ex post, certaines récessions ne sont pas clairement précédées par des déséquilibres excessifs. Ce fut par exemple le cas de la récession de 1990. Cette récession semble être davantage l’accumulation de petits risques combinés à des événements géopolitiques (tels que l’invasion du Koweït par l’Irak). Et alors que certains de ces risques politiques sont difficiles à prédire, il n’est pas difficile de produire une liste des menaces potentielles auxquels le monde fait face (du Brexit aux conflits commerciaux initiés par l’administration Trump en passant à l’instabilité potentielle de la zone euro, etc.)

En résumé, les régularités statistiques suggèrent qu’une récession est imminente. Est-ce que les choses pourraient être différentes cette fois-ci parce qu’il n’y a pas d’amples déséquilibres ? Peut-être. Mais n’oublions pas qu’au cours des dernières fois nous n’avions pas vu la taille et les implications des déséquilibres d’alors. Et n’ignorons pas la longue liste de risques potentiels qui pourraient se matérialiser et produire un ralentissement mondial qui pourrait facilement faire basculer les Etats-Unis et peut-être d’autres pays dans une récession. Les choses pourraient ne pas être différentes cette fois-ci. »

Antonio Fatás, « This time might not be different », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 6 juin 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« L’insoutenabilité du plein emploi, ou pourquoi les Etats-Unis seront en récession l’année prochaine »

« L'expansion américaine va-t-elle mourir de vieillesse ? »