« Le libra, la cryptodevise lancée par Facebook (et d’autres membres de l’association Libra) était annoncée hier. Le site web et le livre blanc évoquent la nouvelle devise en la qualifiant de devise stable : "Le libra est conçu de façon à être une devise pour laquelle tout utilisateur saura que la valeur aujourd’hui sera proche de sa valeur demain et après-demain".

La stabilité est garantie par la valeur intrinsèque de la monnaie, grâce aux actifs qui soutiennent la valeur de la devise. Ces actifs sont appelés "réserve Libra". Le livre blanc évoque des similarités de ce mécanisme avec la caisse de devise (currency board) qu’utilisent certaines devises avec taux de change fixes : "(… ) le mécanisme de mise en interface avec notre réserve rend notre approche très similaire à la façon par laquelle les currency boards (par exemple celui de Hong Kong) ont fonctionné. Alors que les banques centrales peuvent imprimer leur monnaie à leur propre discrétion, les currency boards impriment typiquement la monnaie locale quand il y a assez d’actifs en réserves étrangères pour soutenir entièrement une nouvelle frappe de pièces et billets."

Cette référence aux currency boards est confuse et trompeuse. En fait, il est surprenant qu’avec tout le savoir dont nous disposons sur le fonctionnement des taux de change fixes, le livre blanc ne présente pas de description plus précise de la façon par laquelle le libra sera géré. Il confond aussi le fait qu’il y ait des actifs soutenant la devise avec la notion de taux de change fixes et de currency boards. Et il le fait en jouant avec le mythe que les monnaies fiduciaires traditionnelles ne seraient pas adossées à des actifs.

Je vais clarifier chacun de ces points.

Actifs = passifs


La monnaie fiduciaire est soutenue (…) par la valeur des actifs dans le bilan de la banque centrale. Toute banque centrale qui émet une monnaie fiduciaire traditionnelle a des actifs qui ont une valeur identique à celle des passifs qu’elle a émis (de même avec le libra). Cela ne garantit pas la stabilité de la devise. La stabilité vient de l’engagement de la banque centrale à une certaine politique monétaire qui assure que la valeur de la devise reste stable relativement à la valeur des biens et services (c’est-à-dire une inflation faible et stable).

Les taux de change fixes


Certaines banques centrales vont au-delà du seul ciblage de l’inflation et adoptent une politique monétaire en ancrant la valeur de leur devise à une autre devise (qui est vue comme stable), ce que nous appelons les taux de change fixes. Des taux de change fixes nécessitent :

a) que la banque centrale annonce une parité relativement à une autre devise (ou à un panier de devises)

b) et qu'elle s'engage à intervenir sur les marchés des changes pour assurer que la valeur de la devise soit celle qui a été annoncée.

L’exemple le plus simple est celui où la banque centrale annonce un prix fixe relativement à une autre devise (disons 1 à 1 avec le dollar américain) et s’engage ensuite à vendre ou acheter des montants illimités de la devise locale contre les dollars américains au prix préannoncé. Cela assure que le taux de change reste fixe.

Dans le cas du libra, il n’y a pas un tel engagement (du moins, pas pour l’instant).Il y a une certaine affirmation lâche que la valeur de la devise restera stable relativement à un panier de devises, mais il n’y a aucun détail sur la possibilité qu’un engagement soit plus tard annoncé. Si un tel engagement n’existe pas alors nous sommes dans un monde de taux de change flexibles où la crédibilité provient d’une certaine sorte d’annonce de cible d’inflation qui est atteinte au cours du temps.

Les currency boards


Quand une banque centrale fixe le taux de change et s’engage à intervenir pour défendre la devise, il peut y avoir des inquiétudes quant à sa capacité à le faire si la devise est attaquée. Alors que toutes les banques centrales ont assez d’actifs pour racheter leurs passifs, plusieurs de ces actifs sont des actifs domestiques. Alors qu’en théorie on peut contrôler la valeur de la devise via des actifs domestiques (et les taux d’intérêt), la détention d’un large panier d’actifs étrangers qu’une banque centrale peut vendre pour intervenir sur le marché des changes est perçu comme une garantie additionnelle que l’engagement aux taux de change fixes sera honoré. C’est ce qui est connu sous le nom de currency board. Dans sa forme extrême, les banques centrales détiennent assez d’actifs étrangers pour racheter l’offre de devise locale.

Mais ne n’est pas vraiment ce que promet la conception du libra, à moins que la composition en devises de son bilan colle au panier de devises qui est utilisé pour fixer le taux de change. Mais ce serait un système inhabituel et confus, dans la mesure où si la composition en devises change, le panier utilisé comme référence pour le taux de change fixe changerait aussi. En l’absence d’un taux de change fixe propre et d’un mécanisme crédible pour le maintenir, le libra semble davantage comme une devise à taux de change fixe standard. Sa stabilité va dépendre de sa crédibilité. Dire qu’il y a assez d’actifs soutenant son offre n’est pas un bon argument (cet argument s’applique à toute banque centrale émettant une monnaie fiduciaire). »

Antonio Fatás, « Libra: Not a currency board et (maybe) not a stable currency », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), juin 2019. Traduit par Martin Anota