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« La production de chaque bien (des ordinateurs jusqu’aux services de commerce de détail) se compose désormais d'une série de tâches distinctes (undbundling), dont chacune peut être localisée en-dehors de l’entreprise "finale" (Blinder, 2006). Il s'ensuit que le commerce international s’opère de plus en plus dans les tâches plutôt que dans les biens (Miroudot et Ragoussis, 2009 ; Baldwin et Robert-Nicoud, 2010). Les chaînes de valeur (ou d'offre) reliant entre elles toutes ces tâches sont désormais de dimension mondiale et forment le noyau d'une nouvelle division internationale du travail.

L'iPhone est l'exemple le plus souvent cité d'un produit résultant d'une chaîne de valeur longue et complexe (Xing, 2011). L’Asie, en particulier la Chine, est la région du monde où sont situées la plupart des tâches de fabrication nécessaires pour produire un bien final comme un iPhone.

Comment les entreprises dans les pays avancés réagissent-elles à cela ? Elles peuvent être soit des "Pommes" (commandant une chaîne et toutes les tâches stratégiques qu’elle incorpore, c'est-à-dire inventer, concevoir le design, procéder à l'ingénierie, décider quels intrants acheter et où, assembler, mettre au point la publicité, le marketing, etc.), soit des "Grappes", appartenant à un groupe (une chaîne) manœuvré par d'autres. Dans ce dernier cas, comment ces entreprises "intermédiaires" peuvent-elles défendre un quelconque avantage qu'ils auraient sur les concurrents des pays émergents ?

Une première réponse possible est le recours à la délocalisation (offshoring). Une entreprise italienne produisant, par exemple, les freins pour une voiture ‘ModelT2.0’, qui est assemblée et vendue par une entreprise allemande, peut déplacer une partie de la production en Chine ou au Vietnam, c’est-à-dire ouvrir de nouvelles usines là-bas et fermer des usines en Italie afin de bénéficier de moindres coûts salariaux unitaires. Ou alors, l'italien peut procéder à une désintégration verticale en remplaçant certains composants produits en interne par d’autres composants dont la production sera sous-traitée à un fournisseur externe, peut-être situé dans un pays à bas salaires.

Ce dernier type de décision stratégique a deux conséquences. D'une part, l’entreprise italienne se rétrécit physiquement. D'autre part, la chaîne de valeur produisant la ModelT2.0 acquiert un nouveau segment dans un pays à bas salaires, si bien que la firme italienne se hisse vers le haut de la chaîne, étant désormais relativement proche de l’entreprise allemande.

Cependant, pour une entreprise, il y a d'autres façons de s'adapter à un monde où les chaînes de valeur mondiales constituent le paradigme de la production, toutes reliées à la position de l'entreprise au sein des chaînes. Lorsque l’entreprise "améliore" sa position, elle peut même aller au Paradis (gagner en compétitivité et en rentabilité) en dépit de la pression concurrentielle en provenance des pays émergents. Sinon, elle risque de tomber en Enfer (en perdant des parts de marché, en quittant finalement le marché). Mais que signifie "amélioration" dans le contexte des chaînes de valeur mondiales ?

L'ensemble des chaînes de valeur dans le monde pourrait être représenté comme un gigantesque réseau, c'est-à-dire un ensemble de "nœuds" (les entreprises) reliés entre eux par des "arcs", c’est-à-dire des relations bilatérales où chaque nœud est dirigé par un autre (le premier offrant au second un intrant intermédiaire). Un nœud du réseau de chaînes de valeur peut être situé à sa périphérie, offrant un composant de base à un seul gros acheteur, ou il peut être situé à proximité du centre du réseau, étant éventuellement interconnecté avec d'autres nœuds dans les deux directions (formant ainsi une «plateforme», un hub, avec de nombreux acheteurs et fournisseurs). On peut s'attendre à ce qu’une plateforme ait plus de pouvoir de marché vis-à-vis de ses acheteurs et les fournisseurs, généralement en raison de sa supériorité technologique. Dans le cas extrême, il y aura un monopole du côté de la "vente" et un monopsone du côté de l’"achat". Pour une entreprise intermédiaire, améliorer sa position au sein du réseau des chaînes de valeur mondiales signifie acquérir un avantage compétitif et un pouvoir de marché. (…)

L’hétérogénéité parmi les fournisseurs s’est révélée cruciale lors de l'effondrement du Grand Effondrement du Commerce en 2009 (Baldwin, 2009). Les chaînes de valeur mondiales se sont avérées être un canal pour la transmission rapide des chocs réels et financiers. (…) L'impact de la récession sur la performance des entreprises a été sensiblement différent selon le mode d'organisation des transactions mondiales (Altomonte, Di Mauro, Ottaviano, Rungi et Vicard, 2012) et la position des entreprises dans les chaînes de valeur globales (Bekes, Halpern, Koren et Muraközy, 2011).

(…) En comparant les ventes des entreprises durant la Grande Récession (…), nous constatons que: a) leur position dans les chaînes de valeur mondiales joue un rôle pour expliquer qu’elles aient eu différentes performances ; en particulier, la baisse du chiffre d'affaires a été plus importante pour les entreprises situées plus loin des clients finaux (la baisse cumulée fut de 3,7 points de pourcentage plus élevée pour l’intermédiaire que pour les entreprises "finales") ; b) les entreprises intermédiaires qui ont mené des activités d'innovation avant la récession ont été quelque peu à l'abri (pour ce sous- groupe, la baisse des ventes a été plus faible et s’avère similaire à celle enregistrée pour les entreprises finales); c) le position au sein d’une chaîne de valeur mondiale et les stratégies des entreprises expliquent 10 % de l’écart de performances entre les grandes entreprises allemandes et italiennes durant la récession (il y eut en moyenne une différence de 22,5 % entre les ventes des firmes allemandes et celles des entreprises italiennes). Ce n'est pas un chiffre négligeable, alors que ce genre d'explication est généralement négligé par les analystes et décideurs publics.

Ronald Coase (1937) avait expliqué il y a 75 ans que la raison d’être d'une entreprise est de réduire les coûts de transaction auxquels elle fait face dès lors qu’elle essaye de produire un bien ou service simplement en achetant sur le marché chaque intrant ou "tâche" nécessaire à sa production. Depuis lors, la théorie a été affinée, enrichie et qualifiée, mais jusqu'à récemment une entreprise devait encore décider "si elle externalise ou internalise (c’est-à-dire intègre)" et, si elle a décidé d'externaliser, "si externalise à l’étranger ou non" (Helpman, 2006). Dans le nouveau scénario concurrentiel, l'externalisation et la délocalisation deviennent un passage obligé pour un nombre croissant d'entreprises dans les pays avancés. Pour elles, le problème n'est plus "si", mais "comment". Leur position dans le réseau mondial des chaînes de valeur détermine si elles vont se retrouver en Enfer ou au Paradis. »

Antonio Accetturo, Anna Giunta et Salvatore Rossi, « Being in a global value chain: Hell or heaven? », in VoxEU.org, 15 décembre 2012.

aller plus loin... lire « La fragmentation internationale de la production »