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samedi 10 septembre 2022

Les mystères de la toute-puissance du dollar

« En 1971, John Connally, le secrétaire du Trésor de Richard Nixon, a dit à ses homologues des autres grandes économiques : "le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème". Le contexte (l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods) est une vieille histoire. Mais cette déclaration s’avère toujours remarquablement juste après toutes ces années.

J’ai dit "remarquablement" parce que les Etats-Unis ne dominent plus l’économie mondiale comme ils ont pu le faire par le passé. En 1960, les Etats-Unis représentaient environ 40 % du PIB mondial ; à présent, ils représentent moins d’un quart de celui-ci. En outre, il y a à présent deux autres devises (l’euro et le yuan) servant des économies pratiquement comparables en taille.

Pourtant, le dollar reste dominant sur les marchés financiers mondiaux. Par exemple, quand les pays émergents empruntent à l’étranger, leur dette est toujours libellée de façon disproportionnée en dollar américain :

GRAPHIQUE 1 Composition en devise de la dette externe des pays émergents (en % du PIB)

Paul_Krugman__composition_en_devises_dette_externe_des_pays_emergents.png

La domination financière du dollar semble donner au taux de change américain (la valeur du dollar en termes des autres devises) une grande importance dans l’économie mondiale. Une nouvelle étude de Maurice Obstfeld et Haonan Zhou affirme qu’il y a un "cycle du dollar" mondial : quand le dollar est fort, cela crée des turbulences financières et économiques à travers le monde. Et le dollar a été très fort dernièrement :

GRAPHIQUE 2 Indice nominal du dollar vis-à-vis des autres économies avancées

Paul_Krugman__indice_du_dollar.png

source : FRED

A mes yeux, il y a trois gros mystères à propos du pouvoir du dollar. Le premier et le plus simple est de savoir pourquoi le dollar reste dominant, même si l’économie américaine ne domine plus. La deuxième question, plus énigmatique, est de savoir pourquoi les fluctuations du taux de change du dollar ont de tels effets mondiaux. Enfin, il y a la question de savoir pourquoi le dollar s’est autant apprécié dernièrement.

Concernant la première question, une partie de la réponse tient au rôle de l’histoire. Une fois qu’une devise a établi une domination mondiale, cette domination tend à se perpétuer par elle-même. Il est plus facile et moins cher de réaliser des transactions en dollars parce que beaucoup d’autres personnes utilisent le dollar ; l’emprunt en dollar tend à être moins cher parce qu’une grande partie du commerce international se fait en dollar et les faibles coûts de financement encouragent l’usage du dollar.

En outre, il est plus facile et plus sûr d’utiliser une devise au niveau mondial si elle est adossée sur un marché financier national sur lequel les actifs peuvent être facilement achetés et venus. Les marchés financiers combinés des pays de la zone euro sont larges, mais ils sont aussi quelque peu fragmentés ; par exemple, les obligations italiennes sont vendues à rabais en comparaison avec les obligations allemandes. Et il est difficile de se sentir en sécurité en allant sur les marchés chinois lorsque le pays contrôle les mouvements de fonds qui y entrent et en sortent et qu’il est gouverné par un autocrate de plus en plus erratique.

Mais même s’il y a de bonnes raisons expliquant la domination du dollar, pourquoi les effets des fluctuations du taux de change du dollar sont si larges ? Obstfeld et Zhou affirment que parce qu’une grande partie de la dette mondiale est libellée en dollars une hausse du taux de change du dollar crée des problèmes de bilan à travers le monde. Cela fait sens. Mais je trouve toujours surprenante l’apparente taille des effets. Je suis particulièrement intrigué par la force de la relation entre le dollar et les prix des produits de base mondiaux comme le pétrole et le blé.

(…) Vous pourriez penser (…) que lorsque le dollar s’apprécie vis-à-vis de l’euro, le prix du pétrole chute en dollars, mais augmente en euros. Mais ce n’est pas ce qu’ils pensent ; confirmant un résultat que j’ai vu à plusieurs reprises, ils trouvent qu’"une appréciation de 2 % du dollar est associée à une baisse en pourcentage bien plus forte des prix mondiaux des produits de base". Quand le dollar s’apprécie vis-à-vis de l’euro, le prix du pétrole ne chute pas seulement en dollars ; il chute aussi en euros.

Donc l’appréciation du dollar contribue à expliquer pourquoi les prix mondiaux du pétrole sont actuellement là où ils étaient avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine et pourquoi le prix du blé a effacé, quoique pas entièrement, la hausse provoquée par l’invasion de l’Ukraine. (…)

Mais pourquoi le dollar grimpe-t-il autant ? A première vue, la réponse semble évidente : c’est à cause de la Fed. La Réserve fédérale a relevé ses taux d’intérêt pour réduire l’inflation, ce qui, toute chose égale par ailleurs, rend plus attractif l’achat d’actifs en dollars et accroît la valeur du dollar. Mais la Fed n’est pas la seule banque centrale à relever ses taux. Les économistes internationaux croient normalement que les taux de change dépendent des taux de long terme, pas des taux de court terme et que les taux de long terme ne dépendent justement pas de ce qu’une banque centrale a déjà fait, mais de ce que les investisseurs financiers s’attendent de ce qu’elle fasse à l’avenir.

Voici une chose amusante : les taux de long terme ont autant augmenté en Europe qu’ils ont augmenté aux Etats-Unis. En décembre 2021, le taux d’intérêt sur les obligations à dix ans aux Etats-Unis était de 1,47 % : le même taux en Allemagne était de – 0,38 %, ce qui reflétait la croyance des investisseurs financiers que l’économie européenne faisait face à plusieurs années de faible croissance économique. Ce matin, le taux américain était de 3,26 % (supérieur de 1,79 point à ce qu’il était en décembre) ; le taux allemand était de 1,67 % (supérieur de 2,05 à ce qu’il était en décembre). Donc l’Europe semble avoir eu un resserrement monétaire similaire ou plus efficace que les Etats-Unis. Alors pourquoi l’euro a-t-il plongé ?

Il n’est pas dur de trouver des raisons possibles, en particulier le fait que l’embargo de facto du gaz de Vladimir Poutine affecte durement l’Europe. Mais dans tous les cas, la force du dollar semble ne pas seulement tenir à la lutte contre l’inflation menée par la Fed.

Qu’importe les raisons, cependant, il est clair que le dollar fort inflige beaucoup de maux aux économies à travers le monde. A nouveau, c’est notre devise, mais leur problème. Est-ce que cela doit influencer la politique monétaire ? Claudia Sahm, une ancienne économiste de la Fed (celle qui a inventé la fameuse "règle de Sahm", un indicateur de récession), a fortement critiqué la position dure que la Fed a adoptée à l’égard de l’inflation et elle a récemment déclaré que la Fed a la responsabilité les dommages que ses politiques infligent sur le reste du monde. Elle a un point.

Malheureusement, je ne pense pas que la Fed va écouter, pour l’instant. Les responsables de la Réserve fédérale sont toujours profondément inquiets à l’idée que la forte inflation persiste dans l’économie américaine et cette inquiétude va dominer tout le reste jusqu’à ce qu’il y ait des signes clairs que l’inflation ralentit. Une fois que la Fed sentira qu’elle retrouve un peu d’oxygène, elle devrait commencer à prendre en compte les répercussions internationales de ses décisions. (…) »

Paul Krugman, « The mysteries of the almighty dollar », 9 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



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« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

« La Fed se soucie-t-elle du reste du monde ? »

samedi 18 juin 2022

La fin de la suprématie du dollar ?

« Chaque décennie, le débat à propos du rôle du dollar américaine en tant que première devise au monde revient : la monnaie américaine sera-t-elle détrônée par celle d’un autre pays ? Dans les années 1970, les prétendants étaient le yen japonais et le Deutsche Mark. Puis, avec l’Union économique et monétaire, l’euro a été vu comme un rival. Au cours de la dernière décennie, le renminbi a pris le rôle de possible aspirant. Où en sommes-nous en aujourd’hui?

Avant de répondre à cette question, il est important de rappeler qu’une chose importante à souligner concernant les quarante dernières années est le maintien de la suprématie du dollar, comme le montre le graphique, et ce malgré la crise financière mondiale et la pandémie de Covid-19. Le dollar reste la principale devise dans les portefeuilles des banques centrales à travers le monde. Alors qu’il y a une certaine incertitude entourant les parts exactes détenues dans chaque devise (puisque certaines banques centrales ne déclarent pas la composition de leur portefeuille), le dollar représente environ 60 % du total, bien davantage que l’euro (autour de 20 %). Malgré l’essor du renminbi, la part de la devise chinoise ne s’élevait qu’à 2,6 % à la fin de l’année 2021.

GRAPHIQUE Composition des réserves de change des banques centrales (en %)

Menzie_Chinn__composition_des_reserves_de_change_des_banques_centrales.png

Si nous regardons d’autres dimensions du rôle d’une devise, comme unité de compte, comme intermédiaire des échanges et comme réserve de valeur, il n’est pas manifeste que la domination du dollar soit menacée. Environ 40 % du commerce international est réglé en dollar, soit un peu plus que la part réglée en euro. Sur le marché des changes, le dollar reste de très loin la principale devise échangée : en l'occurrence, il représente 88 % des 200 % d'opérations de change. En termes de messagerie internationale pour les transactions financières (par exemple, via SWIFT), le dollar reste un meneur, représentant plus de 40 % de l’activité. L’euro suit à environ 35 %. (…)

Le contrecoup des sanctions


Les doutes à propos de la domination du dollar sont revenus lorsque les sanctions imposées à la Russie ont semblé avoir bien nui à son économie. Certains pensent que cette démonstration de vulnérabilité va amener d’autres pays à chercher à réduire leur dépendance au dollar.

Une partie du drame vient de la sanction d’une banque centrale majeure, puisque l’on pensait que le fonctionnement des autorités monétaires était protégé. Les Etats-Unis, avec leurs alliés occidentaux, ont menacé des institutions financières engagées dans des activités avec les banques russes, notamment la banque centrale de Russie. Non seulement les transactions financières furent coupées, mais en outre la banque centrale russe ne peut avoir accès à 100 milliards de dollars de ses réserves.

Cet apparent succès contraste avec la croyance conventionnelle en ce qui concerne l’efficacité des sanctions financières. Au cours des précédentes décennies, les Etats-Unis ont imposé des sanctions économiques pour infléchir le comportement d’autres pays, de Cuba à la Lybie, en passant par l’Iran. Les Etats-Unis ont tenté de pousser l’Iran à accepter un accord pour limiter la prolifération nucléaire avec notamment des sanctions, certaines d’entre elles qualifiées d’"intelligentes", ciblant des individus et secteurs en particulier plutôt que les économies dans leur ensemble. (…)

Les terribles dommages infligés à l’économie russe ont apporté un nouvel éclairage sur l’efficacité des sanctions. L’économie russe devrait se contracter de 30 % d’ici la fin de l’année 2022. Chose plus importante, l’impact à long terme de la privation des technologies et importations en provenance de l’Occident est susceptible de ramener l’économie russe plusieurs décennies en arrière. Le rouble a retrouvé ses niveaux d’avant-guerre, mais cette résilience n’est qu’apparente : la reprise a été obtenue en imposant un contrôle des capitaux strict, restreignant les achats de réserves étrangères et forçant les entreprises à se défaire des recettes d’exportations gagnées en devises étrangères.

Si l’effet des sanctions surprend, c’est parce que les autorités russes ont cherché après l’invasion de l’Ukraine en 2014 à isoler son économie contre d’éventuelles sanctions économiques. En particulier, un large montant de réserves de change a été amassé. Tout cela a apparemment démontré l’énorme pouvoir dont jouissent les Etats-Unis avec la position privilégiée du dollar comme devise internationale.

Est-ce que cette démonstration spectaculaire a poussé certains pays à adopter des mesures pour se diversifier en dehors du dollar, autrement qu’ils ne l’ont fait par le passé ? Je pense que la réponse est non.

Un adieu au dollar ?


La première raison pour laquelle je pense que c’est improbable est la difficulté extraordinaire qu’il y a à abandonner l’usage du dollar, à plusieurs niveaux. Considérons les réserves de changes : les banques centrales tendent à accumuler des réserves de changes dans la devise dans laquelle elles sont gagnées, c’est-à-dire via les exportations ou via les entrées de capitaux. Or une large part des exportations dans le monde sont facturées en dollars. Et environ 40 % de la dette transfrontalière est émise en dollars. Pour changer la répartition des réserves selon les devises par rapport à celle dans laquelle elles sont gagnées, les banques centrales devront vendre des dollars et acheter d’autres devises telles que l’euro, la livre ou le yen. Ce serait une option coûteuse dans la mesure où les marchés des actifs libellés dans ces autres devises sont moins liquides et donc plus difficile à pénétrer et quitter. En d’autres mots, la diversification des réserves en-dehors du dollar serait coûteuse. Les pays auraient à subir des coûts sur de longues périodes (en détenant des actifs moins sûrs) juste pour être moins dépendants du dollar dans l’éventualité d’un conflit.

Si je pense qu’un dégagement en dehors du dollar n’est guère susceptible d’arriver, c’est aussi parce qu’il reviendrait à tirer la mauvaise leçon des événements de 2022. C’est la nature multilatérale des sanctions qui les ont rendues si efficaces, plutôt que le fait que le dollar américain soit impliqué. Les banques centrales occidentales ont gelé les réserves étrangères russes détenues avec elles (seulement une portion de réserves est détenue avec la banque centrale russe), si bien que seulement 60 milliards des 160 milliards de dollars étaient accessibles fin février.

D'ailleurs, les autorités chinoises ont apparemment conclu que, du moins à court terme, il y a peu de moyens de s’immuniser contre le genre de sanctions déployées à l'égard de la Russie (une question qui les taraude dans le contexte de tensions croissantes entre la Chine et Taïwan). Lors d’une réunion de haut niveau des régulateurs et banquiers en avril, les dirigeants ont conclu qu’un tel traitement dévasterait l’économie chinoise, étant donné les innombrables liens commerciaux et financiers entre l’Occident et la Chine. Les entreprises chinoises se sont abstenues de traiter avec les banques russes sanctionnées, pour éviter de se faire également sanctionnées. Mais ce n’est pas la domination du dollar, mais plutôt celle de la finance occidentale, ainsi que l’infrastructure financière, qui ont conduit à l’attentisme chinois.

Mais qu’en est-il du renminbi ?


Au cours des années 2010, l’essor de la Chine a été rendu manifeste par son dépassement de la taille de l’économie des Etats-Unis (du moins en termes de parités de pouvoir d’achat). Il semblait que ce n’était qu’une question de temps avant que sa monnaie ne devienne une devise internationale dominant ; l’inclusion du renminbi dans les droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI semblait signaler que le temps du renminbi était arrivé. Entre 2015 et 2020, le yuan est passé d’une part nulle à 2 % dans les détentions de réserves de change. La part des opérations de change en yuan est grimpée de 0 % en 2001 à 9 % en 2019 (sur un total de 200 %).

Mais aucune monnaie ne peut devenir une devise internationale aussi longtemps que les restrictions existent sur les transactions transfrontalières. Pendant un certain temps, il semblait que la Chine avait opté pour un régime financier international plus ouvert. Cependant, depuis l’ascension de Xi Jinping, il semble que la plus grande ouverture financière (et la réduction de l’autonomie économique qui s’ensuivrait) n’est plus une priorité. (…) Le renminbi est déjà une importante devise régionale et ce rôle-là se renforcera encore, mais sa trajectoire pour être une devise mondiale est maintenant bloquée.

Alors, que va-t-il se passer ?


Le dollar va garder son statut parce que les externalités de réseau associées avec le fait d’être une devise clé sont très fortes. La domination du dollar est si forte qu’il est difficile de concevoir une érosion rapide de son rôle. Cela ne signifie pas que d’autres devises ne peuvent gagner en importance (par exemple, le dollar australien, le dollar canadien, etc.), d’autres systèmes pour compenser et régler les transactions pourraient suffisamment se développer pour rivaliser avec ceux en place. Mais au cours de la prochaine décennie, le régime de changes international va probablement beaucoup ressembler à ce qu’il est aujourd’hui. »

Menzie Chinn, « The demise of dollar dominance? », in Econbrower (blog), 10 juin 2022. Traduit par Martin Anota



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« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

samedi 16 avril 2022

Pourquoi le dollar domine

« Le dollar américain est-il sur le point de perdre le rôle singulièrement dominant qu’il joue dans le système financier mondial ? Je n’ai cessé d'entendre des gens se poser cette question tout au long de ma carrière professionnelle. Sérieusement : j’ai publié mon premier article sur le sujet en 1980. Beaucoup de choses ont changé dans le monde depuis que je l’ai écrit, notamment la création de l’euro et l’essor de la Chine. Pourtant la réponse reste la même : probablement pas. Pour différentes raisons (la fragmentation politique en Europe, le caprice autocratique en Chine), ni l’euro, ni le yuan ne sont une alternative plausible au dollar. Même si la domination du dollar s’érode, cela n’aura pas beaucoup d’importance.

Qu’entend-on par domination du dollar ? Les économistes assignent traditionnellement trois rôles à la monnaie. C’est un intermédiaire des échanges : je ne vais pas faire des conférences d’économie pour payer mes achats dans les épiceries, par contre je vais être payé en dollars pour mes conférences et je vais utiliser ces dollars pour acheter de la nourriture. C’est une réserve de valeur : je vais garder des dollars dans mon portefeuille et sur mon compte en banque. Et c’est une unité de compte : les salaires sont fixés en dollars, les prix dans fixés en dollars, les remboursements de dette sont spécifiés en dollars.

Plusieurs devises peuvent jouer ces rôles dans les affaires domestiques. Le dollar est spécial parce qu’il joue un rôle disproportionné dans les transactions internationales. C’est l'intermédiaire des échanges parmi les devises : quelqu’un qui désire convertir des bolivianos boliviens contre des ringgits malaisiens va vendre des bolivianos pour obtenir des dollars, dollars qu’il utilisera ensuite pour acheter des ringgits. C’est une réserve de valeur mondiale : beaucoup de gens autour du monde détiennent des comptes en banque libellés en dollar. Et c’est une unité de compte internationale : le prix de plusieurs biens faits en-dehors des Etats-Unis est libellé en dollars ; plusieurs obligations internationales promettent un remboursement en dollars.

Comment peut-on expliquer que cette domination se maintienne alors même que l’économie américaine n’a plus la place qu’elle détenait au cours des deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ? La réponse est qu’il y a des boucles rétroactives qui se renforcent mutuellement et qui font que les gens utilisent le dollar parce que d’autres gens utilisent le dollar.

Dans mon vieil article de 1980, je m’étais focalisé sur la taille et la densité des marchés. Il y a bien plus de gens voulant échanger des bolivianos ou des ringgits pour des dollars qu’il n’y a de gens voulant échanger des bolivianos pour des ringgits, donc il est bien plus facile et moins cher de faire des transactions bolivianos-ringgits indirectement, en utilisant le dollar comme "véhicule" que d’essayer de faire des transactions directement. Mais toutes ces transactions indirectes rendent les marchés du dollar encore plus gros, renforçant l’avantage de la devise.

Gita Gopinath, la première directrice générale adjointe du FMI, et Jeremy Stein, un professeur d’économie à Harvard, ont décrit une autre boucle rétroactive impliquant la fixation des prix. Parce que plusieurs biens sont vendus à des prix fixés en dollars, les actifs en dollars ont un pouvoir d’achat relativement prévisible ; cela renforce la demande pour ces actifs, ce qui rend moins coûteux d’emprunter en dollars que dans d’autres devises. Et un emprunt en dollars bon marché incite les entreprises à limiter leurs risques en fixant leurs prix en dollars, renforçant l’avantage du dollar.

Donc qu’est-ce qui pourrait déloger le dollar de sa position spéciale ? Il n’y a pas très longtemps l’euro semblait constituer une alternative plausible : l’économie de la zone euro est énorme, tout comme ses marchés financiers. Par conséquent, beaucoup de gens en-dehors de la zone euro détiennent des actifs libellés en euros et, lorsqu’ils vendent en Europe, ils fixent des prix en euros. Mais l’un des avantages qui restent pour les Etats-Unis est la taille de ses marchés obligataires et la liquidité (la facilité pour acheter ou vendre) que ces marchés fournissent. Jusqu’à sa crise de la dette souveraine en 2010, l’Europe semblait avoir un marché obligataire aussi large, puisque les obligations en euros émises par différents gouvernements semblaient interchangeables et toutes avaient le même taux d’intérêt. Depuis lors, cependant, les craintes d’un défaut souverain ont entraîné une divergence des rendements :

GRAPHIQUE 1 Taux d'intérêt sur les obligations publiques à dix ans de l'Allemagne et de l'Italie (en %)

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source : FRED (2022)

Cela signifie qu’il n’y a pas de marché obligataire en euros : il y a un marché allemand, un marché italien et ainsi de suite et aucun d’entre eux n’est de la même taille que le marché américain.

Que dire à propos de la Chine ? La Chine est un grand acteur dans le commerce international, si bien que vous pourriez penser que beaucoup de gens aimeraient détenir beaucoup d’actifs en yuans. Mais c’est aussi une autocratie avec une propension à des politiques erratiques (notamment comme on l’a vu récemment avec son rejet des vaccins occidentaux contre la Covid-19 et son adhésion persistante à une stratégie insoutenable de confinements désastreux). Qui veut exposer sa richesse aux coups de tête d’un dictateur ?

Et oui, les Etats-Unis ont d’une certaine façon transformé le dollar en arme contre Vladimir Poutine, mais ce n’est pas le genre d’action que nous nous attendons à voir devenir habituelle.

En conséquence, la domination du dollar semble encore assurée, à moins que les Etats-Unis finissent par être gouvernés par un autocratique erratique, ce qui, je le crains, est une possibilité réelle dans un avenir assez proche.

Mais il y a tout du même une chose : même si j’ai tort et que le dollar perd sa domination, cela ne ferait guère de différence. Qu’est-ce que les Etats-Unis gagnent du rôle spécial du dollar après tout ? J’ai souvent lu que la capacité des Etats-Unis à refiler de nouveaux dollars au reste du monde lui permettait de générer des déficits commerciaux persistants. Tournons-nous vers l’Australie :

GRAPHIQUE 2 Solde du compte courant des Etats-Unis et de l'Australie (en % du PIB)

Paul_Krugman__solde_compte_courant_Etats-Unis_Australie.png

Les Etats-Unis peuvent être capables d’emprunter à des coûts plus faibles, grâce au rôle spécial du dollar et nous obtenons ce qui représente un prêt à intérêts nuls de tous les gens détenant du dollar (essentiellement des billets de 100 dollars) en-dehors du pays. Mais ce sont des avantages négligeables pour une économie représentant 24.000 milliards de dollars.

Donc la domination mondiale du dollar est sur le point d’être remise en cause ? Probablement pas. Et la vérité est que cela n’importe pas vraiment. »

Paul Krugman, « Why the dollar dominates », 15 avril 2022. Traduit par Martin Anota



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« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

samedi 28 janvier 2017

Est-ce que l’appréciation du dollar conduira à une action coordonnée sur le marché des changes ?

« Très peu de banques centrales s’abstiennent d’intervenir sur le marché des changes pour stabiliser leur taux de change ou l’orienter vers la direction désirée. Même lorsqu’elles n’interviennent pas directement, leurs politiques de taux d’intérêt sont souvent décidées de façon à être compatibles avec les objectifs de taux de change. Par conséquent, des devises réellement flottantes sont relativement rares. Cela a d’importantes implications pour les autorités américaines, dans la mesure où elles sont confrontées à une forte appréciation du taux de change du dollar.

Lorsqu’une perte de confiance (potentielle ou effective) menace d’entraîner de larges sorties de capitaux, l’intervention prend habituellement la forme de ventes de réserves de change pour atténuer l’amplitude ou le rythme de la dépréciation. Les pertes actuelles de réserves que connaît la Banque populaire de Chine en sont un bon exemple récent. La dernière intervention des Etats-Unis sur les marchés des changes (alors même que ses interventions passées étaient déjà rares) pour soutenir un faible dollar remonte à la période 1992-1995.

A l’autre bout du spectre, les inquiétudes à propos de la moindre compétitivité internationale en conséquence d’une significative appréciation de la devise peuvent être encore plus communes parmi les responsables politiques et les entreprises orientées à l’exportation. Les inquiétudes à propos des devises surévaluées ont été au cœur des discussions de politique économique dans plusieurs pays émergents, même récemment, comme en 2013, et des efforts soutenus pour aller à contre-courant de l’appréciation se sont traduits par une accumulation de réserves historique pour plusieurs banques centrales.

Les craintes d’une forte devise ne sont absolument pas limitées aux pays émergents. Comme la crise dans la périphérie de la zone euro s’aggravait et que la valeur de l’euro plongeait relativement au franc suisse, la banque centrale de Suisse, évoquant la menace d’un franc fort pour l’économie domestique, ancra sa monnaie en septembre 2011. Elle plafonna l’appréciation du franc suisse vis-à-vis de l’euro, parce que la banque centrale se tenait prête à acheter des devises étrangères autant qu’il le faudrait. Après une hausse spectaculaire des réserves, le plafond a finalement été abandonné en décembre 2014 et remplacé par une politique de taux d’intérêt négatifs.

Les Etats-Unis n’ont pas été épargnés par de telles inquiétudes. Au cours de la première moitié des années quatre-vingt, suite à l’énorme hausse des taux d’intérêt impulsée par la Réserve fédérale, le dollar américain s’est apprécié de près de 45 % vis-à-vis des autres devises majeures. En conséquence du fort dollar, les Etats-Unis ont perdu en termes de compétitivité sur les marchés internationaux et le solde commercial s’est retrouvé à des niveaux historiquement faibles en 1985.

Ces développements ouvrent la voie aux Accords du Plaza, que Jeffrey Frankel a décrits comme étant la plus importante initiative sur le marché des changes depuis que Richard Nixon ait laissé flotter le dollar en 1973. A l’hôtel Plaza de New York, le 22 septembre 1985, les responsables officiels des Etats-Unis et leurs homologues des plus grandes économies au monde s’accordèrent pour prendre une action concertée pour stopper et inverser l’appréciation du dollar. C’était un accord précisément parce qu’il impliquait une coordination internationale en matière de politique économique entre les principaux acteurs, dont les déclarations publiques s’accompagnèrent d’une intervention organisée sur les marchés (ventes de dollars américains).

Le dollar s’est en effet déprécié, bien que l’on débatte toujours de l’ampleur à laquelle cette dépréciation peut être attribuée à l’accord du Plaza. Ce qui est certain est la pertinence du débat aujourd’hui.

Le dollar s’est apprécié de plus de 35 % vis-à-vis d’un panier de devises depuis son point bas en juillet 2011. Alors que l’appréciation du dollar a été en partie attribuée à la victoire inattendue de Donald Trump lors des dernières élections présidentielles aux Etats-Unis, elle reflète aussi le fait que la politique monétaire américaine se resserre dans un contexte où les banques centrales de la zone euro et du Japon continuent d’assouplirent leur politique monétaire.

Trump a fait campagne en promettant de ramener l’industrie américaine, même si cela requiert d’instaurer des droits douaniers et de démanteler les accords commerciaux existants. Pourtant, un dollar fort est un majeur obstacle à la réalisation de sa promesse. Peut-être que les marchés financiers vont commencer à percevoir le dollar comme étant surévalué et finir plutôt par vendre la devise. Sinon, est-ce que cela sera l’occasion d’un nouvel accord du même type que celui du Plaza ? Surtout, qui sera d’accord pour coopérer ?

Mis à part la forte appréciation du dollar américain, il y a peu de similarités entre l’environnement actuel et celui qui prévalait en 1985. Alors, la croissance du PIB réel japonais tournait autour de 6 %. Aujourd’hui, une appréciation soutenue du yen ferait probablement dérailler les modestes progrès que la Banque du Japon a obtenus dans le relèvement de l’inflation et des anticipations d’inflation. Avec une dette publique autour de 250 % du PIB, une plus forte inflation pourrait contribuer à résoudre le problème de surplomb de dette auquel le Japon fait face.

De son côté, l’Allemagne, avec ses excédents de compte courant historiquement élevés (dépassant 8 % du PIB), pourrait résister à une appréciation. Mais, à la différence de 1985, dans un scénario où l’euro doit faire face à ses propres défis, ce ne sera pas la Bundesbank qui sera assise à la table des négociations en 2017. Du point de vue de la BCE, qui fait face à une autre vague de turbulences dans la périphérie (principalement en Italie, où la fragilité du système bancaire alimente les sorties de capitaux), la faiblesse de l’euro est un cadeau du ciel.

Cela laisse la Chine, qui constitue aujourd’hui la deuxième plus grande économie au monde et qui n’avait pas participé à l’accord de 1985, pour supporter le poids d’une dépréciation du dollar. Mais le récent resserrement du contrôle des capitaux en Chine met en évidence les efforts que ce pays met en oeuvre pour empêcher le renminbi de se déprécier davantage. En outre, étant donné l’impact négatif du fort yen post-Plaza sur les subséquentes performances économiques du Japon, il n’est pas certain que la Chine pense avoir intérêt à considérer qu’un plus fort renminbi soit un risque à prendre.

En d’autres mots, alors qu’il est probable que le Trésor voudra inverser l’appréciation du dollar, il est également probable qu’aucune autre économie majeure ne l’aide à le faire. Si le dollar fort conduit à une intervention sur le marché des changes en 2017, le scénario le plus probable est celui dans lequel les Etats-Unis interviendront seuls. »

Carmen Reinhart, « Will dollar strength trigger intervention in 2017? », 30 décembre 2016. Traduit par Martin Anota


aller plus loin…

« Quelle est l’efficacité d’une intervention sur le marché des changes ? »

« Les Accords du Plaza, 30 ans après »

« Pourquoi laisser flotter le franc suisse ? »

lundi 15 septembre 2014

L’effondrement de l’euro ?

dollar_euro_2.jpg

« Comme la Réserve fédérale des Etats-Unis pourrait bientôt commencer à relever ses taux d’intérêts, alors même que la Banque Centrale Européenne (BCE) projette de bientôt lancer un programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), certains affirment que cette divergence pourrait conduire à une forte chute de la valeur de l’euro et que cette dépréciation aurait débuté il y a quelques jours.

Etant donné que nous avons vu par le passé de telles divergences dans l’orientation des politiques monétaire (ou tout du moins des politiques monétaires variant à des différents rythmes), il est intéressent d’observer ce qui s’est passé durant ces épisodes.

Voici ci-dessous l’évolution du taux de change dollar/euro depuis 1975 (cliquez sur l’image pour avoir une meilleure version). Bien sûr, l’euro n’existait pas avant 1999, mais ce que j’ai fait, c’est remplacer l’euro par le mark allemand (converti à la parité mark/euro qui a été fixé à l’époque où l’euro fut lancé). Donc le graphique est vraiment une combinaison du taux de change mark/dollar avant 1999 et du taux de change euro/dollar après 1999. Pour une question de simplicité, je vais me référer à l’euro même lorsque je me penche sur la période antérieure à 1999.

GRAPHIQUE Taux de change de l'euro vis-à-vis du dollar

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La courbe est croissante parce que l’inflation en Europe est en général inférieure à celle des Etats-Unis (nous nous attendons à ce que la devise du pays le plus inflationniste se déprécie au cours du temps). L’effet est plus prononcé au cours des premières décennies, parce que le différentiel d’inflation (entre l’Allemagne et les Etats-Unis) était alors le plus large.

En plus de la tendance, nous voyons deux épisodes au cours desquels le dollar se renforça substantiellement par rapport à l’euro, puis déclina à la même vitesse pour retourner à sa tendance. Le premier épisode est survenu au début des années quatre-vingt lorsqu’une combinaison de politique monétaire restrictive et de larges déficits budgétaires aux Etats-Unis poussa les taux d’intérêt à la hausse et entraîna de persistantes hausses du dollar américain. Ce dernier atteint une valeur qui fut clairement au-dessus de toute estimation compatible avec les fondamentaux, ce qui conduisit aux Accords du Plaza en septembre 1985 où les ministres des finances d’Europe, du Japon et des Etats-Unis s’accordèrent pour intervenir de manière à stopper l’appréciation du dollar. La dépréciation qui s’ensuivit fut toute aussi forte.

Le second épisode est survenu entre le milieu et la fin des années quatre-vingt-dix et il coïncide avec des très forts taux de croissance aux Etats-Unis qui suscitèrent l’intérêt des investisseurs. La politique monétaire elle-même ne fut pas si différente que ça (…). En plus, le lancement de l’euro en 1999 fut perçu par certains comme une source d’incertitude et comme une possible mauvaise nouvelle pour l’économie de la zone euro et sa devise. A cette époque, l’appréciation du dollar américain fut aussi stoppée par une intervention coordonnée de la Réserve fédérale des Etats-Unis et de la BCE en novembre 2000.

Au cours de ces deux épisodes, nous observons une dynamique de divergence dans les conditions économiques entre l’Europe et les Etats-Unis qui se traduisit par une appréciation de la devise américaine, bien que cela ne concerne pas toujours la politique monétaire (et dans les deux cas, l’appréciation s’accompagna d’une surévaluation et d’une forte volatilité). Pouvons-nous nous attendre à la même chose aujourd’hui ? C’est une éventualité, mais qui est loin d’être garantie. Pourquoi ? Parce que si nous observons plus attentivement certaines autres années, nous voyons qu’il y a plusieurs autres épisodes où la croissance américaine fut également plus forte que la croissance européenne, où les taux d’intérêt américains s’élevèrent plus rapidement que les taux européens et où pourtant le dollar américain ne s’apprécia pas. Au contraire, il connut lors de ces épisodes une forte dépréciation.

Par exemple, entre 2002 et 2003, l’Europe fut au milieu d’une récession, avec des taux de croissance qui furent significativement plus faibles que ceux des Etats-Unis. Les taux d’intérêt en Europe baissèrent et se maintinrent à 2 % jusqu’à l’automne 2005. Parallèlement, les taux d’intérêt américains passèrent de 1 % à 5,25 % à l’été 2006. Au cours de ces années, non seulement le dollar ne s’est pas apprécié vis-à-vis de l’euro, mais à l’inverse il se déprécia. En janvier 2002, un euro valait 0,90 dollar ; en 2005, l’euro atteignit 1,30 dollar.

Il est aussi intéressant de noter que depuis le début de la crise de 2008, le taux de change entre le dollar et l’euro est resté relativement stable (comparé aux précédentes années). Il fluctua autour de 1,25 et 1,40 malgré les profonds changements que nous avons observés des deux côtés de l’Atlantique. On s’attendait à ce que la crise de la dette souveraine en Europe ait de fortes répercussions sur la valeur de l’euro, mais en fait la devise resta stable durant la crise. Si les conditions économiques continuent de diverger entre les Etats-Unis et l’Europe et que l’euro se déprécie fortement par rapport au dollar américain, personne ne sera surpris. Ce sera clairement une bonne illustration de ce que nous voyons dans les manuels universitaires à propos des taux d’intérêt et des mouvements de capitaux. Mais l’histoire nous suggère que rien ne garantit que ce sera forcément le cas. Les taux de change sont un peu plus volatils et imprévisible que ce que les théories pourraient nous laisser penser. Quel que soit le sens où variera le taux de change, ce qui est très probable c’est que nous allons observer une plus forte volatilité des taux de change au cours des prochains mois et des prochaines années, bien loin de la stabilité dont nous avons joui au cours des dernières années. »

Antonio Fatás, « The Euro crash? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 10 septembre 2014. Traduit par Martin Anota

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