« Mervyn King a dit un jour : "Les banques centrales sont souvent accusées d’être obsédés par l’inflation. Ce sont de fausses accusations. Si elles sont obsédées par quelque chose, c’est bien par la politique budgétaire".

En tant qu’universitaire devenu banquier central, King sait de quoi il parle. Ce que les banquiers centraux craignent, c’est quelque chose que l’on appelle "dominance budgétaire" (fiscal dominance) : le fait qu’ils soient forcés de monétiser la dette publique et qu’elle perde de ce fait le contrôle de l’inflation.

Je crois que cette peur est un facteur clé expliquant pourquoi les banques centrales sont réticentes à considérer sérieusement l’idée de la monnaie-hélicoptère. Créer de la monnaie n’est pourtant plus un tabou : avec l’assouplissement quantitatif, de larges montants de monnaie ont été créés. Mais cette monnaie sert à acheter des actifs financiers, qui peuvent être ensuite revendus pour sortir de circulation la monnaie qui a été créée. Avec la monnaie-hélicoptère, la banque centrale crée de la monnaie pour la donner à la population. Si cette monnaie doit être retirée une fois la récession arrivée à son terme, de façon à garder l’inflation sous contrôle, la banque centrale peut manquer d’actifs pour y parvenir. On pourrait parler ici d’insolvabilité politique (policy insolvency). (1)

Il y a une manière simple de faire face à ce problème (2). Le gouvernement s’engage à toujours fournir des actifs dont la banque centrale aurait besoin pour garder l’inflation sous contrôle. Si, après quelques doses de monnaie-hélicoptère, la banque centrale doit être refinancée et l’est effectivement de cette manière, alors la monnaie-hélicoptère s’apparente à une relance budgétaire financée par émission d’obligations, mais où l’émission obligataire est retardée. Selon moi, ce retard peut être crucial pour surmonter le fétichisme du déficit qui s’est révélé être si prospère politiquement au cours des cinq dernières années, aussi bien que pour donner aux banques centrales un instrument de politique monétaire non conventionnel qui soit plus efficace que l’assouplissement quantitatif (3). Mais les banques centrales ne veulent pas aller aussi loin, en partie parce qu’elles craignent que les gouvernements reviennent sur leur engagement à les renflouer si nécessaire.

Cette crainte est irrationnelle pour deux raisons. Premièrement, les banques centrales font déjà face à la possibilité de faire tellement de pertes avec l’assouplissement quantitatif qu’elles aient à réclamer un refinancement auprès du gouvernement. La Banque d’Angleterre a exigé et obtenu un engagement de la part du gouvernement qu’il couvrirait ces pertes si nécessaire. Il n’y a pas de différence conceptuelle ente cela et défaire une émission de monnaie-hélicoptère, si ce n’est les probabilités.

La deuxième raison est plus fondamentale Dans notre monde moderne, où l’on a bien compris dans les grandes économies que les taux d’intérêt doivent augmenter lors d’un boom pour contrôler l’inflation, il est difficile d’imaginer un gouvernement qui rendrait sa banque centrale impuissante en refusant de lui fournir des actifs. Si un tel gouvernement existait, il y aurait longtemps qu’il aurait mis un terme à l’indépendance de la banque centrale, car il voudrait l’empêcher de relever les taux d’intérêt avec les actifs qu’elle possède déjà. Avec le gouvernement de cauchemar pour les banques centrales, la banque centrale perdrait son indépendance avant qu’elle se plaigne que le gouvernement revint sur son précédent engagement pour défaire la monnaie-hélicoptère.

La peur de la dominance budgétaire n’est en elle-même pas irrationnelle, bien qu’elle semble peu fondée dans une démocratie moderne. Ce qui est irrationnel est de penser que la dominance budgétaire serait plus probable si nous utilisions la monnaie-hélicoptère lors d’une récession. (4)

J’ai aussi affirmé que cette peur irrationnelle a déjà été coûteuse. J’ai déjà expliqué comment l’adoption généralisée de l’austérité au début de la reprise constitue un échec de la part des politiciens à suivre la macroéconomie de base. Ici les banques centrales deviennent un intermédiaire politique entre l’université et les politiciens : elles savent à quel point l’austérité est coûteuse lorsque les taux d’intérêt nominaux sont à leur borne inférieure zéro. Mais ce que les politiciens entendirent de la part des banquiers centraux séniors ne fut par un avertissement à propos des dangers associés à l’austérité, mais des encouragements à la poursuivre. Une peur irrationnelle des déficits budgétaires peut expliquer pourquoi les banques centrales ont passé sous silence la vérité.

Les banques centrales vainquirent une grosse barrière psychologique lorsqu’elles entreprirent l’assouplissement quantitatif. Ce fut la première, et peut-être plus importante, étape pour mettre un terme à leur peur primitive de dominance budgétaire. Elles ont désormais besoin de compléter le processus, donc nous pouvons commencer à avoir des discussions rationnelles à propos des alternatives à l’assouplissement quantitatif.

(1) Une banque centrale ne peut pas être insolvable, comme ce billet (en anglais) l’explique.

(2) Personne à ma connaissance n’a proposé de donner à la banque centrale le pouvoir légal de collecter un impôt censitaire.

(3) Le fétichisme du déficit est avant tout une inquiétude à propos des déficits à court terme. Les politiciens semblent ravis de prendre des mesures qui réduisent le déficit à court terme, même si la dette devient plus élevée à plus long terme. En effet, l’analyse présentée par DeLong et Summers suggère que les effets d’hystérèse (hystérésis) sont moindres avant que l’austérité soit adoptée et élève les niveaux de dette publique sur PIB à long terme. Nous savons aussi que le fétichisme du déficit est spécifique aux hausses de dette provoquées par les récessions : à plus long terme, le biais déficitaire implique une hausse plutôt qu’une baisse des niveaux de dette publique. Donc toute forme de relance budgétaire qui évita une hausse de la dette à court terme, mais pas à long terme, éviterait le fétichisme du déficit. C’est ce que la relance budgétaire financée par émission monétaire, c’est-à-dire la monnaie-hélicoptère, c’est-à-dire encore l’assouplissement quantitatif pour le peuple, peut faire.

(4) Pourquoi suis-je confiant qu’un gouvernement ne peut pas être si obsédé avec la dette qu’il puisse revenu sur son engagement ? Parce que le fétichisme de déficit n’est politiquement attractif que dans une récession, lorsque les individus réduisent eux-mêmes leur endettement et pensent par conséquent que le gouvernement doit faire de même. Ceci ne va pas s’appliquer lorsque la reprise a pris place et que l’inflation menace de dépasser sa cible. »

Simon Wren-Lewis, « Central bankers and their irrational fear », in Mainly Macro (blog), 21 octobre 2015. Traduit par Martin Anota