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mardi 7 janvier 2020

Les nouveaux outils de la politique monétaire

« Depuis les années quatre-vingt, les taux d’intérêt autour du monde ont eu tendance à baisser, en conséquence d'une plus faible inflation, de forces démographiques et technologiques qui ont accru l’épargne désirée relativement à l’investissement désiré au niveau mondial, ainsi que d’autres facteurs. Bien que la faible inflation et de faibles taux d’intérêt puissent apporter certains bénéfices, le nouvel environnement suscite des problèmes pour les banques centrales. Ces dernières avaient traditionnellement eu recours aux baisses de taux d’intérêt de court terme pour stimuler des économies déprimées. Un niveau de taux d’intérêt généralement faible signifie que, face à une contraction économique ou une inflation indésirablement faible, les banques ont une moindre marge de manœuvre que par le passé pour procéder à une baisse conventionnelle des taux.

Cette contrainte sur la politique monétaire a beaucoup inquiété durant la crise financière mondiale et dans son sillage, comme la Réserve fédérale et d’autres banques centrales majeures ont réduit leurs taux de court terme à zéro ou quasiment. Avec leurs économies en chute libre et leurs méthodes traditionnelles épuisées, les banques centrales se sont tournées vers de nouveaux outils peu testés, notamment l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et le forward guidance. Les nouveaux outils de politique monétaire (leur fonctionnement, leur efficacité, leurs limites, leur capacité à accroître la marge de manœuvre dont disposent effectivement les autorités monétaires) sont le sujet de l’allocution présidentielle que j’ai donnée le 4 janvier à la conférence annuelle de l’American Economic Association à San Diego. Comme je l’explique ci-dessous, mon discours conclut que les nouveaux outils de politique monétaire sont efficaces et que, au vu des estimations actuelles du taux d’intérêt neutre, l’assouplissement quantitatif et le forward guidance peuvent fournir l’équivalent de 3 points de pourcentage additionnels de baisses de taux de court terme. L’article sur lequel mon discours s’est basé est disponible ici. Ci-dessous, je résume certaines de mes principales conclusions.

Les achats par la banque centrale d’actifs financiers de plus long terme, connus sous le nom d'assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE), se sont révélés être un outil efficace pour assouplir les conditions financiers et relancer l’activité économique lorsque les taux d’intérêt de court terme sont à leur borne inférieure. L’efficacité de l'assouplissement quantitatif ne dépend pas du fait qu’il soit ou non déployé durant une période de turbulences sur les marchés.

Le quantitative easing opère via deux principaux canaux : en réduisant l’offre nette d’actifs de plus long terme, ce qui accroît leurs prix et réduit leurs rendements ; et en signalant l’intention des autorités monétaires de maintenir les taux de court terme pendant une période prolongée. Ces deux canaux contribuèrent à assouplir les conditions financières dans l’ère d’après-crise.

Les premiers cycles de quantitative easing, comme le programme QE1 de la Fed au début de l’année 2009, ont eu un gros impact sur les marchés financiers quand ils furent annoncés, mais les annonces des cycles suivants, par exemple l’annonce du programme QE2 en novembre 2010, ont suscité une bien moindre réaction de la part des marchés. Cette différence amène à penser que le quantitative easing n’est efficace que lorsqu’il est déployé durant des périodes de turbulences sur les marchés, comme ce fut le cas au début de l’année 2009, mais pas à d’autres moments, ce qui amène douter de l’utilité du quantitative easing pour l’élaboration de la politique monétaire en temps normal. Cependant, comme le montre mon article, la plupart des études privilégie une autre explication en notant que ces derniers cycles de quantitative easing étaient largement anticipés par les participants de marché : du fait de cette anticipation, les effets attendus des programmes étaient déjà incorporés dans les cours des titres lorsqu’ils furent officiellement annoncés. Les études qui contrôlent les anticipations de marché quant au niveau et au contenu des achats d’actifs constatent que plusieurs programmes de QE se sont révélés puissants, avec des effets qui ne diminuent pas durant les périodes de calme sur les marchés ou lorsque la taille du bilan de la banque central augmente.

D’autres études, basées sur des modèles de structure des taux d’intérêt, constatent que les effets des achats d’actifs sur les rendements étaient durables et économiquement significatifs. Par exemple, une étude méticuleuse constate que l’effet cumulé des achats d’actifs de la Fed sur les rendements des bons du Trésor à dix ans a été supérieur à 120 points de base à l’instant où les achats nets stoppèrent. Les études des programmes d’achats d’actifs au Royaume-Uni et dans la zone euro constatent que les effets sur les marchés financiers sont quantitativement similaires à ceux observés aux Etats-Unis. Le canal de la signalisation (signaling channel) du quantitative easing était également important et il restait puissant. Comme je l’ai souligné lorsque j’étais président de la Fed, c’est ce que montrait en négatif l’"accès de colère" (taper tantrum) des marchés en 2013, la perspective que les achats d’actifs puissent ralentir amène les participants de marché à s’attendre à des hausses plus rapides du taux directeur.

Le forward guidance, bien qu’il ne soit pas particulièrement efficace dans l’immédiate période d’après-crise, est devenu de plus en plus puissant au cours du temps comme il a gagné en précision et en agressivité. Les changements dans le cadre de politique économique peuvent rendre le forward guidance efficace à l’avenir.

Le forward guidance est la communication de la banque centrale à propos de ses anticipations relatives à l’évolution de l’économie et de ses projets de politique monétaire. Il aide le public à comprendre comment les autorités monétaires vont répondre aux changements des perspectives économiques et permet aux autorités monétaires de s’engager à des politiques de taux "plus faibles plus longtemps". De telles politiques, en convainquant les participants au marché que les autorités monétaires vont retarder la hausse du taux directeur même si l’économie se renforce, peut aider à assouplir des conditions financières et relancer l’activité économique dans la période courante.

Le forward guidance de la Fed en 2009-2010 était qualitatif par nature et n’a pas réussi à convaincre les participants de marché que les taux resteraient plus faibles plus longtemps. Cependant, à partir de 2011, un guidage plus explicite qui lia tout d’abord le taux directeur à des dates spécifiques, puis au comportement du chômage et de l’inflation, persuada les marchés que les taux resteraient faibles. Le guidage devint également plus explicite, sophistiqué et agressif dans d’autres grandes banques centrales. Par exemple, la Banque d’Angleterre lia aussi le guidage aux conditions économiques, tandis que la BCE a utilisé le guidage pour aider le public à comprendre la relation dans sa boîte à outils de politique monétaire.

Le forward guidance pourrait gagner en efficacité s’il était incorporé dans le cadre formel de la banque centrale. Par exemple, l’idée de "politiques de compensation" (makeup policies) que considère actuellement la Fed, celle de compenser l’inflation inférieure à la cible au cours d’une période par une inflation supérieure à la cible au cours de la période suivante, revient à mettre le forward guidance en place avant la prochaine rencontre avec les taux nuls. Cette préparation rendrait le guidage plus clair, plus prévisible et plus crédible lorsqu’il sera nécessaire.

Certaines banques centrales étrangères majeures ont fait un usage efficace d’autres nouveaux outils de politique monétaire, tels que des achats de titres privés, les taux d’intérêt négatifs, le financement de programmes de prêt et de contrôle de courbe des taux.

Chacun de ces outils a des coûts et des bénéfices, mais ils se sont aussi révélés utiles dans certaines circonstances. La Fed n’a pas utilisé d'autres nouveaux outils que le quantitative easing et le forward guidance, mais, dans les limites juridiques de son action, elle ne doit pas exclure d’autres options. Par exemple, le contrôle de la courbe des taux (à un horizon plus court que la Banque du Japon, disons deux ans) peut être utilisé pour améliorer le forward guidance de la Fed, comme l’a récemment suggéré Lael Brainard, l’un des gouverneurs de la Fed. Le financement des programmes de prêts peut être utile dans des situations où les contraintes sur le prêt bancaire et sur la disponibilité du crédit nuisent à la transmission de la politique monétaire. La Fed doit aussi considérer l’idée de maintenir une ambiguïté constructive à propos de l’usage futur des taux négatifs, parce qu’il y a des situations où les taux de court terme négatifs peuvent fournir une marge utile à la politique monétaire ; et parce qu’exclure complètement les taux négatifs peut limiter la capacité future de la Fed à réduire les taux de long terme par le quantitative easing ou d’autres moyens en créant un plancher effectif pour les taux de long terme.

Pour la plus grande partie, les coûts et risques des nouveaux outils de politique monétaire se sont révélés être modestes. L’exception possible concerne les risques d’instabilité financière, qui requièrent de la vigilance.

L’incertitude à propos des coûts et des risques des nouveaux outils de politique monétaire rend les banques centrales prudentes à propos de leur usage, du moins initialement. Pour l’essentiel, ces coûts et risques (notamment les possibilités d’un dysfonctionnement des marchés, une forte inflation, la difficulté de sortir de ces politiques, la hausse des inégalités de revenu et les moins-values sur le portefeuille de la banque centrale) se sont révélés modestes. Par exemple, les inquiétudes à propos de la forte inflation découlaient d’un monétarisme crû qui ne considérait pas l’idée que la vitesse de circulation de la base monétaire chuterait avec de faibles taux d’intérêt. L’inflation a récemment été trop faible plutôt que trop élevée. La littérature internationale sur les effets distributionnels de la politique monétaire constate que, lorsque tous les canaux de l’influence de la politique monétaire sont pris en compte, l’assouplissement monétaire a des effets distributionnels faibles et peut-être même progressifs. Le risque de moins-values sur le portefeuille de la Fed n’a jamais été élevé, mais au cours de la dernière décennie la Fed a remis plus de 800 milliards de dollars en profits au Trésor, trois fois plus qu’avant-crise.

Il y a plus d’incertitude à propos des liens entre l’argent facile et les taux faibles, d’un côté, et les risques d’instabilité financière, de l’autre. L’assouplissement monétaire fonctionne en partie en accroissant la propension des investisseurs financiers et des prêteurs à prendre des risques, ce que l’on appelle le canal de la prise de risque (risk-taking channel). En périodes de récession et de turbulences financières, encourager les investisseurs financiers et les prêteurs à prendre des risques raisonnables est un objectif approprié pour la politique monétaire. Les problèmes surviennent quand, à cause d’un comportement qui n’est pas parfaitement rationnel ou de mauvaises incitations institutionnelles, la prise de risque devient excessive. La vigilance et des politiques appropriées, notamment les politiques macroprudentielles et réglementaires, sont essentielles.

Une question connexe est si les nouveaux outils de politique monétaire font peser de plus grands risques d’instabilité que les politiques traditionnelles ou que l’environnement de faible taux qui perdurerait si la banque centrale se contentait d'actions conventionnelles. Il n’y a pas beaucoup de preuves empiriques suggérant que ce serait le cas. Par exemple, le quantitative easing aplatit la courbe des taux, ce qui réduit l’incitation pour une transformation de maturités risquée ; il écarte le risque de duration, ce qui accroît la capacité de prise de risque nette du secteur privé ; et il accroît l’offre d’actifs sûrs, liquides.

Le supplément de marge de manœuvre que les nouveaux outils peuvent donner à la politique monétaire dépend crucialement du niveau du taux d’intérêt nominal neutre. Si ce dernier est compris entre 2 et 3 %, comme le suggèrent les estimations pour les Etats-Unis, alors les simulations de modèle suggèrent que le quantitative easing et le forward guidance peuvent fournir un supplément de marge de manœuvre équivalent à 3 points de pourcentage, ce qui compenserait largement les effets de la borne inférieure sur les taux. Pour cet éventail du taux neutre, il est préférable d’utiliser les nouveaux outils de politique monétaire que de relever la cible d’inflation pour accroître la marge de manœuvre de la politique monétaire.

Le taux d’intérêt neutre est le taux d’intérêt compatible avec le plein emploi et l’inflation à la cible à long terme. A long terme, au taux d’intérêt neutre la politique monétaire n’est ni expansionniste, ni restrictive. La plupart des estimations actuelles pour le taux nominal neutre pour les Etats-Unis sont compris entre 2 et 3 %. Par exemple, la prévision médiane des participants du comité de politique monétaire de la Fed pour le taux des fonds fédéraux à long terme est de 2,5 %. Les modèles basés sur les données macroéconomiques et financières donnent actuellement des estimations du taux neutre américain entre 2,5 et 3 %.

Mon étude rapporte des résultats tirés de simulations réalisées à partir de FRB/US, le principal modèle macro-économétrique du comité de la Réserve fédérale, afin de comparer les performances à long terme de diverses politiques monétaires alternatives. Quand le taux nominal neutre est faible, les politiques traditionnelles (qui dépendent de la gestion du taux d’intérêt de court terme et n’utilisent pas les nouveaux outils) réalisent de mauvaises performances dans les simulations, ce qui est cohérent avec les précédentes études. Le problème avec les politiques traditionnelles est qu’elles n’ont plus de marge de manœuvre lorsque le taux de court terme bute sur zéro.

Je compare les politiques traditionnelles aux politiques couplées à une combinaison de quantitative easing et de forward guidance. (…) Quand le taux nominal neutre est compris entre 2 et 3 %, alors les simulations suggèrent que cette combinaison de nouveaux outils de politique monétaire peut fournir un supplément de marge de manœuvre équivalent à 3 points de pourcentage. Autrement dit, avec l’aide du quantitative easing et du forward guidance, la politique monétaire réalise d’aussi bonnes performances qui si le taux neutre nominal était compris entre 5 et 6 %. Dans les simulations, le supplément de 3 points de pourcentage de la marge de manœuvre de la politique monétaire compense les effets de la borne inférieure zéro (zero lower bound) sur les taux de court terme.

Une autre façon de gagner en marge de manœuvre consiste à relever la cible d’inflation de la Fed, puisque cela devrait en définitive relever le taux d’intérêt nominal neutre. Cependant, pour obtenir un supplément de marge de manœuvre équivalent à 3 points de pourcentage comme permettent de le faire le quantitative easing et le forward guidance, cela nécessiterait de relever la cible d’inflation d’au moins 3 points de pourcentage, c’est-à-dire de 2 à 5 %. Cette approche aurait d’importants coûts de transition (notamment l’incertitude et la volatilité associées au désancrage des anticipations d’inflation et à leur réancrage à un niveau plus élevé), ainsi que les coûts d’une inflation en permanence plus élevée. Tant que le taux d’intérêt neutre est supérieur à 2 %, il semble préférable d’utiliser activement les nouveaux outils de politique monétaire plutôt que de relever la cible d’inflation. Il y a cependant une réserve : Si le taux d’intérêt nominal neutre est bien inférieur à 2 %, alors les nouveaux outils n’ajoutent pas assez de marge de manœuvre de politique monétaire pour compenser les effets de la borne inférieure. Dans ce cas, d’autres mesures pour accroître la marge de politique monétaire, notamment le relèvement de la cible d’inflation, peuvent s’avérer nécessaire.

Mes conclusions relativement optimistes à propos des nouveaux outils monétaires dépendent crucialement du maintien du taux d’intérêt neutre au-delà de 2 %. Dans les simulations, quand le taux nominal neutre est bien inférieur à 2 %, toutes les stratégies monétaires deviennent significativement moins efficaces. Dans ce cas, bien que le quantitative easing et le forward guidance permettent de donner un supplément de marge de manœuvre à la politique, les nouveaux outils peuvent ne pas parvenir à compenser les effets de la borne inférieure. En outre, dans ce cas, toute approche de politique monétaire, utilisant ou non les nouveaux outils, est susceptible d’impliquer des périodes prolongées au cours desquelles les taux de court terme sont à leur borne inférieure, aussi bien que des rendements de plus long terme souvent nuls ou négatifs, une situation qui génère des risques d’instabilité financière ou d’autres coûts.

Actuellement, les taux d’intérêt de court terme et de long terme aux Etats-Unis sont inférieurs à 2 %. Or, comme je l’ai noté, les estimations du taux d’intérêt neutre sont comprises entre 2 et 3 %, ce qui implique que la politique monétaire est aujourd’hui légèrement accommodante. Mes résultats de simulations dépendent du taux neutre, non du niveau courant des taux d’intérêt. Il y a néanmoins une forte incertitude à propos des niveaux courants et futurs du taux nominal neutre. S’il s’avère qu’ils sont inférieurs à 2 %, alors cela plaiderait en faveur d’un relèvement modeste de la cible d’inflation et peut-être d’une plus grande intervention de la politique budgétaire pour faire face aux contractions de l’activité économique. Pour l’instant, une approche prudente consisterait à accroître la contracyclicité de la politique budgétaire, par exemple en accroissant l’usage des stabilisateurs automatiques.

Il y a une leçon à retenir pour toutes les banques centrales : il est crucial de maintenir l’inflation et les anticipations d’inflations à proximité de la cible.

Mes simulations ne s’appliquent qu’aux Etats-Unis et les conclusions quantitatives ne peuvent être directement étendues à d’autres pays. Deux conclusions s’appliquent toutefois ailleurs : (1) les nouveaux outils de politique monétaire, notamment le quantitative easing et le forward guidance, doivent faire partie intégrante de la boîte à outils de la politique monétaire ; (2) la politique monétaire en général est d’autant moins efficace que le taux d’intérêt neutre est faible. En Europe et au Japon, où la politique monétaire ne parvient pas à atteindre ses objectifs, l’essentiel du problème découle des anticipations d’inflation qui ont trop chuté, ce qui a déprimé les taux d’intérêt nominaux neutres et limité la marge de manœuvre dont disposent les banques centrales. Dans ces juridictions, la politique budgétaire est nécessaire pour relever les anticipations d’inflation. Si elle peut effectivement être utilisée, alors la politique monétaire, complétée par les nouveaux outils monétaires, devrait retrouver l’essentiel de sa puissance.

Dans les dernières décennies du vingtième siècle, les principaux défis pour les banques centrales étaient l’inflation élevée et l’instabilité des anticipations d’inflation. Les présidents de la Fed Paul Volcker et Alan Grenspan ont gagné la guerre en ramenant l’inflation à de faibles niveaux et en ancrant les anticipations d’inflation. L’inflation bénigne a promu à son tour la croissance économique et la stabilité, notamment en donnant aux autorités monétaires plus de marge de manœuvre pour répondre aux fluctuations de l’emploi et de la production sans s’inquiéter d’une forte inflation. Nous avons presque bouclé la boucle : dans un monde où de faibles d’intérêt nominaux neutres menacent la capacité des banques centrales à répondre aux récessions, la faible inflation peut être dangereuse. En conformité avec les cibles d’inflations "symétriques" qu’elles ont indiqué suivre, la Fed et d’autres banques centrales doivent s’attaquer à une inflation trop faible au moins aussi vigoureusement qu’elles résistent à une inflation trop élevée. Bien que les nouveaux outils monétaires ont montré leur utilité et peuvent gagner en efficacité dans le futur, il est crucial de maintenir l’inflation et les anticipations d’inflation proches de la cible pour préserver ou accroître la marge de manœuvre des banques centrales. »

Ben Bernanke, « The new tools of monetary policy », 4 janvier 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

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mercredi 17 février 2016

Y a-t-il des arguments justifiant une inflation supérieure à sa cible ?

« La théorie monétaire standard suggère que le taux d’intérêt nominal de court terme doit être réduit pour stimuler l’économie lorsque la demande globale est insuffisante, que la production est inférieure à son potentiel et que l’inflation est faible, c’est-à-dire lorsque les ressources économiques (notamment la main-d’œuvre) ne sont pas pleinement utilisées. Cependant le taux d’intérêt nominal est borné ; il peut difficilement aller en-deçà de zéro. En théorie, Eggertsson et Woodford (2003) ont montré que lorsque les taux d’intérêt nominaux sont contraints par leur borne zéro (zero lower bound), il est opportun pour la banque centrale de laisser l’inflation aller au-delà de sa cible pour accélérer la reprise de l’activité économique réelle.

Au cœur du raisonnement d’Eggertsson et de Woodford, il y a l’idée que l’activité économique est d’autant plus déprimée que le taux d’intérêt réel (le taux d’intérêt nominal de court terme moins le taux d’inflation future anticipé) est élevé. Si les prix et les salaires étaient capables de s’ajuster instantanément aux conditions économiques, alors la production pourrait revenir rapidement à son niveau potentiel et il n’y aurait pas d’insuffisance de la demande globale. Cependant, dans des conditions normales, les prix et les salaires prennent un certain temps pour répondre aux changements des conditions économiques, ce qui conduit à une sous-utilisation des ressources économiques. Si l’insuffisance de la demande globale est importante et la production est bien en-deçà de son niveau potentiel (par exemple, suite à une crise financière qui restreint l’accès au crédit et qui déprime les dépenses de consommation et d’investissement), alors, selon la prescription habituelle de politique économique, les autorités monétaires devraient réduire le taux d’intérêt nominal de court terme. Cet assouplissement devrait alors réduire le taux d’intérêt réel de court terme, ce qui stimule l’économie et rapproche l’économie de son potentiel (c’est-à-dire referme l’écart de production, l’output gap).

Cependant cette prescription de politique économique ne peut plus être suivie si le taux d’intérêt nominal atteint sa borne inférieure zéro. En raison de cette contrainte, les autorités monétaires ne peuvent pousser davantage leurs taux d’intérêt nominaux pour réduire le taux d’intérêt réel de court terme et ainsi stimuler l’économie, si bien que l’économie s’éloigne davantage de son potentiel et que l’insuffisance de la demande globale s’aggrave. En d’autres mots, le taux d’intérêt réel sera trop élevé. Pour aggraver les choses, une insuffisance persistante de la demande déprime en retour l’inflation et les anticipations d’inflation, ce qui pousse le taux d’intérêt réel à la hausse et déprime davantage la demande globale.

Malgré la borne inférieure zéro, les autorités monétaires peuvent réduire plus amplement le taux d’intérêt réel de court terme si elles parviennent à pousser les anticipations d’inflation à la hausse. Une manière de le faire consiste pour la banque centrale d’afficher son intention de garder son taux d’intérêt nominal de court terme à un faible niveau plus longtemps que ne l’exigent les conditions économiques ; cet argument a notamment incité la Fed à adopter une politique de forward guidance ces dernières années. Si les agents anticipent une politique monétaire plus expansionniste que nécessaire dans le futur, ils anticipent par là même une accélération de l’inflation future et révisent ainsi à la hausse leurs anticipations d’inflation, ce qui pousse alors le taux d’intérêt réel de court terme à la baisse. Par conséquent, si la banque centrale laisse l’inflation future excéder temporairement sa cible, alors elle peut davantage pousser le taux d’intérêt réel à la baisse et stabiliser plus rapidement l’activité économique. (…)

Il y a d’autres arguments justifiant que la banque centrale laisse l’inflation aller au-delà de sa cible. L’un de ces arguments concerne les effets de long terme d’une hausse du chômage, c’est-à-dire les effets d’hystérèse (hystérésis). Une persistance des taux de chômage à des niveaux élevés peut entraîner une dépréciation des qualifications, ce qui réduira les chances des chômeurs de retrouver un emploi et accroîtra de façon permanente le taux de chômage naturel. Laisser l’inflation aller au-delà de sa cible peut accélérer la reprise sur le marché du travail et empêcher par là ces effets de long terme de se manifester. Selon un autre argument, le rythme de la reprise n’est pas le même sur les différents segments du marché du travail, si bien qu’il peut être avantageux d’avoir une inflation plus forte pour accélérer la reprise sur l’ensemble du marché du travail. Erceg et Levin (2014) ont discuté des bénéfices d’une inflation supérieure à sa cible afin d’accroître le taux d’emploi, qui a fortement décliné aux Etats-Unis depuis la crise financière. Rudebusch et Williams (2015) se sont focalisés sur la distinction entre chômage de long terme et chômage de court terme, ce qui les a amenés à suggérer qu’une inflation supérieure à sa cible accélèrerait le déclin du nombre de chômeurs de longue durée.

Bien sûr, il y a également des arguments amenant à penser que laisser l’inflation aller au-delà de sa cible n’est pas une bonne idée. Si l’inflation reste trop longtemps au-dessus de sa cible, les anticipations d’inflation risquent de ne plus être ancrées à leur cible. La banque centrale risque alors de perdre de sa crédibilité, ce qui l’empêchera de stabiliser efficacement l’inflation et l’activité économique dans le futur. En outre, il est possible que nous jugions mal le degré d’insuffisance de la demande globale (ou l’écart de production). En particulier, il est peut-être moins nécessaire de laisser l’inflation aller au-delà de sa cible si le degré d’insuffisance (ou l’écart de production) est plus faible qu’estimé. »

Vasco Cúrdia, « Is there a case for inflation overshooting? », FRBSF Economic Letter, n° 2016-04, 16 février 2016. Traduit par Martin Anota

samedi 16 août 2014

Forward guidance à la borne inférieure zéro

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« Les orientations prospectives (foward guidance) en présence d’une borne inférieure zéro (zero lower bound) ont pour but de clarifier la trajectoire des taux directeurs visée par les banques centrales. Ces orientations peuvent elles-mêmes avoir un effet de stimulation lorsqu’elles révèlent que les taux directeurs resteront sans doute bas plus longtemps que ce qu’avaient anticipé les marchés. Elles peuvent en outre réduire l’incertitude et, partant, atténuer la volatilité des taux d’intérêt, voire, par ce biais, réduire les primes de risque.

Pour être efficaces, les orientations prospectives doivent remplir trois conditions. D’abord, elles doivent être énoncées clairement. En principe, la clarté peut être renforcée en indiquant précisément les conditions qui s’y appliquent ; sachant toutefois que des détails précis peuvent être déroutants si ces conditions sont trop complexes. Ensuite, elles doivent être considérées comme un engagement crédible, autrement dit, l’opinion publique doit croire ce que dit la banque centrale ; plus elle y croit, plus l’impact probable des orientations sur les anticipations des marchés et sur les décisions économiques est important, mais plus grand aussi est le risque que la banque centrale ait les mains liées. Enfin, même si l’opinion comprend les orientations prospectives et y croit, elle doit aussi les interpréter dans le sens désiré. L’opinion peut par exemple voir, à tort, dans une intention communiquée de maintenir les taux directeurs au plancher du taux zéro plus longtemps que le marché ne l’anticipait l’indication d’une vision plus pessimiste de la banque centrale quant aux perspectives économiques, auquel cas la baisse de confiance qui en résulterait pourrait aller à l’encontre de la stimulation recherchée.

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source : BRI (2014)

L’expérience montre que les orientations prospectives ont réussi à influencer les marchés sur certains horizons. Elles ont réduit la volatilité des taux d’intérêt anticipés par les marchés financiers sur horizon court, mais moins sur horizon plus long (cf. graphique, cadre de gauche). Ce constat est conforme à l’idée que les marchés considèrent les orientations comme un engagement conditionnel dont la validité se borne à la trajectoire à court terme des taux directeurs. Des données montrent d’autre part que les orientations prospectives influencent la sensibilité des taux d’intérêt aux nouvelles économiques. La réactivité de la volatilité des taux d’intérêt dans la zone euro et au Royaume-Uni à la volatilité des taux américains a considérablement diminué après l’adoption d’orientations prospectives par la BCE et la Banque d’Angleterre au cours de l’été 2013 (cf. graphique, cadre du milieu). Par ailleurs, des données indiquent également que les orientations prospectives ont rendu les marchés plus sensibles aux indicateurs qu’elles mettent en avant. Ainsi, à partir de 2012, le rendement de l’obligation américaine à 10 ans a réagi plus vivement aux surprises réservées par les chiffres de l’emploi non agricole (cf. graphique, cadre de droite) ; une interprétation possible est que les nouvelles illustrant une reprise plus vigoureuse tendent à avancer le moment anticipé du dépassement du seuil du taux de chômage et du relèvement des taux directeurs.

Les orientations prospectives posent aussi un certain nombre de risques. Si l’opinion publique ne comprend pas parfaitement leur caractère conditionnel, la réputation et la crédibilité de la banque centrale peuvent être menacées en cas de révisions fréquentes et substantielles de la trajectoire des taux, même si les changements sont conformes aux conditions initialement énoncées. Les orientations prospectives peuvent en outre engendrer des risques financiers par deux voies. D’abord, si les marchés financiers se focalisent trop sur les orientations prospectives de la banque centrale, un recalibrage de ces dernières pourrait entraîner des réactions des marchés déstabilisantes. Ensuite, et surtout, les orientations prospectives pourraient donner l’impression d’un ralentissement du rythme de normalisation de la politique monétaire, ce qui pourrait encourager une prise de risque excessive et favoriser l’accumulation de vulnérabilités financières. »

Banque des Règlements Internationaux, 84ième rapport annuel, « La politique monétaire aux prises avec la normalisation », 29 juin 2014.



aller plus loin... lire « Quelle est l’efficacité du forward guidance à la borne inférieure zéro ? »

lundi 14 avril 2014

Comment les banques centrales peuvent-elles faire face au risque de borne inférieure zéro ?

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« Toute politique monétaire reposant sur un taux directeur suppose qu’il y a un niveau de taux d’intérêt qui permet à la banque centrale d’atteindre sa cible. Même avant la crise, il était notoire que la borne inférieure zéro (zero lower bound) poserait des enjeux à la mise en œuvre de la politique monétaire. Pourtant, même si l’expérience japonaise de trappe à liquidité était connue de tous, la borne inférieure zéro fut considérée comme une curiosité théorique et ne fut pas prise au sérieux avant 2008 (avec des exceptions notables, voir Bernanke et alii, 2004), lorsque la sévérité de la crise poussa les banques centrales de plusieurs pays avancés à ramener leurs taux directeurs au plus proche de zéro.

Pour déterminer si les banques centrales doivent modifier le cadre de leur politique monétaire en temps normal pour faire face au risque d’atteindre la borne inférieure zéro, il faut non seulement évaluer la probabilité que ce risque se matérialise, mais aussi déterminer si le fait d’atteindre la borne inférieure zéro se traduit par des pertes de bien-être. Ces dernières dépendent de la capacité des outils de politique monétaire qui sont disponibles à la borne inférieure zéro (en l’occurrence, les outils de politique monétaire non conventionnelle) à se substituer efficacement à la politique traditionnelle de taux directeur. Nous considérons ces questions une à une, mais nous reconnaissons qu’il n’y a pas aujourd’hui de réponses définitives.

Commençons par ce qui détermine la vraisemblance d’atteindre la borne inférieure zéro. La politique monétaire est accommodante aussi longtemps que le taux directeur réel est inférieur au taux d’intérêt naturel (c’est-à-dire au taux d’intérêt réel compatible avec un écart de production négatif). Alors, un taux d’intérêt naturel plus faible augmente la probabilité d’atteindre la borne inférieure zéro, puisque de plus faibles chocs suffisent pour pousser le taux directeur optimal à des niveaux négatifs. Les pays émergents ont donc une faible probabilité de se retrouver à la borne inférieure zéro en raison de leurs taux d’inflation et taux d’intérêt naturel élevés (bien que la probabilité puisse s’élever au fur et à mesure que ces économies se développeront). Et, ce n’est certainement pas un problème pressant pour les pays à faible revenu où les enjeux de politique monétaire sont principalement reliés aux questions structurelles et institutionnelles. Par contre, les économies avancées avec leurs plus faibles taux d’intérêt naturels (Laubach et Williams, 2003) peuvent se retrouver plus fréquemment face à la borne inférieure zéro : la crise peut indiquer que de larges chocs sont plus probables qu’on ne le pensait précédemment et que le taux d’intérêt naturel peut être sur une tendance séculaire à la baisse. En l’occurrence, la borne inférieure zéro a été atteindre lors d’une crise financière majeure et le problème ne serait peut-être pas posé avec un secteur financier plus résilient. Cependant, du moins en principe, il peut y avoir des récessions suffisamment profondes pour pousser le taux directeur à zéro sans qu’il y ait pour autant simultanément une crise financière.

La borne inférieure zéro ne serait pas une contrainte significative pour la politique monétaire si les outils non conventionnels étaient aussi efficaces que le taux directeur de court terme. A la borne inférieure zéro, les banques centrales délaisseraient tout simplement une cible intermédiaire de court terme pour adopter des outils de politique monétaire non conventionnelle (tels que les achats d’obligations et le forward guidance) ciblant directement des taux de long terme. Les données empiriques disponibles suggèrent que la politique monétaire non conventionnelle a été efficace pour diminuer les rendements obligataires de long terme, avec des effets comparables à ceux obtenus avec une politique monétaire conventionnelle. Cependant, ces résultats ont été obtenus en étudiant principalement des périodes de sévères turbulences financiers. La politique monétaire non conventionnelle peut se révéler moins efficace si une économie atteint la borne inférieure zéro en l’absence de perturbation financière majeure. Il y a aussi d’autres motifs d’inquiétude à propos de la politique monétaire non conventionnelle, notamment des difficultés de calibrage (bien que celles-ci peuvent être dépassées avec une plus grande expérience), des complexités liées à la sortie et de possibles rendements décroissants. Ces limites ne peuvent être quantifiées avec exactitude aujourd’hui, mais elles sont soutenues par des arguments théoriques solides (FMI 2013c ; Bayoumi, 2014).

Si la politique monétaire non conventionnelle se révèle moins efficace que la politique monétaire conventionnelle, il faut alors déterminer, d’une part, l’ampleur des pertes en bien-être provoquées par la borne inférieure zéro et, d’autre part, la durée et la fréquence de tels épisodes. Trois choses ont amené les études d’avant-crise à sous-estimer les deux : (i) de larges chocs furent considérés comme improbables (en utilisant les observations de la Grande Modération) et les calibrations supposèrent un taux d’intérêt naturel relativement élevé ‘un héritage des années quatre-vingt) ; (ii) le paramètre d’incertitude ne fut pas pris en compte, en particulier en ce qui concerne les chocs, et les événements extrêmes furent essentiellement ignorés ; et (iii) les modèles structurels et les méthodes de solutions adoptées ne furent pas aptes à générer des contractions prolongées à la borne inférieure zéro (Reifscheider et Williams, 2000 ; Schmitt-Grohe et Uribe, 2007). Une atonie de plus de trois ans à la borne inférieure zéro fut pour ainsi dire considérée comme impossible. Les travaux qui ont été récemment réalisés portent une plus grande attention aux non-linéarités et elles donnent de plus grandes probabilités aux larges chocs. Cependant la plupart de ces modèles ne prennent pas en compte le rôle que la politique monétaire non conventionnelle peut jouer pour stimuler l’économie à la borne inférieure zéro. De plus, l’apparent aplatissement de la courbe de Phillips et le moindre risque de spirales déflationnistes qui lui est associé peuvent avoir diminué les coûts associés à la borne inférieure zéro. Il est nécessaire de réaliser davantage d’études pour obtenir une tableau complet.

Au moins quatre stratégies ont été proposées pour réduire la probabilité d’atteindre la borne inférieure zéro ou pour accroître la résilience si celle-ci est atteinte : (i) relever la cible d’inflation (Summers, 1991 ; Krugman, 1998 ; Blanchard et alii, 2010) ; (ii) utiliser le forward guidance ; (iii) adopter une règle monétaire dépendant de l’histoire telle que le ciblage du niveau des prix (Eggertson et Woodford, 2003 ; Carlstrom et Pescatori, 2009) ou le ciblage du PIB nominal (Woodford, 2012) ; et (iv) agir plus rapidement en "embrassant" la borne inférieure zéro (Williams, 2009). Nous passons en revue chacune de ces solutions ci-dessous.

De plus hautes cibles : En temps normal, un taux d’inflation plus élevé et les taux d’intérêt nominaux plus élevés qui lui sont associés fourniraient une plus grande marge de manœuvre pour assouplir la politique monétaire lorsque se produit un choc négatif. En théorie, cela apparaît comme un remède facile à mettre en œuvre pour résoudre le problème du faible taux d’intérêt naturel. Il y a cependant deux importants problèmes qui se posent alors : les coûts associés à un taux d’inflation plus élevé et la difficulté d’adopter une plus haute cible d’inflation sans perdre en crédibilité.

Les coûts associés à une plus haute inflation incluent les perturbations dans les détentions de liquidité ; le surinvestissement dans le secteur financier ; la plus grande incertitude à propos des prix relatifs et du niveau général des prix ; les perturbations du système fiscal ; la redistribution de richesse ; et les difficultés dans la planification financière (Mishkin, 2011). De plus, une plus haute inflation tend à être plus volatile, ce qui élèverait la prime de terme et par conséquent les taux d’intérêt de long terme nominaux et réels. Il n’y a cependant pas consensus sur l’importance quantitative de ces coûts. Quelques estimations suggèrent qu’ils peuvent être substantiels (Feldstein, 1997 et 1999), mais la plupart des estimations concluent à des effets beaucoup plus limités (Ball, 2013). Et, même si les récents travaux théoriques suggèrent que le taux d’inflation optimal est rarement supérieur à 3 % et souvent compris entre 1 et 2 % (Coibion et alii, 2012 ; Billi, 2011), il n’y a pas consensus dans la littérature empirique sur les valeurs des paramètres clés sous-jacents à ces résultats, notamment le risque d’atteindre la borne inférieure zéro et le coût d’inflation.

En ce qui concerne le problème de crédibilité de la banque centrale, le risque est qu’un unique relèvement de la cible d’inflation amène les agents à anticiper de nouveaux relèvements (Bernanke, 2010 ; Woodford ; 2009 ; Mishkin, 2011). En pratique, c’est difficile d’évaluer ces inquiétudes, dans la mesure où les cibles dans les économies avancées ont rarement été modifiées en temps normal, mais le cas de la Nouvelle Zélande (qui a modifié sa bande de cible d’inflation en la passant de 0-2 % à 1-3 %) est plutôt rassurant (Brash, 1998). Le calendrier de la transition est également important, puisqu’une hausse crédible des cibles d’inflation mènerait à une hausse immédiate des taux d’intérêt de long terme. Ces risques font du changement de cible une option difficile à mettre en œuvre dans les économies avancées. Il peut être toutefois opportun pour les pays émergents et les pays en développement de maintenir leurs cibles d’inflation relativement plus élevées : en effet, si elles diminuaient leurs cibles, il pourrait leur être difficile de les relever après.

Le forward guidance : Une alternative à de plus hautes cibles ex ante consiste à générée une inflation anticipée temporairement plus élevée une fois la borne inférieure zéro atteinte. Cela peut être obtenu avec le forward guidance ou un cadre de politique qui présente une dépendance à l’histoire (comme on le verra ci-dessous). A la borne inférieure zéro, le forward guidance peut réduire les taux d’intérêt à long terme si la banque centrale parvient à convaincre les agents que les taux d’intérêt futurs seront plus faibles que ceux suggérés par une fonction de réaction en temps normal (Eggertsson et Woodford, 2003 ; Eggertsson et Ostry, 2005 ; Woodford, 2012). Cela peut générer une incohérence temporelle dans la mesure, une fois éloignée de la borne inférieure zéro, une banque centrale peut être tentée de revenir à sa fonction de réaction normale plus tôt qu’elle ne l’a promis. Ce problème peut être atténué si la banque centrale s’inquiète suffisamment pour sa réputation à long terme. Par conséquent, ce type de forward guidance va être plus efficace lorsque la banque centrale dispose d’une forte crédibilité ou lorsqu’elle accompagne ses annonces d’un dispositif d’engagement (tel que les achats à grande échelle d’actifs de long terme).

Durant la crise, la Banque du Canada, la Réserve fédérale des Etats-Unis, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) ont toutes utilisé le forward guidance (FMI, 2013c). La question est de savoir si le forward guidance est nécessaire et quelle forme il doit prendre. En temps normal, le forward guidance est en principe redondant si une banque centrale publie ses prévisions économiques et si sa fonction de réaction est connaissance commune. (Cependant, s’il est difficile de pleinement spécifier la fonction de réaction, le forward guidance peut être un outil de communication supplémentaire bien utile même en temps normal.) A la borne inférieure zéro, la question qui se pose est de savoir comment informer des futures déviations par rapport à la fonction de réaction suivie en temps normal. De ce point de vue, conditionner le comportement futur de la banque centrale à l’état de l’économie apparaît plus efficace que de suivre un forward guidance conditionnel au calendrier (ce dernier pouvant être interprété comme une simple prévision). Mais la récente expérience des banques centrales aux Etats-Unis et au Royaume-Uni suggère que le forward guidance conditionnel à l’état de l’économie peut amener le public à interpréter ces conditions comme des seuils de déclenchement, ce qui peut se révéler problématique si l’économie dévie de sa trajectoire attendue. Une meilleure communication pourrait atténuer ce problème, mais l’incertitude à propos du canal de transmission fait de cela un véritable défi.

Les règles monétaires dépendantes de l’histoire : Ces propositions incluent le ciblage du niveau des prix (price-level targeting) et le ciblage du PIB nominal (nominal-GDP targeting). Dans leur cadre, une banque centrale cherche à maintenir le PIB nominal ou le niveau des prix sur une certaine trajectoire. Si la borne inférieure zéro empêche la banque centrale de contrer une contraction de l’activité, la règle impose à la politique monétaire de rester accommodante jusqu’à ce que le PIB nominal ou le niveau des prix soient de retour à la trajectoire cible. Cela signifie que la croissance du PIB nominale ou l’inflation seront plus élevées qu’en moyenne dans une période future. Par rapport au régime de ciblage d’inflation standard, les règles dépendant du sentier maintiennent l’inflation délibérément au-dessus de sa moyenne de long terme pour quelques temps pour compenser la déflation passée.

Comme le forward guidance, la politique dépendant de l’histoire amène la banque centrale à préciser aux marchés les conditions sous lesquelles la politique monétaire va rester hautement expansionniste ; à la différence du forward guidance, les seuils sont déterminés automatiquement par la trajectoire cible du PIB nominal ou du niveau des prix, si bien qu’ils ne peuvent pas être perçus comme ad hoc (Carney, 2012 ; Woodford, 2013). Ce cadre comporte un mécanisme inhérent de stabilisation. Les agents anticiperaient automatiquement une inflation plus élevée ou une croissance du PIB nominale plus rapide lorsque la banque centrale rate sa cible. Ceci diminue les taux d’intérêt réels et contient la contraction initiale.

En théorie, les règles dépendant du sentier constituent la politique monétaire optimale en présence de la borne inférieure zéro (Eggertsson et Woodford 2003 ; Billi et Kahn, 2008 ; Coibion et alii, 2012). Cependant il y a des problèmes pratiques qui ne trouvent pas de claires solutions. En particulier, un engagement au ciblage du niveau des prix fait par nature face à un problème d’incohérence temporelle. Une banque centrale peut être tentée de revenir sur ses promesses de générer une plus forte inflation une fois l’économie en-dehors de la borne inférieure zéro. En même temps, ce n’est pas clair comment les anticipations de marchés vont réagir à une banque centrale qui se montre des fois extrêmement accommodante (lorsqu’il est nécessaire de rattraper la déflation passée) et à d’autres moments extrêmement restrictives (lorsqu’elle cherche à rattraper l’inflation passée). Aussi, il peut être difficile de ramener vers le bas le niveau des prix (c’est-à-dire de déflater l’économie) après une période où le taux d’inflation à été supérieur à sa moyenne. Le ciblage du PIB nominal fait face à des limites similaires. Ce qui complique encore ce régime de politique monétaire, c’est qu’il impose à la banque centrale d’expliquer au public comment la trajectoire cible du PIB nominal est ajustée en raison des changements dans la production potentielle ou des révisions de données. En raison de ces complications, il peut être difficile de déterminer en temps réel si l’objectif de politique monétaire a été atteint et de maintenir les anticipations d’inflation bien ancrées.

L’assouplissement préventif : Lorsque le risque de déflation s’accroît, la banque centrale doit agressivement réduire ses taux directeurs, plus que ce qu’une règle standard de taux d’intérêt aurait prédit, c’est-à-dire finalement ne pas chercher à conserver des munitions. Une telle politique monétaire aide à atténuer l’effet dépressif des anticipations du secteur privé sur la production et les prix actuels lorsque la probabilité de tomber dans une trappe à liquidité est élevée. Les épisodes à la borne inférieure zéro deviennent plus fréquent, mais leur sévérité et leur durée sont réduites. De plus, cette stratégie ne nécessiterait pas un changement du régime de ciblage d’inflation, mais seulement une modification dans la réaction de la banque centrale aux fluctuations de l’inflation.

Relatif à cette stratégie est l’idée d’"aller à contre-courant" (leaning against the wind) pour empêcher la formation de déséquilibres financiers excessifs lors des expansions. Durant les booms, cela conduirait à des taux d’intérêt plus élevés que ceux qu’aurait suggéré une règle standard de taux directeur. Cela renforcerait le système financier et donnerait plus de marge de manœuvre aux banques centrales pour réduire les taux d’intérêt lorsque l’économie ralentit, ce qui réduirait au final la probabilité d’atteindre la borne inférieure zéro. »

Tamim Bayoumi, Giovanni Dell'Ariccia, Karl Friedrich Habermeier, Tommaso Mancini Griffoli et Fabian Valencia, « How should central banks deal with the risk of the zero lower bound? », Monetary Policy in the New Normal, chapitre 3, avril 2014. Traduit par Martin Anota.



aller plus loin…

« Comment les économies basculent dans une trappe à liquidité (et comment elles peuvent en sortir) »

« Et si les banques centrales ciblaient une inflation de 4 % ? »

« Quelle est l’efficacité du forward guidance à la borne inférieure zéro ? »

« Les banques centrales doivent-elles cibler le PIB nominal ? »

jeudi 10 avril 2014

Le forward guidance n’est pas un engagement vis-à-vis de l’avenir

« Lorsque je me suis récemment entretenu avec des personnes qui s’intéressent de près à la politique monétaire au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, mais aussi avec des personnes qui participent à la mise en œuvre de cette politique, je me suis rendu compte qu’il y a une profonde confusion entre le forward guidance et l’engagement vis-à-vis de l’avenir (forward commitment). Par l’engagement vis-à-vis de l’avenir je veux dire une politique consistant à s’engager à assouplir la politique dans une période future pour stimuler la production et l’inflation futures, et ce de manière à provoquer une reprise aujourd’hui. C’est la politique qui fut initialement suggérée par Paul Krugman pour le Japon et dont Michael Woodford a été le principal promoteur. Pour plus de détails, j’ai parlé dans un précédent billet d’une récente étude d'Iván Werning explorant cette politique.

Pourquoi suis-je certain que les banques centrales n’entreprennent pas cette politique ? Premièrement, parce que cette politique ne peut fonctionner que si elle parvient à influencer sur les anticipations. Donc ceux qui s’engagent vis-à-vis de l’avenir doivent se montrer complètement transparents à propos de ce qu’ils sont en train de faire. Plus ils restent opaques quant à leur politique, moins celle-ci sera efficace, en particulier parce que la politique souffre d’une incohérence temporelle (la banque centrale a intérêt à changer d’avis une fois que la récession est terminée).

Deuxièmement, l’une des caractéristiques d’une politique d’engagement vis-à-vis de l’avenir (…) est d’élever la production au-dessus de son taux naturel (ou, de façon équivalente, à réduire le chômage sous son taux naturel) à l’avenir. Bref, de générer un boom dans le futur. Donc, si c’est une caractéristique de la politique, aucune banque centrale ne s’est jusqu’à présent engagée à le faire ; comme cette politique doit nécessairement être transparente pour être efficace cela suggère que les banques centrales ne suivent pas cette politique.

Donc pourquoi cette confusion ? Premièrement, je pense qu’il y a une présomption que la communication de la banque centrale va toujours être obscure et qu’il est possible de se faire de l’argent en essayant de déchiffrer leurs véritables intentions. Quelques fois ça peut être vrai. Dans ces circonstances, les propos tenus par certains responsables politiques qui parlent en bien d’une politique à la Woodford peuvent être pertinents. Cependant pour que cette politique marche, la clarté est essentielle. Si vous vous engagez vis-à-vis de l’avenir tout en restant mystérieux, c’est comme si vous annonciez que vous ciblez l’inflation, mais que vous n’annonciez pas ce qu’est la cible d’inflation.

La seconde source de confusion vient de la focalisation sur l’inflation. Une autre caractéristique de la politique d’engagement vis-à-vis de l’avenir est que l’inflation va être au-dessus de sa cible durant le boom (et peut-être même avant). Donc certains ont interprété le forward guidance où la banque centrale annonce qu’elle laissera l’inflation au-dessus de 2,5 % alors que sa cible est de 2%, comme indiquant un engagement vis-à-vis de l’avenir. Pourtant ce même forward guidance inclut aussi des seuils de chômage qui sont au-dessus des estimations du taux naturel (1). Ce serait pervers d’annoncer cela comme un engagement vis-à-vis de l’avenir, parce que l’idée globale d’un tel engagement serait de ramener le chômage futur sous son taux naturel.

Une explication plus plausible du forward guidance mené par la Banque d’Angleterre et la Fed est que celles-ci cherchent à clarifier l’arbitrage de court terme entre inflation et chômage auquel elles sont confrontées. Il peut s’agir tout simplement d’informer le public à propos de la politique mise en œuvre à un moment où les chocs sont susceptibles de pousser l’inflation au-dessus de sa cible sans pour autant pousser la production au-dessus de son taux naturel. Ça peut aussi indiquer un changement dans cet arbitrage, une réorientation de la politique. Dans les deux cas, le cadre de cette politique est entièrement traditionnel. Il n’y a pas d’engagement à générer un boom dans le futur.

Si j’ai raison, cela nous amène à nous demander pourquoi aucune banque centrale ne s’est engagée vis-à-vis de l’avenir durant la récession. De même, pourquoi aucune banque centrale n’a adopté le ciblage du niveau des prix ou du PIB nominal ? En ce qui concerne le ciblage du niveau des prix, c’est l’énigme à laquelle Steve Amber se retrouve confronté dans un récent article. Dans l’introduction, il dit que « le ciblage du niveau des prix a des avantages convaincants, en particulier comme outil pour atténuer les retombées des retournements conjoncturels. Mais alors, pourquoi les banques centrales n’ont pas expérimenté ce régime ? ». Il suggère que les banques centrales prennent trop à cœur leur discrétion pour s’engager de la sorte. Si j’ai quelque chose d’intéressant à dire à ce propos, je le dirai dans un prochain billet.

(1) Voici ce que dit la Fed à propos du forward guidance. Elle suggère que cette dernière sera « appropriée pour bien maintenir l’actuelle gamme cible du taux des fonds fédéraux une fois que le taux de chômage passera sous 6,5 % ». Mais à aucun point elle ne dit qu’elle a l’intention de réduire le chômage sous le taux naturel (entre 5 % et 6 %) de façon à élever dans le futur l’inflation au-dessus de sa cible. »


Simon Wren-Lewis, « Forward guidance is not forward commitment », in Mainly Macro (blog), 1er mars 2014. Traduit par Martin Anota.


aller plus loin... lire « La stratégie de forward guidance » et « Quelle est l'efficacité du forward guidance à la borne inférieure zéro »

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