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Tag - gilets jaunes

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samedi 8 décembre 2018

Qui doit supporter le coût des politiques climatiques ?

« Il y a peu de doutes que des mesures drastiques doivent être prises pour protéger la planète des catastrophes environnementales. Mais qui doit payer la facture pour ces politiques environnementales urgentes ? Il y a la question qui est centrale aujourd’hui et qui a été placée sur l’agenda politique récemment par les protestations des "gilets jaunes". Beaucoup veulent sauver la planète, mais peu veulent supporter le coût de cet effort. Sans répondre à cette question quant à savoir qui doit payer la facture, aucun progrès ne sera fait du côté des politiques climatiques.

Le problème existe à deux niveaux. Il y a la question quant à savoir sur les épaules de qui, parmi la génération actuelle, l’essentiel du fardeau doit être placé. Il y a aussi la question quant à savoir comment les coûts doivent être partagés entre la génération actuelle et les générations suivantes.

La première question reçoit beaucoup d’attention aujourd’hui. Il est en effet important de concevoir des politiques redistributives qui assurent que ceux avec les "plus fortes épaules" supportent une part proportionnellement plus élevée du coût des politiques climatiques. Cela peut être atteint en transférant la totalité (ou une partie) des recettes des taxes sur les carburants fossiles sur ceux qui ont les revenus les plus modestes. Bien que ce principe soit facile à formuler, il semble que les conflits politiques qui surviennent lorsqu’on veut l’appliquer soient intenses.

La deuxième question distributionnelle, celle entre la génération présente et les générations futures soit tout aussi importante. C’est celle sur laquelle je veux me pencher ici. Quand nous imposons des taxes supplémentaires sur les ménages et entreprises aujourd’hui pour financer les politiques environnementales, nous leur demandons en fait de payer la totalité du coût d’une politique qui va bénéficier aux générations futures. Beaucoup résistent à cela aujourd’hui, et ensuite rationnalisent cette résistance en déniant l’urgence du changement climatique. Il est par conséquent important d’adopter une politique qui assure que les coûts soient répartis entre la génération courante et les générations futures de façon à ce que la distribution de ces coûts reflète aussi la distribution des bénéfices au cours du temps.

Il y a un seul domaine politique où nous pouvons actuellement appliquer cette règle proportionnelle et il s’agit de l’investissement public. Ce dernier, ainsi que les investissements privés, sont essentiels pour transformer l’économie de façon à ce qu’elle utilise moins de carburants fossiles pour se tourner vers les sources d’énergies renouvelables. Les investissements publics doivent être réalisés dans les infrastructures énergétiques, dans le transport public, dans la recherche-développement et dans plein d’autres domaines.

La formule qui atteint l’objectif de la répartition des coûts au cours du temps consiste à financer l’investissement public via l’émission de titres publics. L’émission d’obligations aujourd’hui fournit le financement pour le projet d’investissement, tandis que le paiement des charges d’intérêt est réparti à travers le temps. Donc, un tel financement répartit les coûts de l’investissement entre la génération présente et les générations futures. Ces dernières vont jouir de l’essentiel des bénéfices de ces investissements et vont aussi contribuer à supporter une partie de leurs coûts. Un tel financement permet aussi à la génération présente d’être partiellement allégée des coûts de ces investissements. Cela réduit la résistance à la mise en œuvre de coûteuses politiques environnementales.

Malheureusement, les autorités européennes ont mis du sable dans les rouages. Les règles budgétaires imposées aujourd’hui par la Commission européenne empêchent à ce que les coûts de l’investissement public soient réparties à travers le temps. La règle selon laquelle le Budget public doit être structurellement à l’équilibre rend impossible de financer l’investissement public via l’émission d’obligations, parce que cette dernière crée un déficit structurel dans le Budget et que cela est interdit par la règle budgétaire.

Par conséquent, lorsque les gouvernements de la zone euro veulent procéder à des investissements environnementaux, ils sont obligés d’accroître les taxes ou de réduire d’autres dépenses publiques (par exemple la sécurité sociale). En d’autres mots, ils sont obligés de faire en sorte que 100 % des coûts de ces investissements soient supportés par les ménages et les entreprises aujourd’hui. Et assez naturellement, ces derniers résistent, et ce avec raison

La solution à ce problème est en fait assez simple et elle est parfois qualifiée de "règle d’or". Les autorités européennes doivent permettre aux investissements publics d’être placés dans un "Budget en capital". Ceux-ci doivent être financés via l’émission d’obligations. La règle européenne d’équilibre structurel s’appliquerait alors seulement au Budget ordinaire composé des dépenses et taxes courantes. Puisque les dépenses courantes représentent plus de 95 % du Budget total dans la plupart des pays européens, cela assurerait que plus de 95 % du Budget soit sujet à la règle de Budget équilibré.

La seule chose qui complique l’adoption de cette solution est le dogme selon lequel la dette publique est forcément mauvaise. La dette publique est en effet mauvaise lorsqu’elle sert à financer la consommation. La dette publique est bonne lorsqu’elle sert à financer des investissements productifs qui permettent de protéger la planète des futures catastrophes environnementales.

Le problème avec le dogme selon lequel la dette publique est toujours mauvaise est qu’elle émane d’une obsession qui se focalise seulement du côté du passif des bilans des gouvernements. Nous ne ferions jamais cela si nous voulions évaluer la santé financière des entreprises privées. Nous regarderions toujours à la fois l’actif et le passif pour juger de la solvabilité de ces entreprises. Pourtant, lorsque nous voulons juger d’un gouvernement, nous ignorons l’actif de son bilan ; une procédure complètement irrationnelle. Lorsqu’un supplément de dette publique a pour contrepartie des actifs productifs dont les rendements excèdent le coût de la dette, il n’y a pas de problème à accroître cette dette. La dette peut être en permanence au-dessus de 60 % du PIB, ou même de 100 %, qu’importe. Il est alors insensé que la Commission européenne essaye désespérément d’obtenir une reddition inconditionnelle.

Il est grand temps que nous nous débarrassions du dogme selon lequel la dette publique est toujours mauvaise. Nous devons nous débarrasser de ce dogme pour qu’il soit enfin possible d’investir massivement dans des projets qui empêcheront le changement climatique de détruire la planète. De tels investissements ne seront possibles que si les coûts sont partagés entre la génération actuelle et les générations futures. »

Paul De Grauwe, « Who should pay for the cost of climate policies? », in Ivory Tower (blog), 8 décembre 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 6 décembre 2018

Premières réflexions sur les « événements de décembre »

« N’arrivant pas à dormir (…), j’ai décidé de mettre sur papier, au milieu de la nuit, les deux premières impressions que m’inspirent les événements qui se déroulent en France, des événements qui semblent moins dramatiques en-dehors de France qu’en son sein.

Je pense qu’ils soulèvent deux importantes questions, une première assez nouvelle et une seconde assez "ancienne".

Il est en fait accidentel que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ait été une taxe sur les carburants qui a affecté surtout les zones rurales et périurbaines et les gens aux revenus assez modestes. Ce n’est pas tant le montant de la taxe qui a joué le rôle de déclencheur que le fait qu’elle ait renforcé le sentiment chez les gens qui subissent déjà les coûts de la mondialisation, des politiques néolibérales, des délocalisations, de la concurrence avec la main-d’œuvre bon marché des pays émergents et de la détérioration des services publics qu’ils doivent désormais aussi payer pour, ce qui apparaît à leurs yeux (peut-être sans que ce soit totalement injustifié) comme une taxe élitiste sur le changement climatique.

Cela revient à une question plus générale dont j’ai débattue avec Jason Hickel et Kate Raworth. Les partisans de la décroissance et ceux qui affirment que nous avons besoin d’un vrai changement de cap pour freiner le changement climatique sont bien peu diserts lorsqu’il s’agit d’indiquer qui va devoir supporter le coût de ces changements. Comme je l’ai mentionné dans cette discussion avec Jason et Kate, s’ils étaient vraiment sérieux, ils devraient dire clairement aux populations occidentales que leurs revenus réels doivent être réduits de moitié et aussi leur expliquer comment elles doivent être accompagnées. Les décroissants savent évidemment qu’un tel projet est un suicide politique, donc ils préfèrent rester vagues et dissimuler cette question en embrassant un "faux discours communautarien" en déclarant que nous sommes tous affectés et que cela aurait des retombées économiques si nous prenions pleinement conscience du problème, sans jamais nous dire quelles taxes spécifiques ils aimeraient augmenter, ni comment ils projettent de réduire les revenus des gens.

La révolution française met clairement en évidence ce problème. Beaucoup de classes moyennes occidentales, déjà affectées par les vents de la mondialisation, ne semblent pas vouloir payer une taxe pour freiner le changement climatique. Les décroissants vont, je l’espère, proposer maintenant des projets concrets.

Le second problème est "ancien". C’est la question du clivage entre les élites politiques et une part significative de la population. Macron a accédé à la présidence sur un programme essentiellement non conventionnel, son parti hétérogène ayant été créé peu avant les élections. Mais ses politiques ont depuis le début été en faveur des riches, s’inscrivant dans une sorte de thatchérisme. De plus, elles ont été très élitistes, apparaissant souvent empreintes de dédain pour l’opinion publique. Il semble quelque peu bizarre qu’une telle présidence "jupitérienne", selon les termes même de Macron, soit encensée par la presse anglo-saxonne alors que ses politiques domestiques sont fortement pro-riches et, notamment pour cette raison, assez semblables à celles de Trump. Mais en raison de la rhétorique internationale (qui reste de l’ordre de la simple rhétorique) où il s’est attaqué à Trump, Macron a été comme dédouané pour ses politiques domestiques.

Assez sottement, il a creusé le clivage entre lui-même et les gens ordinaires avec ses envolées patriciennes et sa tendance à donner des leçons aux autres, une tendance versant parfois dans l’absurde (comme lorsqu’il prit plusieurs minutes pour inculquer à un gamin de 12 ans la bonne façon de s’adresser au Président). A une époque où, plus que jamais, les "couches populaires" occidentales veulent avoir des responsables politiques présentant un minimum d’empathie à leur égard, Macron a à l’inverse choisi de se moquer des gens pour leur insuccès ou pour leur échec à trouver un emploi (puisqu’à ses yeux il suffit de traverser la rue pour en trouver un). Il a donc commis la même erreur que commit Clinton avec son commentaire sur les personnes "déplorables". Il n’est pas surprenant de voir sa cote de popularité chuter, alors même que celle-ci, d’après ce que je comprends, ne capture pas toute la mesure du rejet dont il fait l’objet chez beaucoup.

C’est sous dans de telles conditions que les actuels événements sont survenus. Le danger est cependant que leur éventuelle radicalisation et surtout les poussées de violence sapent leurs objectifs originels. On se souvient que mai 1968, après avoir conduit De Gaulle à trouver refuge à Baden-Baden, lui a offert quelques mois après l’une des plus grandes victoires électorales, en raison de la violence des manifestants et du fait que cette grande opportunité politique n’ait pas été saisie. »

Branko Milanovic, « First reflections on the French “événements de décembre” », in globalinequality (blog), 6 décembre 2018. Traduit par Martin Anota