Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - globalisation financière

Fil des billets

mardi 22 octobre 2019

L’énigmatique attrait de la globalisation financière

« Après s’en être protégée pendant des décennies, la Chine a finalement embrassé la globalisation financière, en annonçant récemment qu’elle éliminerait le contrôle des capitaux pour laisser circuler dans son économie les capitaux étrangers de court terme (les capitaux fébriles). A l’inverse, après plusieurs décennies de cycles de booms et d’effondrements, l’Argentine fait face à une autre crise macroéconomique et a finalement instauré un contrôle des capitaux pour empêcher un déclin catastrophique de sa devise.

Ces deux épisodes rappellent l’attrait intellectuel que la globalisation financière exerce toujours sur les responsables politiques, malgré son histoire remplie d’échecs. Pourquoi, après tout, la Chine abandonnerait-elle son contrôle des capitaux maintenant ? Et pourquoi l’Argentine a-t-elle tardé à adopter des mesures qui semblaient manifestement nécessaires ?

Le miracle économique chinois a plusieurs sources. En plus de l’ouverture aux marchés, la Chine a bénéficié des exportations et des investissements étrangers, de la migration interne et des systèmes éducatif et sanitaire laissés en héritage par l’ère maoïste. C’est aussi l’héritier civilisationnel d’un Etat fort, effectif avec des dirigeants éclairés, mais féroces. Sa population désire collectivement la stabilité. Mais un important facteur derrière l’essor de la Chine a été la décision de ne pas ouvrir l’économie aux flux de capitaux.

Considérons l’histoire contrefactuelle suivante. A la fin des années quatre-vingt-dix, quand le miracle économique chinois devenait évident, la Chine aurait pu facilement succomber à l’orthodoxie qui prévalait alors sur la globalisation financière. Si elle l’avait fait, cela se serait traduit par un essor des capitaux étrangers en quête de hauts rendements, une appréciation rapide du renminbi, une plus faible croissance des exportations et une perte en dynamisme. La machine à l’exportation chinoise ne serait pas devenue le poids lourd qu’elle est devenue et son économie aurait souffert davantage de volatilité en conséquence de la versatilité des capitaux étrangers. En fait, l’Argentine, avec sa volatilité macroéconomique périodique et ses crises financières récurrentes, offre une illustration parfaite de ces revers.

Presque chaque crise financière dans les pays émergents de ces dernières décennies a été précédée ou accompagnée d’une hausse des entrées de capitaux. Cela a été le cas de l’Amérique latine dans les années quatre-vingt, de l’Inde en 1991, du Mexique en 1994 et de l’Asie de l’Est et de la Russie à la fin des années quatre-vingt-dix. Cela a également été le cas du Brésil, de la Turquie et de l’Argentine au début des années deux mille ; des Baltiques, de l’Islande, de la Grèce et de l’Espagne à la fin des années deux mille et au début des années deux mille dix ; et le cas des cinq pays émergents "fragiles" (le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud et la Turquie) en 2013. Et c’est vrai dans le cas de l’Argentine aujourd’hui.

Certes, les flux de capitaux ont souvent reflété des problèmes politiques ou des déséquilibres plus profonds dans un pays émergent donné. Mais ils sont aussi habituellement le mécanisme de transmission pour les crises et ils ont donc intensifié les coûts éventuels pour ces économies. Bien que la plupart des dogmes du consensus néolibéral (la privatisation, la déréglementation, l’intégration commerciale, l’immigration, la discipline budgétaire et la primauté de la croissance sur la répartition) soient maintenant remis en cause ou rejetés purement et simplement, la globalisation financière reste une exception criante.

La prépondérance des preuves empiriques suggère que la globalisation financière, en particulier les capitaux fébriles sans restriction, aggrave l’instabilité macroéconomique, crée les conditions pour les crises financières et atténue la croissance à long terme en rendant le secteur échangeable moins compétitif. Peu d’économistes évoqueraient la globalisation financière comme une pré-requis essentiel pour un développement soutenu à long terme ou pour la stabilité macroéconomique. Et les arguments avancés en sa faveur présument que chaque pays a déjà adopté certaines exigences réglementaires. La plupart des pays ne les ont pas adoptées et ne le peuvent probablement pas, sauf à long terme.

Alors que le FMI a commencé à avoir un avis plus nuancé sur les restrictions imposées aux flux de capitaux (tout du moins, il y voit un dernier recours à utiliser temporairement face aux entrées déstabilisatrices de capitaux), le dogme de la globalisation financière reste intact. L’une des raisons est peut-être que l’économie du développement n’a pas abandonné son fondamentalisme quant aux ressources et à l’épargne, ce fondamentalisme qui attribuait le sous-développement à un manque d’épargne domestique. L’implication de cette idée est que les pays en développement et émergents doivent attirer des ressources à travers l’aide étrangère ou, après que le scepticisme relatif à l’aide se soit généralisé, grâce aux capitaux privés étrangers.

La résilience de l’orthodoxie s’explique aussi par la puissance des intérêts financiers bien établis qui ont fait barrage à de nouveaux contrôles sur les flux de capitaux transfrontaliers. Les élites aisées dans plusieurs pays, en particulier en Amérique latine et en Afrique du Sud, ont rapidement embrassé la globalisation financière parce qu’elles y voyaient un moyen leur permettant de mettre à l’abri leur richesse. Dans ces cas-là, avec l’inertie politique et les coûts possibles en termes de réputation, il fut difficile de revenir en arrière. Les élites financières mondiales se sont pendant longtemps appuyées sur un récit qui présentait le contrôle de capitaux comme une forme d’expropriation et les décideurs politiques responsables ne voulaient pas être perçus comme susceptibles de remettre en question les droits de propriété.

Plus récemment, les restrictions sur les flux financiers apparaissaient moins comme un anathème, parce que plusieurs pays en développement ont réussi à surmonter le "péché originel" qu’elles commettaient en empruntant dans une devise étrangère. Dans la hiérarchie désormais acceptée, les flux financiers libellés dans la devise locale sont mieux classés que les flux libellés en dollar, parce qu’ils ne se traduisent pas par des fardeaux d’endettement explosifs lorsque le taux de change s’affaiblit excessivement. Les formes d’emprunt qui permettent d’éviter ces effets de bilan sont logiquement considérés comme moins problématiques.

Néanmoins, dans le contexte actuel de croissance anémique chronique et de taux d’intérêt de long terme faibles, voire même négatifs, dans les pays développés (la "japonification"), il y a le danger que les pays en développement soient tentés d’emprunter davantage en devises étrangères. Cette trajectoire va seulement mener à davantage de volatilité, à des crises plus fréquentes et à un moindre dynamisme global. Mais plus de pays choisissent néanmoins cette voie et cela ne semble pas troubler les partisans du nouveau révisionnisme intellectuel. »

Dani Rodrik et Arvind Subramanian, « The puzzling lure of financial globalization », 25 septembre 2019. Traduit par Martin Anota



« Pourquoi cette opposition viscérale aux contrôles des capitaux ? »

« L’ouverture financière stimule-t-elle la croissance économique ? »

« Le coût des larges entrées de capitaux »

dimanche 7 juillet 2013

Les trois âges de la globalisation financière

« Voici les trois âges de la globalisation financière selon le rapport Global Development Horizons de la Banque mondiale sur le thème "Capital for the future: Saving and investment in an interdependent world" (…).

"Pendant le Premier Age de la globalisation financière, qui commença dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, de larges montants de capitaux ont été transférés depuis les pays d'Europe vers le Nouveau Monde, principalement pour financer les investissements dans les chemins de fer, l'immobilier et les projets agricoles à grande échelle. Au début de la Première Guerre mondiale en 1914, plus d'un quart de la richesse britannique a été investie à l'extérieur de la Grande-Bretagne, principalement dans des titres publics et des chemins de fer à l’étranger. En 1913, près de la moitié du stock de capital de l'Argentine et un cinquième du stock de capital australien étaient détenus par les investisseurs étrangers en Europe. Cet âge s’achève lorsque les pays européens inversent considérablement leurs sorties de capitaux non militaires pendant la Première Guerre mondiale...

"Les progrès vers la libéralisation complète du marché des capitaux parmi les pays développés ont été soutenus dans la période post-Bretton Woods, si bien que celle-ci peut être considérée comme le Deuxième Age de la globalisation financière. Les obligations découlant du Code de Libéralisation de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) furent élargies pour inclure presque tous les mouvements de capitaux, y compris les opérations à court terme par les entreprises et les particuliers. La globalisation rapide dans le secteur financier au cours des années quatre-vingt-dix et deux mille a apporté des changements encore plus spectaculaires dans le paysage du système financier mondial, non seulement en encourageant le fort accroissement des flux de capitaux transfrontaliers comme les instruments du marché monétaire, les forwards, les swaps et les autres dérivés furent créés, mais aussi en permettant aux pays en développement de vraiment s’intégrer au système financier mondial.

À l'heure actuelle, le monde semble se diriger vers un Troisième Age de la globalisation financière. Les prémices de ce changement ont probablement eu lieu au début des années deux mille, lorsque les pays en développement se sont davantage intégrés au système financier mondial et qui les flux de capitaux dont ils étaient la destination devinrent significatifs en termes absolus pour la première fois. La tendance est plus perceptible au cours de la crise financière mondiale, lorsque les flux bruts de capitaux à destination des pays en développement ont beaucoup moins décliné que les flux à destinations des pays avancés... Les pays en développement vont probablement représenter une part sans cesse croissante des entrées de capitaux à l'avenir, comme la tendance qui a commencé dans les années d'avant-crise devrait se poursuivre. "

GRAPHIQUE 1 L’investissement brut dans les pays en développement s’est accru en termes absolus et relatifs

saving_worldbank1.png

source : Banque mondiale (2013)

Voici quelques graphiques pour illustrer ce Troisième Age de la mondialisation financière. Commençons par regarder l’investissement. Le graphique 1a montre l'investissement brut total : la somme réalisée dans les pays en développement a presque déjà rattrapé celle réalisée dans les pays à revenu élevé. Le graphique 1b présente la même information, mais comme part relative de l'investissement mondial : les pays en développement ont stagné à environ 20 % du total des investissements mondiaux des années soixante jusqu’à environ 2000, mais ils représentent désormais près de la moitié de l'investissement total. Le graphique 2a montre le taux d'investissement annuel. Alors que le taux d'investissement dans les pays en développement a été plus élevé depuis 1980, les courbes pour les pays en développement et les pays à revenu élevé commencent vraiment à diverger autour de 2000.

GRAPHIQUE 2 Les taux d’investissement

saving_worldbank_graph12a.png

source : Banque mondiale (2013)

Maintenant passons à l’épargne. Le graphique 3 montre que l'épargne mondiale en tant que part du revenu mondial n'a pas beaucoup varié depuis 1980, mais la part de cette épargne en provenance des pays en développement a augmenté de façon spectaculaire.

GRAPHIQUE 3 Part de l’épargne mondiale détenue par les pays en développement

saving_worldbank_graph21.png

source : Banque mondiale (2013)

Bien sûr, une part substantielle de ce changement s’explique par les dynamiques de l'épargne et de l'investissement propres à la Chine, mais il ne doit pas être minimisé sur ce motif. Tout d'abord, dire que quelque chose concerne seulement la Chine est une façon particulière de parler d’un pays ce qui est destiné à être la plus grande économie au monde. Deuxièmement, ces évolutions touchant l’épargne et l’investissement s’observent également dans le reste des pays en développement, même si la tendance n'est pas aussi prononcée. Le graphique 4 montre la part de l'investissement par rapport à la production mondiale totale pour les pays en développement, et ensuite pour les pays en développement sans la Chine et l'Inde. Le graphique 5 montre le taux d'épargne des pays en développement dans leur ensemble et ensuite sans la Chine et sans les autres BRIIC (en l’occurrence, sans le Brésil, ni la Russie, ni l'Inde, ni l'Indonésie, ni la Chine).

GRAPHIQUE 4 Part de l’investissement des pays en développement dans la production mondiale

saving_worldbank_graph13.png

source : Banque mondiale (2013)

GRAPHIQUE 5 Taux d’épargne des pays en développement

saving_worldbank_graph23.png

source : Banque mondiale (2013)

Il y a quelques décennies, on disait que les pays à faible revenu étaient piégés par leurs faibles taux d'épargne et d'investissement et par leur incapacité à attirer les capitaux étrangers. Peut-être que le piège existait il y a quelques décennies, mais c'est un piège qui s’est refermé dans ce Troisième Age de la globalisation financière. »

Timothy Taylor, « The Third Age of Financial Globalization », in Conversable Economist (blog), 31 mai 2013. Traduit par M.A.