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lundi 11 octobre 2021

Card, Angrist et Imbens, ou comment les expériences naturelles peuvent aider à répondre à d’importantes questions

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« Les lauréats de cette année, David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens, ont montré que les expériences naturelles peuvent être utilisées pour répondre à d’importantes questions de société, par exemple pour savoir comment le salaire minimum et l’immigration peuvent affecter le marché du travail. Ils ont aussi clarifié quelles conclusions à propos de la cause et de l’effet peuvent être tirées lorsque l'on utilise cette approche. Ensemble, ils ont révolutionné la recherche empirique dans les sciences économiques…

Pour prendre les bonnes décisions, nous devons comprendre les conséquences de nos choix. Cela s’applique aussi bien aux individus qu’aux responsables de la politique publique : les jeunes qui prennent leurs décisions en matière de poursuite d’études veulent savoir comment celles-ci affecteront leur revenu futur ; les politiciens considérant un éventail de réformes veulent savoir comment celles-ci affecteront l’emploi et la répartition du revenu, par exemple. Cependant, répondre à de grandes questions à propos de la cause et de l’effet n’est pas facile, parce que nous ne saurons jamais ce qui se serait passé si nous avions fait un choix différent.

Une façon d’établir une causalité est d’utiliser des expériences randomisées, où les chercheurs répartissent les individus à des groupes de contrôle de façon aléatoire. Cette méthode est utilisée pour étudier l’efficacité de nouveaux médicaments, parmi d’autres choses, mais elle n’est pas adaptée pour étudier plusieurs questions de société. Par exemple, nous ne pouvons pas réaliser une expérience aléatoire déterminant qui ira à l’université et qui n’y ira pas.

Malgré ces problèmes, les lauréats de cette année ont montré qu’il était possible de répondre à plusieurs des grandes questions de société. Leur solution consiste à utiliser des expériences naturelles, c’est-à-dire des situations survenant dans la vraie vie qui ressemblent à des expériences randomisées. Ces expériences naturelles peuvent résulter de variations naturelles aléatoires, de règles institutionnelles ou de changements de politique publique. Dans un travail pionnier au début des années 1990, David Card a analysé certaines questions centrales en économie du travail (telles que les effets d’un salaire minimum, de l’immigration et de l’éducation) en utilisant cette approche. Les résultats de ces études ont remis en cause la croyance conventionnelle et suscité de nouveaux travaux, auxquels Card a continué d’apporter d’importantes contributions. Globalement, nous avons à présent une bien meilleure compréhension du fonctionnement du marché du travail qu’il y a trente ans.

Les expériences naturelles diffèrent des essais cliniques sur un point important. Dans un essai clinique, le chercheur a le contrôle total sur l’identité des personnes qui se voient proposer un traitement et est ainsi susceptible de le recevoir (le groupe de traitement) et sur celle des personnes qui ne se voient pas proposer le traitement et qui ne le reçoivent pas par conséquent (le groupe de contrôle). Dans une expérience naturelle, le chercheur a aussi accès aux données du traitement et des groupes de contrôle, mais, à la différence d’un essai clinique, les individus peuvent eux-mêmes avoir choisi s’ils veulent participer à l’intervention qui est proposée. Cela rend encore plus difficile d’interpréter les résultats d’une expérience naturelle. Dans une étude innovante de 1994, Joshua Angrist et Guido Imbens ont montré quelles conclusions à propos de la causalité peuvent être tirées d’expériences naturelles dans lesquelles les gens ne peuvent être forcés de participer au programme qui est étudié (ni interdits de le faire). Le cadre qu’ils ont créé a radicalement changé la façon par laquelle les chercheurs s’attaquent aux questions empiriques en utilisant les données d’expériences naturelles ou d’expériences de terrain randomisées.

Un exemple d’expérience naturelle


Prenons un exemple concret pour illustrer comment fonctionne une expérience naturelle. Une question qui est pertinente pour la société et les jeunes considérant leur avenir est de savoir combien vous gagnez de salaire en plus en choisissant d’étudier plus longtemps. Une tentative initiale pour répondre à cette question peut impliquer de regarder les données sur le lien entre la rémunération des gens et leur éducation. Par exemple, pour les hommes nés aux Etats-Unis durant les années 1930, les rémunérations étaient en moyenne 7 % plus élevées pour ceux qui avaient une année supplémentaire d’éducation.

Donc, pouvons-nous conclure qu’une année supplémentaire d’éducation ajoute 7 % à votre revenu ? La réponse à cette question est non : les gens qui choisissent de rester longtemps scolarisés diffèrent de plusieurs façons de ceux qui choisissent de vite quitter l’école. Par exemple, certains peuvent être talentueux pour étudier et pour travailler. Ces gens sont susceptibles de continuer d’étudier, mais ils auraient tout de même probablement eu un revenu élevé s’ils ne l’avaient pas fait. Il se peut aussi que ce soit seulement ceux qui s’attendent à ce que l’éducation rapporte qui choisissent d’étudier plus longtemps.

Des problèmes similaires surviennent si vous voulez savoir comment le revenu affecte l’espérance de vie. Les données montrent que les gens avec des revenus plus élevés vivent plus longtemps, mais est-ce vraiment dû à leurs revenus plus élevés ou est-ce que ces gens avaient d’autres attributs qui expliquent à la fois qu’ils vivent plus longtemps et qu’ils gagnent plus ? Il est facile de trouver des exemples où il y a des raisons de se demander si la corrélation implique vraiment une relation de causalité.

Donc, comment pouvons-nous utiliser une expérience naturelle pour examiner si des années additionnelles d’éducation affectent le revenu futur ? Joshua Angrist et son collègue Alan Krueger (maintenant décédé) ont montré comment cela peut être fait dans un article majeur. Aux Etats-Unis, les enfants peuvent quitter l’école lorsqu’ils atteignent 16 ou 17 ans, en fonction de l’Etat où ils sont scolarisés. Parce que tous les enfants qui sont nés au cours d’une année donnée commencent l’école à la même date, les enfants qui sont nés plus tôt dans l’année peuvent quitter l’école plus tôt que les enfants nés plus tard. Quand Angrist et Krueger ont comparé les gens nés au premier trimestre avec ceux nés au quatrième trimestre, ils constatèrent que le premier groupe avait, en moyenne, passé moins de temps à l’école. Les gens nés au premier trimestre ont aussi eu des revenus plus faibles que ceux nés au quatrième trimestre. Lorsqu’ils atteignaient l’âge adulte, ils avaient à la fois moins d’éducation et de moindres revenus que ceux nés plus tard dans l’année.

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La date de naissance est aléatoire, Angrist et Krueger ont été capables d’utiliser cette expérience naturelle pour établir une relation causale montrant qu’un surcroît d’éducation mène à un revenu plus élevé : l’effet d’une année additionnelle d’éducation sur le revenu était de 9 %. Ce fut surprenant que cet effet soit plus fort que la corrélation entre l’éducation et le revenu, qui équivalait à 7 %. Si les gens ambitieux et intelligents ont à la fois des niveaux d’éducation plus élevés et de plus hauts revenus (qu’importe l’éducation) nous aurions dû voir l’opposé : la corrélation aurait dû être plus forte que la relation causale. Cette observation suscita de nouvelles questions à propos de la façon d’interpréter les résultats des expériences naturelles, des questions auxquelles Joshua Angrist et Guido Imbens apportèrent par la suite une réponse.

Il serait facile de croire que des situations qui permettent les expériences naturelles sont très rares, en particulier celles qui peuvent être utilisées pour répondre à des questions importantes. La recherche au cours des trente dernières années a montré que ce n’est pas le cas : les expériences naturelles surviennent fréquemment. Par exemple, ils peuvent survenir en raison de changements dans certaines régions d’un pays (…) ou les seuils de revenu dans les systèmes socio-fiscaux, ce qui signifie que certains individus sont exposés à une intervention, pendant que d’autres individus, similaires, ne le sont pas. Il y a donc un hasard inattendu qui répartit les individus entre groupes de contrôle et groupes de traitement, fournissant aux chercheurs des opportunités pour découvrir des causalités.

Mieux comprendre le marché du travail

Les effets d’un salaire minimum

Au début des années 1990, le consensus parmi les économistes était qu’une hausse du salaire minimum détériore l’emploi parce qu’elle augmente les coûts des entreprises. Cependant, les éléments empiriques soutenant cette conclusion n’étaient pas très convaincants : il y avait en effet plusieurs études qui indiquaient une corrélation négative entre salaire minimum et emploi, mais est-ce que cela signifiait pour autant qu’une hausse du salaire minimum entraînait un chômage plus élevé ? Il peut y avoir une causalité inverse : quand le chômage augmente, les employeurs peuvent fixer de plus faibles salaires, ce qui alimente la demande en faveur d’une hausse du salaire minimum.

Pour étudier comment le salaire minimum affecte l’emploi, Card et Krueger ont utilisé une expérience naturelle. Au début des années 1990, le salaire horaire minimum dans l’Etat du New Jersey est passé de 4,25 dollars à 5,05 dollars. Etudier simplement ce qui s’est passé dans le New Jersey après cette hausse ne donne pas une réponse fiable à la question, comme de nombreux autres facteurs peuvent influencer le niveau d’emploi au cours du temps. Comme avec les expériences randomisées, un groupe de contrôle était nécessaire, c’est un groupe où les salaires ne changent pas, mais pour lequel tous les autres facteurs sont les mêmes.

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Card et Krueger ont noté qu’il n’y a pas eu de revalorisation du salaire minimum dans l’Etat voisin de Pennsylvanie. Bien sûr, il peut y avoir des différences entre les deux Etats, mais il est probable que les marchés du travail évoluent assez similairement à proximité de la frontière entre les deux Etats. Donc, Card et Kruger ont étudié l’évolution de l’emploi dans deux zones voisines, le New Jersey et l’est de la Pennsylvanie, qui ont un marché du travail similaire, mais où le salaire minimum a augmenté d'un seul côté de la frontière, mais non l’autre. Il n’y avait pas de raison apparente de croire qu’un facteur autre que la hausse du salaire minimum (tel que la situation économique) affecterait différemment l’emploi des deux côtés de la frontière. Donc, si un changement dans le nombre de salariés était observé dans le New Jersey et non de l’autre côté de la frontière, il y avait de bonnes raisons d’interpréter ce changement comme un effet de la hausse du salaire minimum.

Card et Kruger se sont focalisés sur l’emploi dans les fast-foods, un secteur où la rémunération est faible et pour lequel le salaire minimum importe. Contrairement aux précédents travaux, ils trouvent qu’une hausse du salaire minimum n’a pas d’effet sur le nombre de salariés. David Card est arrivé à la même conclusion dans deux études au début des années 1990. Ce travail pionnier a suscité une vague d’études. La conclusion générale est que les effets négatifs d’une revalorisation du salaire minimum sont faibles et significativement plus faibles que ce que l’on croyait il y a trente ans.

Emploi dans le New Jersey et en Pennsylvanie (en indices, base 100 en février 1992)

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Le travail réalisé par Card au début des années 1990 a aussi suscité de nouveaux travaux cherchant à expliquer l’absence d’effets négatifs sur l’emploi. Une possible explication est que les entreprises peuvent répercuter la hausse des coûts à leurs clients sous la forme de prix plus élevés, sans réduction significative de la demande. Une autre explication est que les firmes qui dominent leur marché du travail local peuvent maintenir les salaires à un faible niveau. Quand les entreprises ont un tel pouvoir de marché, nous ne pouvons pas déterminer à l’avance comment l’emploi sera affecté par les changements du salaire minimum. Les diverses études inspirées par celle de Card et Krueger ont considérablement amélioré notre compréhension du marché du travail.

Des travaux sur l’immigration et l’éducation

Une autre question importante est de savoir comment l’immigration affecte le marché du travail. Pour vraiment répondre à cette question, il faudrait savoir ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu d’immigration. Parce que les immigrés sont susceptibles de s’installer dans les régions avec un marché du travail en expansion, comparer simplement les régions avec immigrés et celles sans immigrés ne suffit pas pour établir une relation causale. Un événement unique dans l’histoire américaine a donné lieu à une expérience naturelle, que David Card a utilisée pour déterminer comment l’immigration affecte le marché du travail. En avril 1980, Fidel Castro a de façon inattendue autorisé tous les Cubains qui le désiraient à quitter le pays. Entre mai et septembre, 125.000 Cubains émigrèrent aux Etats-Unis. Beaucoup d’entre eux s’installèrent à Miami, qui connut une hausse de la population active d’environ 7 %. Pour examiner comment cet afflux de travailleurs a affecté le marché du travail de Miami, David Card a comparé les tendances des salaires et de l’emploi à Miami avec l’évolution des salaires et de l’emploi dans quatre autres villes.

Malgré l’énorme hausse de l’offre de travail, Card n’a pas trouvé d’effet négatif pour les résidents de Miami avec de faibles niveaux d’éducation. Les salaires n’ont pas chuté et le chômage n’a pas augmenté relativement aux autres villes. Cette étude a généré de nombreux travaux empiriques et nous avons à présent une meilleure compréhension des effets de l’immigration. Par exemple, les études subséquentes ont montré que la hausse de l’immigration a un effet positif sur le revenu de plusieurs groupes de natifs, mais négatif sur ceux qui sont issus d’une vague récente d’immigration. Une explication est que les autochtones se tournent vers des emplois qui nécessitent une bonne maîtrise de la langue native et là où ils ne sont pas en concurrence avec les immigrés pour l’emploi.

Card a aussi fait d’importantes contributions en ce qui concerne l’impact des ressources scolaires sur la trajectoire future des étudiants sur le marché du travail. A nouveau, ses résultats remettent en cause la croyance conventionnelle : de précédentes études suggéraient que la relation entre ressources accrues et performance scolaire, aussi bien que les opportunités ultérieures sur le marché du travail, est faible. Cependant, un problème était que les précédents travaux n’avaient pas considéré la possibilité d’une allocation de ressources compensatrices. Par exemple, il est probable que les responsables investissent davantage dans la qualité éducationnelle dans les écoles où la réussite des élèves est plus faible.

Pour examiner si les ressources scolaires ont un impact sur la trajectoire ultérieure des étudiants sur le marché du travail, David Card et Alan Krueger ont comparé les rendements de l’éducation pour les personnes qui vivaient dans le même Etat aux Etats-Unis, mais qui avaient grandi dans des Etats différents, par exemple ceux qui avaient grandi en Alabama ou dans l’Iowa, mais qui vivaient désormais en Californie. L’idée est que les personnes qui ont déménagé en Californie et qui ont le même niveau d’éducation sont comparables. Si les rendements de l’éducation diffèrent, c’est probablement dû au fait que l’Alabama et l’Iowa n’ont pas investi autant dans leur système éducatif. Card et Krueger ont constaté que les ressources sont importantes : les rendements de l’éducation augmentent avec la densité d’enseignants dans l’Etat dans lequel les individus ont grandi.

Cette recherche a aussi inspiré de nombreuses études. Il y a désormais des éléments empiriques montrant de façon robuste que les investissements dans l’éducation influencent la trajectoire ultérieure des étudiants sur le marché du travail. Cet effet est particulièrement fort pour les étudiants issu de milieux défavorisés.

Un nouveau cadre pour étudier les relations causales

Dans tous les scénarii réalistes, l’effet d’une intervention (par exemple, l’effet d’une année supplémentaire de scolarité) varie d’une personne à l’autre. En outre, les individus ne sont pas affectés de la même façon par une expérience naturelle. La possibilité de quitter l’école à 16 ans va peu affecter ceux qui avaient déjà prévu d’aller à l’Université. Des problèmes similaires surviennent dans les études basées sur des expériences, parce que nous ne pouvons typiquement pas forcer les individus à participer à une intervention. Le sous-groupe qui finira par participer se composera probablement d’individus croyant qu’ils vont tirer un bénéfice de l’intervention. Cependant, un chercheur qui analyse les données sait seulement qui participe, non pourquoi ; il n’y a pas d’informations indiquant quelles personnes ont seulement participé parce qu’on leur en a donné la possibilité grâce à l’expérience naturelle (ou l’expérience randomisée) et quelles personnes y auraient de toute façon participé. Comment peut-on établir une relation causale entre éducation et revenu ?

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Joshua Angrist et Guido Imbens se sont attaqués à ce problème dans une étude influente du milieu des années 1990. En l’occurrence, ils se sont posé la question suivante : dans quelles conditions pouvons-nous utiliser une expérience naturelle pour estimer les effets d’une intervention particulière, telle qu’un cours d’informatique, quand les effets varient d’un individu à l’autre et que nous n’avons pas complètement contrôlé qui participe ? Comment pouvons-nous estimer cet effet et comment doit-il être interprété ?

Si l’on simplifie un peu, nous pouvons imaginer une expérience naturelle comme si elle répartissait aléatoirement les individus entre un groupe de traitement et un groupe de contrôle. Le groupe de traitement a la possibilité de participer à un programme, tandis que le groupe de contrôle n’en a pas la possibilité. Angrist et Imbens ont montré qu’il est possible d’estimer l’effet du programme en appliquant un processus en deux étapes (connu sous le nom de "méthode des variables instrumentales"). La première étape évalue comment l’expérience naturelle affecte la probabilité de participer à un programme. La deuxième étape considère alors cette probabilité quand elle évalue l’effet du programme effectif. Au prix de quelques hypothèses, qu’Imbens et Angrist ont formulées et discutées en détails, les chercheurs peuvent donc estimer l’impact du programme, même quand il n’y a pas d’information sur l’identité de ceux qui ont été affectés par l’expérience naturelle. Une importante conclusion est qu’il est seulement possible d’estimer l’effet parmi les personnes qui ont changé leur comportement en conséquence de l’expérience naturelle. Cela implique que la conclusion d’Angrist et Krueger à propos de l’effet sur le revenu d’une année supplémentaire de scolarité (un gain qu’ils ont estimé être de 9 %) s’applique seulement aux personnes qui ont effectivement choisi de quitter l’école quand la possibilité leur a été donnée. Il n’est pas possible de déterminer quels individus sont inclus dans ce groupe, mais nous pouvons déterminer sa taille. L’effet pour ce groupe a été qualifié d’"effet de traitement moyen local".

Joshua Angrist et Guido Imbens ont donc montré exactement quelles conclusions à propos de la cause et de l’effet peuvent être tirées des expériences naturelles. Leur analyse est aussi pertinente pour les expériences randomisées où nous n’avons pas un contrôle complet sur l’identité des participants à l’intervention, ce qui est le cas de presque toutes les expériences de terrain. Le cadre développé par Angrist et Imbens a été largement adopté par les chercheurs qui travaillent avec des données observationnelles. En clarifiant les hypothèses nécessaires pour établir une relation causale, leur cadre a aussi augmenté la transparence (et donc la crédibilité) de la recherche empirique. (...) »

L'Académie royale des sciences de Suède, « Natural experiments help answer important questions », 11 octobre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « L’immigration nuit-elle à l’emploi ? »

jeudi 31 mai 2018

L’Europe et les malédictions de la richesse

« (…) Quiconque voyageant en Europe de l’Ouest, en particulier durant l’été, ne peut rester insensible à la richesse et à la beauté du continent, ni à sa qualité de vie. Cette dernière est moins manifeste aux Etats-Unis (malgré un revenu par tête plus élevé) en partie en raison de la plus grande taille du pays et de sa plus faible densité démographique : les Etats-Unis n’offrent pas au voyageur le spectacle de campagnes préservées émaillées par de nombreux châteaux, musées, excellents restaurants et wi-fi, que l'on peut trouver en France, en Italie ou en Espagne. Je pense que l’on peut raisonnablement affirmer que personne dans le monde, au cours de l’histoire, n’a vécu aussi bien que les habitants de l’Europe de l’ouest aujourd’hui et en particulier les Italiens. Pourtant, comme chacun le sait, il y a un profond malaise et un mécontentement sur l’ensemble du continent, pas seulement en Italie : de l’insatisfaction avec les politiques européennes, avec l’immigration, avec les perspectives pour les jeunes générations, la précarité des emplois, l’incapacité de concurrencer les travailleurs peu payés d’Asie et de rattraper les géants de la haute technologie des Etats-Unis (…). Mais je ne vais pas écrire sur ce sujet aujourd’hui. J’aimerais me pencher sur deux "malédictions de la richesse" que porte paradoxalement en elle la prospérité européenne.

La première malédiction de la richesse est liée à la migration. Le fait que l’Union européenne soit si prospère et pacifique, en comparaison avec ses voisins de l’Est (l’Ukraine, la Moldavie, les Balkans et la Turquie) et surtout en comparaison avec le Moyen-Orient et l’Afrique en fait une excellente destination d’émigration. Non seulement l’écart de revenu entre, d’une part, le cœur de l’Europe, c'est-à-dire les 15 premiers pays-membres de l’Union européenne et, d’autre part, le Moyen-Orient et l’Afrique est énorme, mais il s’est aussi creusé. Aujourd’hui le PIB par tête en Europe de l’Ouest est d’environ 40.000 dollars ; le PIB par tête de l’Afrique subsaharienne est de 3.500 (ce qui signifie un rapport de 7 à 1). Puisque les Africains peuvent multiplier leurs revenus par dix en émigrant en Europe, il est peu surprenant que les migrants continuent de venir, malgré les obstacles que l’Europe a récemment mis sur leur chemin. (Qui dirait qu’un Hollandais serait indifférent entre continuer de se faire 50.000 euros par an aux Pays-Bas et émigrer en Nouvelle-Zélande pour y gagner 500.000 euros ?)

Etant donnée la taille de l’écart de revenu, la pression migratoire va continuer sans relâche ou s’accroître pendant au moins cinquante ans, même si l’Afrique commence à rattraper l’Europe au cours de ce siècle (c’est-à-dire à connaître des taux de croissance économique supérieurs à ceux de l’Union européenne). Cette pression (en termes de nombre de personnes frappant aux portes de l’Europe) ne restera pas statique. Comme l’Afrique est le continent avec les taux de croissance démographiques attendus les plus élevés, le nombre de migrants potentiels devrait exploser. Alors que le ratio de population entre l’Afrique subsaharienne et l’Union européenne est de 1 milliard versus 500 millions, il devrait être de 2,2 milliards versus 500 millions d’ici trois décennies.

Mais la migration, comme chacun le sait, crée des pressions politiques insoutenables sur les pays européens. Le système politique entier est en état de choc ; comme l’illustrent les plaintes de l’Italie d’avoir été laissée seule par ses partenaires européens pour faire face à l’immigration ou les décisions de l’Autriche et la Hongrie d’ériger des murs aux frontières. Il n’y a pas vraiment de pays en Europe dont le système politique n’ait pas été secoué par la question de la migration : les déplacements vers la droite en Suède, aux Pays-Bas et au Danemark ; l’accession au Parlement de l’AfD en Allemagne, l’attrait renouvelé d’Aube dorée en Grèce.

Outre la migration, le deuxième problème alimentant le malaise politique européen est l’accroissement des inégalités de revenu et de richesse. Les inégalités européennes sont également, en partie, une "malédiction de la richesse". La richesse des pays dont le revenu annuel s’accroît sur plusieurs décennies ne s’accroît pas seulement en proportion du revenu, mais plus vite. C’est simplement dû à l’épargne et à l’accumulation de richesses. La Suisse n’est pas seulement plus riche que l’Inde en termes de production annuelle de biens et services (le ratio entre les PIB par tête des deux pays aux taux de change du marché est d’environ 50 pour 1), la Suisse est aussi plus riche en termes de richesse par adulte (le ratio est presque de 100 pour 1).

L’implication de l’accroissement du ratio richesse sur revenu à mesure que la croissance se poursuit et que les pays deviennent plus prospères est que le montant de revenu tiré du capital tend à s’accroître plus rapidement que le PIB. Quand la richesse est très concentrée, comme c’est le cas dans tous les pays riches, l’accroissement de la part du capital dans la production totale mène presque automatiquement à une hausse des inégalités de revenu interpersonnelles. Pour le dire de façon simple, la source de revenu qui est très inégalement répartie (les profits, les intérêts, les dividendes) s’accroît davantage que la source qui est la moins inégalement distribuée (les salaires). Donc, si le processus de croissance tend à produire de plus fortes inégalités, il est clair que des mesures plus fortes sont nécessaires pour combattre son essor. Mais en Europe, comme aux Etats-Unis, il y a un manque de volonté politique (et peut-être qu’il est difficile de l’invoquer à l’ère de la mondialisation quand le capital est pleinement mobile) pour accroître les impôts sur les plus riches, pour réintroduire dans les plusieurs pays la taxation de l’héritage ou de mettre en œuvre des politiques en faveur de petits (et non de gros) investisseurs. Il y a donc une paralyse de la politique face aux bouleversements politiques.

Quand on considère ces deux tendances de long terme ensemble (la pression migratoire continue et une hausse quasi-automatique des inégalités), c’est-à-dire les deux problèmes qui empoisonnent aujourd’hui l’atmosphère politique européenne et que l’on saisit la difficulté que l’on a à chercher à les résoudre, on peut s’attendre à ce que les convulsions politiques se poursuivent à l’avenir. Elles ne disparaîtront pas d’ici quelques années. Il ne fait pas non plus sens d’accuser les "populistes" d’irresponsabilité ou de croire que les préférences des populations ont été déformées par les "fake news". Les problèmes sont réels. Ils requièrent de réelles solutions. »

Branko Milanovic, « Europe’s curse of wealth », in globalinequality (blog), 31 mai 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 5 juin 2017

Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires des natifs ? Zoom sur l’exode de Mariel

« Comment l’immigration affecte-t-elle les salaires des travailleurs locaux ? Une façon de répondre à cette question consiste à exploiter une expérience naturelle. L’exode de Mariel de 1980 constitue une expérience idéale (puisqu’il s’est traduit par une hausse soudaine et ample du nombre de travailleurs peu qualifiés dans une unique ville), mais ses conséquences sont toujours violemment débattues.

En 1980, 125.000 immigrés (essentiellement peu qualifiés) sont arrivés à Miami en passant par la baie de Mariel, à Cuba, en l’espace de quelques mois. En 1990, David Card a étudié les effets de l’exode de Mariel sur le marché du travail de Miami. Les exilés de Mariel accrurent la population active de Miami de 7 % et l’offre de travail des professions et secteurs peu qualifiés encore bien plus amplement, dans la mesure où la plupart des immigrés étaient dépourvus de qualifications. Néanmoins, Card conclut au terme de son analyse que l’arrivée des exilés de Mariel n’a finalement eu d’effet ni sur les salaires, ni sur le taux de chômage des travailleurs peu qualifiés, même parmi les Cubains qui étaient issus de précédentes vagues d’immigration. Card a suggéré que la capacité du marché du travail de Miami à absorber rapidement les immigrés de Mariel s’expliquait par son ajustement aux précédentes vagues d’immigrés.

GRAPHIQUE Nombre d’immigrés cubains à Miami

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source : Borjas (2015)

Ethan Lewis a étudié deux explications possibles des résultats de Card : (1), si après l’exode Miami a accru sa production de biens manufacturés intensifs en travail non qualifié, lui permettant d’"exporter" l’impact de l’exode ; et (2) si la ville de Miami s’est adaptée à l’exode en adoptant de nouvelles technologies complémentaires avec le travail qualifié plus lentement qu’elle ne l’aurait sinon fait. Les résultats de Lewis suggérèrent que les salaires n’ont pas été sensibles aux chocs d’immigration locaux parce que la technologie de production s’adapte aux offres locales de facteurs. Bodvarsson et ses coauteurs affirment qu’une raison pour laquelle l’immigration n’a pas eu d’effet négatif manifeste sur les salaires des natifs est que les immigrants, en tant que consommateurs, contribuent à la demande de services produits par les natifs. Ils ont modélisé une économie où les travailleurs dépensent leurs salaires sur un bien produit localement, puis ont testé cela en réexaminant l’exode de Mariel. Ils ont alors trouvé des preuves empiriques robustes suggérant que l’exode a augmenté la demande de travail.

En 2015, George Borjas a publié la première version d’un article qui renverse complètement les résultats de la littérature existante sur le choc d’offre de Mariel. Borjas y affirme que toute tentative crédible visant à mesurer l’impact salarial doit prendre en compte les qualifications des immigrés avec celles des travailleurs déjà en place. Au moins 60 % des Marielitos étaient des élèves qui avaient décroché au lycée et n’avaient ainsi pas obtenu de diplôme du secondaire, or l’analyse des salaires dans ce groupe faiblement qualifié suggère que l’exode de Mariel a affecté la structure des salaires de Miami. Le salaire des décrocheurs du secondaire à Miami a fortement chuté, de 10 à 30 % (…).

En 2015, Peri et Yasenov ont réexaminé les effets de l’exode de Mariel sur le salaire et l’emploi en utilisant une méthode de contrôle synthétique pour choisir un groupe de contrôle pour Miami de façon à mieux coller aux caractéristiques de marché du travail au cours des huit années qui précédèrent l’exode. En analysant les salaires et les taux de chômage, ils n’ont constaté aucun écart significatif entre Miami et son groupe de contrôle de 1980 à 1983.

Peri et Yasenov ont aussi répliqué les résultats de Borjas et ils ont alors constaté qu’une large déviation négative des salaires des décrocheurs du secondaire à Miami n’apparaît que lorsqu’on utilise les données de l’enquête courante sur la population de mars. En outre, la déviation est significative seulement dans un sous-échantillon obtenu en éliminant les femmes hispaniques non cubaines et en sélectionnant une gramme étroite d’âge (ceux âgés de 25 à 59 ans) parmi les décrocheurs du secondaire. Ces choix très drastiques font que l’échantillon de Miami est tellement étroit qu’il ne comprend que 15-20 observations par année et que l’erreur de mesure dans les salaires moyens de Miami peuvent être de 20 à 30 % pour un tel échantillon. Ils affirment que ces restrictions sont problématiques parce qu’elles éliminent les groupes de travailleurs sur lequel l’effet de l’exode de Mariel devrait être particulièrement fort. Ils montrent qu’en ajustant l’échantillon de Borjas pour inclure ces sous-groupes de décrocheurs du secondaire ou en observant des résultats alternatifs, les différences entre Miami et le groupe de contrôle après 1979 varient énormément (…) si on utilise les données de mars de l’enquête courante sur la population.

Borjas a répondu avec un second article où il cherche à isoler la source des résultats contradictoires. Il y affirme que les principales raisons expliquant la divergence entre les résultats sont que Peri et Yasenov (…) ignorent l’effet contaminant d’un accroissement du taux d’activité des femmes. Ils incluent aussi des hispaniques non cubains dans l’analyse, mais ils ignorent qu’au moins un tiers de ces Hispaniques sont nés à l’étranger et ont immigré dans les années quatre-vingt. Enfin, ils incluent des travailleurs âgés de 16 à 18 ans dans l’échantillon. Parce que presque tous ces "travailleurs" sont toujours au lycée et n’ont pas encore obtenu un diplôme du secondaire, cette très large population d’élèves du secondaire est systématiquement mal classifiée comme constituant des décrocheurs du secondaire. Borjas affirme que c’est une erreur fondamentale dans la construction des données, qui contamine l’analyse et contribue à dissimuler le véritable effet du choc d’offre de Mariel.

Plus récemment, Clemens et Hunt ont affirmé que la divergence des résultats auxquels aboutissent les analyses respectives de Card, de Borjas et de Peri et Yasenov de l’exode de Mariel peut s’expliquer par un soudain changement dans la composition raciale des données qu’ils ont utilisées, c’est-à-dire l’enquête courante sur la population (Current Population Survey). Cette enquête est réalisée chaque mois et les deux ensembles de données tirés de celle-ci incluent aussi les salaires des travailleurs. Clemens et Hunt soulignent que les méthodes de l’enquête ont été améliorées en 1980 afin de couvrir davantage d’hommes afro-américains faiblement qualifiés, dans la mesure où ces derniers étaient jusqu’alors sous-représentés. A partir de 1981, l’échantillon d’hommes afro-américains faiblement qualifiés couvert par l’enquête s’est modifié, en incluant relativement plus d’hommes afro-américains n’ayant pas obtenu un diplôme du secondaire et relativement moins d’hommes afro-américains qui réussirent à obtenir un diplôme du secondaire.

Donc, en 1980, un événement a coïncidé avec l’exode de Mariel : la fraction d’afro-américains doubla soudainement dans le sous-groupe de travailleurs de Miami n’ayant au maximum qu’un diplôme du secondaire qu’analyse Borjas (2017). Aucune hausse similaire n’est survenue dans le sous-groupe de natifs ayant au maximum un diplôme du secondaire analysé par Card (1990) dans le même ensemble de données, ni dans les villes de contrôle utilisées par Card ou Borjas. Clemens et Hunt affirment qu’en raison de la large divergence de salaires entre les travailleurs afro-américains et les autres travailleurs n’ayant pas obtenu de diplôme du secondaire, cette forte hausse (…) peut entièrement expliquer la magnitude des effets mesurés par Borjas (2017) relativement au résultat nul de Card (1990). La chute de salaire identifiée par Borjas serait par conséquent entièrement fallacieuse. (…) »

Silvia Merler, « The Mariel boatlift controversy », in Bruegel (blog), 5 juin 2017. Traduit par Martin Anota



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