Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - inégalités mondiales

Fil des billets

mardi 13 novembre 2018

Que se passe-t-il du côté des inégalités mondiales ?

« Avec les inégalités domestiques et le "populisme" au centre des attentions, la focale s’est naturellement détournée de la question des inégalités de revenu mondiales. Depuis que j’ai quitté la Banque mondiale, j’ai moins accès aux données (certaines d’entre elles sont mieux obtenues auprès de la Banque mondiale, en particulier en ce qui concerne les pays les plus pauvres qui ne sont pas couverts par la Luxembourg Income Study). Mais on peut toujours réaliser une petite actualisation (grâce aussi à la contribution de Christoph Lakner) en prenant en compte la période allant jusqu’à 2013.

Il est utile de commencer avec un petit point technique. Lorsque l’on compare, comme je vais le faire ici, les résultats de l’année 2013 avec les résultats antérieurs, allant jusqu’à 1988, on fait face au choix suivant : (i) soit utiliser de meilleurs chiffres pour la période allant de 2000 à 2013, des chiffres basés sur des données microéconomiques et concernant 100 centiles de la population pour chaque pays, avec de meilleures données pour l’Inde, (ii) soit comprimer ces chiffres en déciles-pays pour les rendre plus comparables avec les données de l’année 1988 (quand nous avions des données moins détaillées avec moins de fractiles). J’ai décidé d’opter pour la deuxième option, mais si nous avions eu à nous focaliser sur la seule période récente (disons, celle qui débute à partir de 2000), j’aurais préféré utiliser la première option.

Est-ce que les données tirées des enquêtes auprès des ménages collent raisonnablement bien avec ce que nous savons avec les comptes nationaux ? La réponse est oui. Le graphique ci-dessous montre les taux de croissance mondiaux annuels moyens du PIB par tête et du revenu moyen des enquêtes réalisées auprès des ménages au cours des périodes de cinq ans, tous exprimés en dollars internationaux de 2011. Les deux lignes bleues varient ensemble en atteignant une croissance maximale de 3 % par tête et par an au cours de la période précédant la crise financière mondiale avant de chuter à seulement 1 % par tête et par an au cours des cinq années suivantes.

GRAPHIQUE 1 Taux de croissance annuel des revenus médian et moyen mondiaux (en %)

Branko_Milanovic__croissance_revenu_moyen_median_mondial.png

Mais il y a une chose particulièrement frappante et intéressante que nous ne pouvons pas voir dans les comptes nationaux, mais que l'on peut trouver dans les enquêtes réalisées auprès des ménages : la forte hausse du revenu mondial médian (le revenu du 50ème centile mondial). Ce revenu positionnel qui reflète des taux de croissance élevés des populations relativement pauvres en Asie (Chine, Inde, Vietnam, Indonésie, etc.) a, au cours des 25 dernières années, toujours augmenté plus rapidement que le revenu mondial moyen et la période la plus récente (allant de 2008 à 2013), l’écart entre la croissance médiane et la croissance moyenne a augmenté : le revenu médian a augmenté au rythme moyen de 6 % par an, tandis que le revenu moyen n’a augmenté qu’au rythme de 1 %.

La réduction de la distance entre la moyenne et la médiane est souvent prise comme indiquant une réduction des inégalités (pour les répartitions asymétriques). Et c’est en effet le cas ici. En 1988, le revenu moyen par tête du monde était juste au-dessus de 4.000 dollars PPA et le revenu médian juste au-dessus de 1.000 dollars PPA ; un quart de siècle après, ces montants s’élevaient respectivement à 5.500 et 2.200 dollars PPA. Donc, le ratio moyenne sur médiane est passé de 4 à 2,5. Le coefficient de Gini mondial est passé de 0,69 à 0,62 : l’indice de Theil mondial est passé de 0,92 à 0,73. L’essentiel du déclin a eu lieu au cours des cinq dernières années de la période. En 2008, l’indice mondial de Gini était de 0,67, légèrement en-dessous de la valeur qu’il atteignait à l’époque de la Chute du Mur de Berlin. Ce qui s’est passé après 2008, ce fut le ralentissement ou la décroissance des pays riches et la poursuite d’une croissance rapide en Asie, couplés avec l’absence d’aggravation des inégalités de revenu nationales dans les gros pays comme la Chine, la Russie, le Royaume-Uni et le Brésil. Même aux Etats-Unis, les inégalités de revenu ont baissé en conséquence du choc touchant les plus hauts revenus lors de la crise, avant d’augmenter à nouveau à partir de 2013 (or cette période n’est pas prise en compte ici).

Est-ce que cela signifie que tout va bien ? Pas vraiment. Des mesures des inégalités comme le ratio moyenne sur médiane ou la part détenue par les 1 % les plus riches sont fragmentaires ; elles prennent seulement en compte ce qui s’est passé à deux points de la distribution. Des mesures synthétiques comme l’indice de Gini sont, sur ce plan, meilleures (parce qu’elles prennent en compte l’ensemble de la distribution), mais elles compriment toute cette information en un unique chiffre. Pour avoir une meilleure vision de ce qui se passe, nous voulons observer diverses parties de la répartition et diverses mesures.

Je vais donner deux exemples. La croissance de la médiane, qui est, comme nous l’avons vu, une évolution positive et encourageante, a aussi une autre face : elle laisse de côté ceux sous la médiane dont les revenus n’ont pas augmenté aussi rapidement que la médiane. Si nous prenons par exemple le niveau de revenu égal à la moitié de la médiane, qui est souvent utilisé comme une mesure de la pauvreté relative, alors nous notons que le nombre de personnes sous ce niveau de revenu a augmenté de 300 millions et que le pourcentage de la population mondiale gagnant moins de la moitié de la médiane est resté le même (cf. graphique 2). C’était le cas de 28 % de la population mondiale en 1998, cette part s’élève maintenant à 26 %.

GRAPHIQUE 2 Nombre de personnes relativement pauvre dans le monde et leur part dans la population mondiale

Branko_Milanovic__part_nombre_de_pauvres_dans_le_monde.png

Malgré la baisse des inégalités mondiales, la part du revenu reçue par les 1 % les plus riches au monde est aussi restée inchangée. En 1988, cette part était de 11,3 % ; elle a ensuite augmenté pour atteindre 13,5 % en 2003 et 2008 avant de retourner à 11 %, comme la crise a touché les pays riches qui "offraient" l’essentiel de ces hauts revenus. Etant donné que nous ratons probablement un chiffre croissant de super-riches ou que ces derniers cachent davantage leurs actifs que par le passé, il est très probable que la vraie part des 1 % les plus riches ait même augmenté.

Nous avons donc apparemment des développements paradoxaux pour le dernier quart de siècle : d’un côté, la forte hausse du revenu mondial médian et la baisse des inégalités mondiales lorsque nous mesurons celles-ci par des indicateurs synthétiques comme l’indice de Gini ou l’indice de Theil ; mais d’un autre côté, la hausse de la part des 1 % les plus riches au monde et la hausse du nombre de personnes en pauvreté relative (essentiellement en Afrique). Ce dernier point nous ramène à la question controversée du manque de convergence de l’Afrique et son recul croissant par rapport à l’Asie (et, bien sûr) par rapport au reste du monde.

Donc le monde est-il meilleur, comme Bill Gates voudrait nous faire croire ? Oui, c’est le cas sur plusieurs plans : le revenu moyen en 2013 est presque 40 % plus élevé qu’il l’était en 1988 et les inégalités mondiales ont diminué. Mais n’y a-t-il pas aussi des mauvaises nouvelles ? Oui : la même part de la population mondiale est laissée à l’écart et les 1 % les plus riches s’enrichissent davantage que les autres. Donc, nous avons en même temps la croissance de la classe "médiane" mondiale et une accentuation de la polarisation dans le monde. »

Branko Milanovic, « What is happening with global inequality? », in globalinequality (blog), 12 novembre 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 15 décembre 2016

Certains pays ne devraient-ils pas cesser d’exister ?

« Travailler sur les inégalités mondiales vous amène à vous poser des questions que vous ne vous seriez jamais posées autrement (…). C’est comme passer d’un monde à deux dimensions à un monde à trois dimensions : même les choses qui vous semblaient familières deviennent vous apparaissent sous un angle inhabituel.

Prenons l’économie de la convergence. Dans la théorie de la croissance, la convergence indique la régularité par laquelle les pays les plus pauvres tendent à croître plus rapidement que les pays les plus riches, dans la mesure où ils peuvent utiliser tous les savoirs et les innovations que les pays riches ont déjà produits. En d’autres termes, lorsque vous êtes à la frontière technologique, vous devez constamment inventer quelque chose de nouveau pour croître de 1 ou 1,5 % par an. Lorsque vous êtes éloigné de la frontière, vous pouvez copier les technologies déjà existantes et croître à un rythme plus rapide. (Bien sûr, les économistes parlent de « convergence conditionnelle » parce que, la théorie a beau supposer que tous les autres facteurs sont similaires entre les pays riches et pauvres, dans la réalité ce n’est pas le cas.) Néanmoins, il y a certaines preuves soutenant l’idée de la convergence conditionnelle dans les études empiriques et celle-ci est considérée, pour des raisons évidentes, comme une bonne chose.

Maintenant, lorsque vous y pensez plus sérieusement, vous réalisez que la convergence est étudiée en termes de pays, alors qu’en réalité elle concerne la convergence des niveaux de vie entre individus. Nous exprimons cela à travers l’idée d’un pays plus pauvre rattrapant les plus riches parce que nous avons l’habitude de penser nos économies en termes d’Etats-nations et nous supposons implicitement que les gens ne migrent pas entre elles. Mais, en réalité, la convergence n’est rien d’autre que la réduction des inégalités de revenu entre tous les individus dans le monde.

Donc, quelle est la meilleure façon de réduire les inégalités entre les individus ? La théorie économique, le bon sens et les exercices de simulation montrent clairement que l’on peut y parvenir très efficacement en permettant une libre circulation des gens. Une telle politique accroîtrait le revenu mondial (comme tout mouvement libre des facteurs de production doit en principe le faire) et réduirait la pauvreté mondiale et les inégalités mondiales. Peu importe, d’un point de vue mondial, que cela puisse ralentir la convergence entre les pays (comme certains récents résultats pour l’UE semblent le suggérer) parce que les pays ,e sont pas, comme nous venons de le voir, les seules entités pertinentes dans l’économie mondiale : les entités pertinentes sont les individus et leur niveau de bien-être. Si les revenus des gens étaient moins inégaux, cela importe peu que l’écart entre les revenus moyens dans les pays A et B s’accroît. Pour le comprendre, pensez dans le cadre plus familier de l’Etat-nation : imaginez que personne ne puisse migrer vers la Californie parce que le revenu moyen dans les Appalaches diminuerait par conséquent. En fait, le revenu moyen de la Californie et celui des Appalaches peuvent baisser et les inégalités s’accroître aussi bien dans les Appalaches qu’en Californie, et pourtant le revenu global des Etats-Unis augmenterait et les inégalités américaines diminueraient.

Le raisonnement est identique lorsque l’on considère le monde dans son ensemble : un Nigérien hautement qualifié qui émigre aux Etats-Unis peut réduire le revenu médian du Nigéria (et peut aussi réduire le revenu moyen des Etats-Unis), il peut en outre pousser les inégalités à la hausse dans les deux pays et pourtant le PIB mondial sera plus important et les inégalités mondiales diminueront. En bref, la situation mondiale s’améliore. Les objections à la migration, notamment l’idée selon laquelle elle réduit le revenu moyen dans les pays de destination, soulevée par Paul Collier dans son livre Exodus, ne tiennent pas parce que le sujet réel de notre analyse n’est pas l’Etat-nation, mais l’individu.

(…) Si nous poussons ce raisonnement plus loin et si nous utilisons les résultats du sondage Gallup qui montrent le pourcentage de la population de chaque pays qui désire quitter ce dernier, nous trouvons que dans le cas d’une migration libre dans le monde certains pas peuvent perdre jusqu’à 90 % de leur population. Ces pays peuvent cesser d’exister : tous ses habitants, sauf quelques milliers d’entre eux, peuvent émigrer. Même les quelques uns qui voulaient initialement rester peuvent ensuite trouver leur vie là-bas intolérable, notamment parce qu’il est particulièrement cher de ne fournir les biens publics qu’à une très petite population.

Et alors ? Pourrait-on demander. Si le Tchad, le Libéria et la Mauritanie cessaient d’exister parce que tout le monde veut aller en Italie et en France, pourquoi devrait-on s’en inquiéter ? Les gens ont librement choisi qu’ils seront mieux en Italie et en France, et ce sera le cas. Mais alors, peut-on ensuite se demander, la disparition de certains pays ne signifierait-elle pas aussi la disparition de cultures, de langues, de religions ? Oui, mais si les gens ne s’inquiètent pas de ces cultures, de ces langues et de ces religions, pourquoi celles-ci devraient-elles continuer d’exister?

La destruction de la variété des traditions humaines n’est pas sans coûts et l’on peut croire que le maintien de la variété des langues et cultures est moins important que le maintien de la variété parmi la flore et la faune dans le monde, mais je me demande qui doit en porter le coût. Est-ce que les Maliens sont obligés de vivre au Mali parce que quelqu’un à Londres pense qu’une certain variété d’existence humaine serait perdue si tous les Maliens venaient en Angleterre ? Je ne suis pas totalement insensible à cet argument, mais je pense qu’il serait plus honnête de dire ouvertement que le coût du maintien de cet "héritage mondial" est supporté, non pas par ceux qui le défendent en théorie, mais par les Maliens que l’on empêche de migrer.

Il y a un clair arbitrage entre le maintien de la diversité des traditions culturelles et la liberté des individus d’aller là où ils veulent. Je serais plus heureux si cet arbitrage n’existait pas, mais il existe. Et si j’avais à choisir entre les deux, je choisirais la liberté humaine, même si cela signifierait la disparition d’une tradition. Après tout, n’y a-t-il pas des traditions que personne ne trouve utile de préserver ? Le monde a perdu (…) les Quades, les Sarmates, les Visigoths, les Alains, les Vandales, les Avars et des milliers d’autres peuplades. Ils ont disparu avec leurs langages, leurs cultures et leurs traditions. Nous manquent-ils vraiment aujourd’hui ? »

Branko Milanovic, « Should some countries cease to exist? », in globalinequality (blog), 13 décembre 2016. Traduit par Martin Anota

lundi 21 décembre 2015

Le rôle ambivalent de la Chine dans la répartition du revenu mondial

« Il est bien connu que le rôle de la Chine dans la réduction de la pauvreté mondiale et les inégalités mondiales a été crucial. Par exemple, selon Chen et Ravallion, entre 1981 et 2005, 98 % de la réduction de la pauvreté mondiale, calculée en utilisant un seuil de pauvreté à 1 dollar par jour et par personne, est due à la Chine. Le rôle de la Chine fut également impressionnant en ce qui concerne la réduction des inégalités mondiales (c’est-à-dire les inégalités entre tous les individus dans le monde).

Considérons la ligne rouge en pointillées sur le graphique 1 ci-dessous. Elle montre l’évolution des inégalités mondiales sans la Chine. La ligne est croissante jusqu’à 2003 et est légèrement décroissante entre 2003 et 2011 (année d’où datent les dernières données disponibles). Maintenant, considérons la ligne bleue sur le même graphique. Elle inclut les données chinoises : elle est décroissante sur toute la période et en particulier en fin de période. La conclusion est simple : sans la Chine, les inégalités mondiales auraient été globalement constantes au cours des 25 dernières années et finalement le niveau qu’elles auraient atteint en 2011 aurait été plus élevé que celui qu’elles atteignaient en 1988. Avec la Chine, cependant, les inégalités mondiales ont diminué.

GRAPHIQUE 1 Les inégalités mondiales de revenu interpersonnel, indice de Gini

Branko_Milanovic__Les_inegalites_mondiales_de_revenu_interpersonnel__indice_de_Gini__avec_sans_Chine.png

De plus, notons que jusqu’à 2003 l’inclusion de la Chine aurait alimenté les inégalités mondiales, mais que plus récemment, l’addition de la Chine laisse décrire une tendance à la baisse dans les inégalités mondiales. La raison est simple : en 1988, la Chine (prise en compte dans cette expérience de pensée par son revenu moyen) était relativement pauvre et se situait donc en bas dans la répartition mondiale des revenus, donc la somme des écarts de revenu entre elle et tous les autres pays (qui entre dans la construction du coefficient de Gini) était large. Mais comme la Chine s’est ensuite enrichie et s’est rapprochée de la moyenne de la répartition du revenu mondial, les écarts de revenu entre la Chine est les autres pays se réduisirent. (Ces calculs ne sont pas simples : évidemment l’écart de la Chine vis-à-vis des mêmes pays pauvres qui n’ont pas connu une croissance aussi rapide s’est creusé, mais l’écart de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis, par exemple, s’est resserré. Dans l’ensemble, ces derniers éléments se renforcèrent.)

L’essentiel de l’effet associé à la Chine (comme c’est implicite dans la discussion jusqu’à présent) vient du rattrapage de la Chine, qui est associé au changement de son revenu moyen. C’est confirmé si l’on regarde le graphique 2. Ce dernier (…) se réfère aux inégalités calculées à partir des revenus moyens des pays pondérés en fonction de la population. Les deux graphiques se ressemblent beaucoup, donc l’essentiel de la baisse des inégalités mondiales s’explique (comme nous pouvions nous y attendre) par la croissance rapide du revenu en Chine, mais cet effet est en partie compensé par l’accroissement des inégalités au sein même de la Chine.

GRAPHIQUE 2 Les inégalités mondiales de revenu interpersonnel pondérées en fonction de la population

Branko_Milanovic__Les_inegalites_mondiales_de_revenu_interpersonnel_ponderees_en_fonction_de_la_population.png

Maintenant, cet indésirable effet compensateur (à travers lequel la Chine alimente les inégalités mondiales parce qu’elle connaît un accroissement des inégalités domestiques) n’est pas directement indiqué dans les graphiques, mais il peut en être déduite. Comment ? Regardons le graphique 1. En 1988, l’indice de Gini mondial avec la Chine était de 4 points de Gini plus élevé que l’indice de Gini mondial sans la Chine ; au cours de la même année, l’indice de Gini calculé à partir des moyennes nationales fut 5 points plus élevé avec la Chine que sans elle. En d’autres mots, les inégalités domestiques relativement faibles de la Chine réduisirent sa contribution aux inégalités mondiales. En 2011, cependant, les choses se sont inversées : l’indice de Gini mondial avec la Chine était alors de 3 points de Gini plus faible que l’indice de Gini mondial sans la Chine ; au cours de la même année, l’indice de Gini calculé à partir des moyennes nationales fut 4 points plus faible avec la Chine que sans elle. Donc la contribution des inégalités domestiques de la Chine s’élevait initialement de - 1 point de Gini et s’élève au final à 1 point de Gini. En d’autres mots, l’accroissement des inégalités internes en Chine ajouta quelques 2 points de Gini aux inégalités mondiales. Heureusement, cependant, la croissance rapide de la Chine a plus que compensé cela.

Mais la question que l’on peut alors se poser est : que se passera-t-il si la Chine continue de croître rapidement ? Est-ce qu’elle cessera de contribuer à la réduction des inégalités mondiales et contribuer au contraire à les alimenter ? (…) Si la Chine était promise à devenir le pays le plus riche au monde et si sa croissance restait plus rapide que la moyenne mondiale, alors elle contribuerait à accroître les inégalités mondiales. Par conséquent, il doit y avoir un point où la Chine devient si riche que la poursuite de sa croissance alimente les inégalités mondiales. Si nous utilisons le coefficient de Gini (G), ce point survient lorsque le rang centile de la Chine, avec tous les pays du monde mis en rang par leurs revenus moyens, devient plus grand que ½(G+1) (…). Notons que ce point tournant dépend aussi de la taille du coefficient de Gini et est égal à la médiane (1/2) seulement lorsque Gini est nul. Maintenant, avec un Gini mondial d’environ 0,7, le rang centile auquel les pays commencent à alimenter les inégalités mondiales est d’environ 0,85 (c’est-à-dire lorsqu’ils sont plus riches en moyenne que 85 % des autres pays). Le revenu moyen de la Chine est toujours loin de ce point. En 2011, la Chine est autour du 60ème centile avec la Chine urbaine autour du 70ème centile et la Chine rurale autour du 35ème centile. Selon les projections des Perspectives de l’économie mondiale du FMI d’octobre 2015, en 2020, le revenu moyen de la Chine devrait se situer autour du 65ème centile. Si le ratio du revenu urbain sur le revenu rural restait ce qu’il est aujourd’hui, alors la moyenne urbaine sera située autour du 80ème centile, similaire aux positions de l’Estonie, de la République Tchèque et de la Pologne, tandis que la moyenne rurale sera bien plus faible, autour du 40ème centile, proche du Honduras et du Salvador. Donc, alors que la croissance du revenu de la Chine urbaine va, en 2020, être sur le point de contribuer à l’accroissement des inégalités mondiales, sa moyenne rurale va être loin de cette position. Peut-être que rien n’illustre mieux les dangers politiques des inégalités internes de la Chine que l’idée que des personnes avec les revenus de la République tchèque et des personnes avec les revenus du Honduras vont avoir à coexister dans le même pays… "harmonieusement". »

Branko Milanovic, « The ambivalent role of China in global income distribution », in globalinequality (blog), 19 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Inégalités et croissance en Chine : les deux faces d’une même pièce ? »

« Aura-t-on éliminé l’extrême pauvreté dans le monde en 2030 ? »

« Comment réduire la pauvreté dans un monde plus riche ? »

« Les plus pauvres ont-ils été laissés à la traîne ? »

mercredi 18 décembre 2013

Les inégalités mondiales de revenu : de deux bosses à une

« Pour mesurer les inégalités de revenu au niveau mondial, vous devez utiliser des données sur la répartition des revenus de la population dans chaque pays (et pour de nombreux pays, ces données sont dépareillées et fournies pêle-mêle). Vous devez convertir ces données dans une même devise, comme le dollar américain. Vous placez ensuite toutes les personnes dans le monde dans une catégorie de revenu. Pour faire des comparaisons dans le temps, vous avez besoin de trouver des données pour chaque pays au cours du temps, mais aussi les ajuster selon l’inflation. C’est précisément ce qu’ont fait Christoph Lakner et Branko Milanovic dans leur document de travail "Global Income Distribution From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession", publié ce mois-ci par la Banque mondiale (…).

Voilà comment la distribution mondiale des revenus a évolué au cours du temps. On avait coutume de dire dans les années soixante que la distribution mondiale des revenus était bimodale - autrement dit, qu’elle avait une grosse bosse représentant le grand nombre de personnes habitant dans les pays à très faible revenu et une plus petite bosse représentant les habitants des pays à haut revenu. Sur la ligne bleue de la distribution mondiale des revenus en 1988, les vestiges de cette distribution bimodale sont encore visibles. Mais au fil du temps, le point le plus élevé dans la répartition des revenus s’est déplacé vers la droite et, en 2008, le monde est sur le point d'avoir une distribution des revenus unimodale, c’est-à-dire à une seule bosse.

GRAPHIQUE 1 Répartition mondiale des revenus

Lakner_et_Milanovic__Taylor__repartition_mondiale_des_revenus__Martin_Anota__lycee_Rene_Descartes__Champs_sur_Marne_.png

Evidemment, on se demande dans quelle mesure ces changements mondiaux sont liés à ce qui s'est passé en Chine et en Inde, deux pays qui hébergent tout de même près du tiers de la population mondiale. Voici un second graphique qui représente l'évolution de la répartition au cours du temps, mais avec cette fois-ci la population de l'Inde et de la Chine représentée séparément. Vous pouvez voir que les changements dans la forme de la distribution mondiale des revenus peuvent en grande partie être attribués à l'Inde et la Chine. Surtout, vous pouvez voir que la bosse de la Chine est assez bien centrée sur la bosse de l'Inde en 1988 et 1993, mais qu’en 2008, la bosse de la Chine est désormais davantage à droite que la bosse de l'Inde, en raison du rythme de croissance économique plus rapide que connaît Chine.

GRAPHIQUE 2 Répartition mondiale des revenus

Lakner_et_Milanovic__Taylor__repartition_mondiale_des_revenus__Inde_et_Chine__Martin_Anota__lycee_Rene_Descartes__Champs_sur_Marne_.png

Une dernière chose : Lorsque l’on interprète ces graphiques, il est important de garder à l’esprit que l'axe horizontal représente le logarithme du revenu. La même distance horizontale ne représente pas le même gain de revenu absolu, mais elle représente le même gain proportionnel. La distance horizontale de 50 à 100 $ est la même que la distance de 100 à 200 $ (…). En d'autres termes, des déplacements relativement petits vers la droite du graphique représentent des variations importantes dans les revenus en termes de valeur absolue, en particulier lorsque vous vous rapprochez de la droite. »

Timothy Taylor, « Worldwide income inequality: From two humps to one », in Conversable Economist (blog), 18 décembre 2013. Traduit par Martin Anota

mercredi 30 octobre 2013

Qui sont les gagnants et les perdants de la mondialisation ?

Favela__Bresil__annotations.jpg

« On pense généralement qu'il y a deux groupes qui sont les grands gagnants de ces deux dernières décennies de mondialisation : d'abord, les très riches, ceux au sommet de la répartition nationale et mondiale du revenu, mais aussi les classes moyennes des pays émergents, en particulier de la Chine, de l'Inde, de l'Indonésie et du Brésil. Est-ce vrai ? Le graphique 1 fournit une réponse en montrant la variation du revenu réel (mesuré en dollars constants internationaux ou PPA) entre 1988 et 2008 pour différents centiles de la répartition mondiale des revenus.

GRAPHIQUE 1 Variation du revenu réel entre 1988 et 2008 pour différents centiles de la répartition mondiale du revenu (calculée en dollars internationaux de 2005)

Gains_revenu_reel_mondial__centiles__Milanovic__Martin_Anota__lycee_Rene_Descartes__Champs_sur_Marne_.png

Quelles parts de la distribution mondiale des revenus ont enregistré les plus fortes hausses entre 1988 et 2008 ? Comme le montre le graphique 1, c’est en effet au sommet de la répartition mondiale des revenus et parmi les "classes moyennes mondiales émergentes", qui comprennent plus d'un tiers de la population mondiale, que nous observons les plus fortes hausses du revenu par habitant. Le 1 % supérieur a vu son revenu réel augmenter de plus de 60 % au cours de ces deux décennies. Les plus fortes hausses ont toutefois été enregistrées autour de la médiane : une hausse réelle de 80 % à la médiane et de presque 70 % à ses alentours. C'est là, entre le 50ème et 60ème centiles de la distribution mondiale des revenus que nous trouvons quelques 200 millions de Chinois, 90 millions d'Indiens et environ 30 millions de personnes en Indonésie, au Brésil et en Egypte. Ces deux groupes (le 1 % des plus riches et les classes moyennes des pays émergents) sont en effet les principaux gagnants de la mondialisation.

La surprise est que ceux qui sont au tiers inférieur de la répartition mondiale du revenu ont aussi réalisé des gains importants, avec la hausse des revenus réels comprise entre 40 % et 70 %. La seule exception est les 5 % les plus pauvres de la population dont les revenus n’ont pas varié. C'est cette augmentation de revenus au bas de la pyramide mondiale qui a permis à la proportion de ce que la Banque mondiale appelle la pauvreté absolue (les personnes dont le revenu par habitant est inférieur à 1,25 dollars PPA par jour) de passer de 44 % à 23 % au cours des deux décennies.

Mais le plus grand perdant (mis à par 5 % les plus pauvres), ou tout du moins les "non-gagnants" de la mondialisation sont ceux entre le 75ème et 90ème centiles de la distribution mondiale des revenus dont les gains en termes de revenu réel ont été pratiquement nuls. Ces personnes, qui constituent une sorte de classe moyenne supérieure mondiale, proviennent d’un grand nombre d'anciens pays communistes et d'Amérique latine, ainsi que des citoyens des pays riches dont les revenus stagnent. La répartition mondiale du revenu mondial a donc changé d'une manière remarquable. C'était sans doute le plus profond bouleversement de la situation économique de la population mondiale depuis la Révolution industrielle. D'une manière générale, le tiers inférieur, à l'exception des plus pauvres, est devenu nettement plus aisé, et beaucoup de ces gens-là ont échappé à la pauvreté absolue. Le tiers médian est s’est enrichi, en voyant ses revenus réels augmenter d'environ 3 % par habitant et par an. Les évolutions les plus intéressantes, cependant, ont eu lieu parmi le quartile supérieur (c’est-à-dire le quart le plus riche de la population mondiale) : le 1 % le plus riche et, plus largement quoiqu’à un moindre degré, les 5 % les plus riches ont réalisé des gains significatifs, tandis que le reste du quartile supérieur a soit très peu gagné, soit vu ses revenus stagner. Cela s’est traduit par une polarisation au sein du quartile le plus riche de la population mondiale, ce qui a permis au 1 % le plus riche de devancer les autres riches et de réaffirmer (surtout aux yeux du public) leur place en tant que gagnants de la mondialisation.

Qui sont les personnes dans le 1 % le plus riche ? (…) Le 1 % le plus riche est composé de plus de 60 millions de personnes (…). Ainsi, parmi le centile supérieur mondial, nous trouvons les 12 % des Américains les plus riches (plus de 30 millions de personnes) et entre 3 et 6 % des Britanniques, des Japonais, des Allemands et des Français les plus riches. Il s'agit d'un "club" encore largement composé des "vieux riches" de l'Europe occidentale, de l’Amérique du Nord et du Japon. Le 1 % le plus riche (…) en Italie, en Espagne, au Portugal et en Grèce font tous partie du 1 % le plus riche de la population mondiale. Cependant, le 1 % des Brésiliens, Russes et Sud-Africains les plus riches en font également partie.

A quels pays et groupes de revenu les gagnants et perdants appartiennent-ils ? Considérons les personnes à la médiane de la distribution de leur revenu national en 1988 et en 2008. En 1988, une personne avec un revenu médian en Chine était plus riche que 10 % seulement de la population mondiale. Vingt ans plus tard, une personne à la même position dans la distribution des revenus chinoise était plus riche que plus de la moitié de la population mondiale. Ainsi, il ou elle a devancé plus de 40 % des personnes dans le monde. Pour l'Inde, l'amélioration a été plus modeste, mais tout de même remarquable. Une personne avec un revenu médian est passée du 10ème au 27ème centile de la répartition mondiale. Une personne à la même position en Indonésie est passée du 25ème au 39ème centile mondial. Une personne ayant le revenu médian au Brésil a réalisé le même gain. Elle est passée d'environ le 40ème centile de la distribution mondiale des revenus à peu près le 66ème centile. Pendant ce temps, la position des grands pays européens et des États-Unis est restée sensiblement la même (…). Mais si la crise économique qui affecte actuellement les pays avancés persiste, nous ne devrions pas être surpris de trouver l’individu médian dans le "monde riche" s’appauvrir en termes relatifs.

Alors, qui a perdu entre 1988 et 2008 ? La plupart des gens en Afrique, certains en Amérique latine et dans les pays postcommunistes. Le Kenyan moyen est passé du 22ème au 12ème centile au niveau mondial, tandis que le Nigérien moyen passait du 16ème au 13ème centile. (…) En 1988, un Africain avec le revenu médian avait un revenu égal aux deux tiers de la médiane mondiale. En 2008, cette proportion a chuté à moins de la moitié. Une personne avec le revenu médian dans les pays postcommunistes est passée du 75ème au 73ème centile mondial. Les déclins relatifs de l'Afrique, de l'Europe orientale et de l'ex-Union soviétique confirment l'échec de ces parties du monde à s'adapter à la mondialisation, du moins jusqu’aux premières années du vingt-et-unième siècle. (…)

GRAPHIQUE 2 Les courbes de Lorenz pour les répartitions du revenu mondial en 1988 et en 2008

Courbes_de_lorenz__revenu_mondial__1988_2008__Milanovic__Martin_Anota__lycee_Rene_Descartes__Champs_sur_Marne_.png

Les courbes de Lorenz, qui présentent le pourcentage du revenu cumulé (allant de 1 à 100) sur l'axe vertical par rapport au pourcentage de la population cumulée (allant également de 1 à 100) sur l'axe horizontal pour 1988 et pour 2008 se croisent (…) (cf. le graphique 2). Aucune des deux courbes de Lorenz n’est dominante. Les gains de revenu réalisés au-dessous et autour de la médiane permettent à la courbe de Lorenz de 2008 d’être au-dessus de la courbe de Lorenz de 1988 jusqu’au 80ème centile. Par exemple, les deux tiers inférieurs de la population mondiale ont reçu 12,7 % du revenu mondial en 2008 contre 9,3 % en 1988. Mais en raison, d’une part, de la stagnation ou du déclin des revenus réels de la classe mondiale moyenne supérieure et, d’autre part, des gains importants réalisés par le 1 % le plus riche, les courbes de Lorenz se sont inversées pour le dernier cinquième de la distribution. Ici, le 1 % le plus riche recevait en 2008 près de 15 % du revenu global contre 11,5 % vingt ans plus tôt.

(…) Ces résultats montrent un changement remarquable dans la distribution mondiale des revenus sous-jacente. Nous vivons maintenant dans un monde avec un renflement autour de la médiane en raison de la hausse significative des revenus pour l'ensemble du deuxième tiers (…) de la distribution mondiale des revenus. (…) Nous voyons aussi l’accroissement de la richesse (et probablement aussi du pouvoir) des personnes au sommet et, chose remarquable, la stagnation des revenus tant pour les personnes juste en dessous des 5 % les plus riches que pour les plus pauvres dans le monde. »

Branko Milanovic, « Global income inequality by the numbers : In history and now. An overview », Banque mondiale, 2012. Traduit par Martin Anota


aller plus loin… lire « Le commerce international accroît-il les inégalités ? »