« Cela peut sembler étonner de parler en cet instant précis de récessions. La croissance du PIB est forte et (selon les données du mois d’avril) le taux de chômage s’élève à 3,6 %, soit son plus faible niveau depuis 1969. Nous connaissons aussi une expansion économique inhabituellement longue. La Grande Récession a officiellement fini en juin 2009, avec une croissance de l’emploi privé continue reprenant à partir de mars 2010. Cela a permis à l’économie américaine de connaître la plus longue période ininterrompue de croissance de l’emploi de son histoire.

Alors que d’autres indicateurs de la santé du marché du travail ne sont pas aussi positifs et que les moyennes ne reflètent pas toujours la diversité des expériences sur le marché du travail que connaissent les individus ou les régions, le portrait général est celui d’un marché du travail solide. Pourtant, l’Histoire nous dit que la bonne conjoncture ne dure pas et les tensions internationales et divers indicateurs du marché financier ont récemment suscité certaines inquiétudes. Inévitablement, une nouvelle récession va arriver, ses conséquences seront douloureuses pour les travailleurs, les entreprises et les gouvernements. La durée de cette expansion soulève des questions urgentes : quand va-t-elle s’achever ? allons-nous voir en avance l’arrivée de la prochaine récession ?

Les approches les plus directes pour identifier les récessions (en attendant que le National Bureau of Economic Research n’annonce une récession ou en attendant avant de voir le PIB chuter pendant deux trimestres consécutifs) sont appropriées pour l’analyse historique, mais elles sont trop tardives pour être utiles pour la politique économique. Par exemple, le NBER a annoncé la Grande Récession en décembre 2008, soit un an après le début de la récession, soit bien trop tard pour amorcer une réponse monétaire ou budgétaire appropriée.

Alors qu’(…) une réponse en temps opportun peut atténuer les dommages, elle nécessite des indicateurs en temps réel qui puissant précisément identifier les récessions. Nous croyons que le taux de chômage est le plus important de ces indicateurs : des hausses rapides du taux de chômage, qu’importe son niveau, nous aident à rapidement observer les récessions. Bien sûr, les variations du taux de chômage national ne nous disent pas tout ce que nous aimerions savoir sur la santé des marchés du travail. En particulier, ils n’indiquent pas dans quelle mesure les travailleurs ont quitté la population active ou subissent du sous-emploi, deux situations importantes pour saisir le degré de mou sur le marché du travail. Mais les hausses du taux de chômage peuvent nous dire à propos de la détérioration du marché du travail en quasi-temps réel.

En fait, l’économiste Claudia Sahm a constaté (…) que si le taux de chômage (plus exactement, sa moyenne mobile sur trois mois) est au moins supérieur de 0,5 point de pourcentage au-dessus de son minimum des 12 mois précédents, alors l’économie américaine est déjà en récession. (…) L’indicateur a correctement signalé une récession 4-5 mois suite au début de la récession et n’a jamais annoncé par erreur une récession depuis 1970 (...) »

Ryan Nunn, Jana Parsons et Jay Shambaugh, « How will we know when a recession is coming? », in Brookings (blog), 6 juin 2019. Traduit par Martin Anota



Les choses pourraient ne pas être différentes cette fois-ci


« Estimer la probabilité qu’une récession éclate à court terme se révèle être un véritable défi pour les économistes. Chaque cycle semble légèrement différent du précédent et essayer de trouver des indicateurs avancés précis de crises nous mène soit à en annoncer erronément, soit à les manquer comme certains risques sont sous-estimés. Comme les Etats-Unis entrent dans la plus longue expansion qu’ils aient connue de leur histoire, nous nous demandons à nouveau s’il existe des indicateurs fiables qui pourraient nous aider à prévoir la date du prochain point de retournement.

Sans fournir une liste exhaustive de tous les candidats, mettons en avant l’interaction entre trois régularités statistiques et ce qu’ils nous informent (ou non) sur les risques à venir :

Trois régularités statistiques (liées):

1. La courbe des taux (yield curve) tend à s’inverser avant une récession.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis : taux des bons du Trésor à 10 ans moins taux des bons du Trésor à 3 mois

Antonio_Fatas__Etats-Unis_yield_curve_courbe_des_taux.png

2. Les Etats-Unis ne semblent pas être capables de soutenir un faible taux de chômage. A chaque fois que l’économie américaine atteint le "plein emploi" (ou même avant qu’elle l’atteigne), le chômage remonte comme nous atteignons un point de retournement. J’ai déjà écrit sur cette régularité dans mon précédent billet.

GRAPHIQUE Ecart du taux de chômage par rapport à son niveau au début des récessions américaines (en points de %)

Antonio_Fatas__taux_de_chomage_Etats-Unis_autour_des_recessions.png

3. Aucune expansion américaine n’a duré plus de 120 mois. En utilisant les datations des cycles d’affaires du NBER, nous sommes sur le point d’entrer dans la plus longue expansion depuis que leurs données ont commencé en 1857.

Ces trois régularités statistiques sont liées. A mesure qu’une expansion se poursuit, nous voyons une baisse graduelle du taux de chômage et un aplatissement de la courbe des taux. Cela ne devrait pas être surprenant, dans la mesure où les banques centrales relèvent les taux de court terme à mesure que le chômage diminue. Mais ce qui est intéressant, c’est que les Etats-Unis (jusqu’à présent) n’ont pas été capables d’atteindre un état où la courbe des taux reste plate pendant une longue période de temps ou, de façon équivalente, un état où le taux de chômage reste faible pendant de nombreuses années. La pente de la courbe des taux et le taux de chômage suivent des trajectoires en forme de V. Et c’est probablement lié à la durée de l’expansion : quand la reprise commence, le taux de chômage et la pente de la courbe des taux baissent à partir de niveau élevés et, lorsqu’ils atteignent leur plus faible niveau possible, ils rebondissent en fixant une limite pour la durée des expansions. Dans l’actuelle expansion, et après 10 ans, même si nous commencions avec un chômage élevé (comme en 2009), nous devons être très proches du plein emploi (et la courbe des taux est plate ou inversée).

Mais ne s’agit-il pas de simples régularités statistiques sans argument causal évident ? C’est vrai, mais le fait que cette régularité statistique soit robuste et régulière signifie que si les Etats-Unis poursuivent leur expansion pendant quelques années, c’est que "cette fois les choses auront été différentes".

Les choses pourraient-elles être différentes cette fois-ci ?

Est-il possible que les risques ou déséquilibres qui avaient entraîné les précédentes récessions ne soient pas présents ou soient mieux gérés aujourd’hui ? Peut-être. Il est vrai que les cours boursiers ne semblent pas aussi élevés qu’à la veille de la récession de 2001. Il est vrai que les prix de l’immobilier ne semblent pas aussi élevés aujourd’hui que l’année précédant la Grande Récession de 2008. Mais nous ne devons pas oublier qu’au cours de ces années nous avions sous-estimé la pertinence de tels risques. En 2007, les responsables de la Réserve fédérale vantaient la résilience du système financier américain face à une possible chute des prix de l’immobilier. Est-il possible que nous ayons échoué à voir des risques pertinents aujourd’hui ?

Et n’oublions pas que, même ex post, certaines récessions ne sont pas clairement précédées par des déséquilibres excessifs. Ce fut par exemple le cas de la récession de 1990. Cette récession semble être davantage l’accumulation de petits risques combinés à des événements géopolitiques (tels que l’invasion du Koweït par l’Irak). Et alors que certains de ces risques politiques sont difficiles à prédire, il n’est pas difficile de produire une liste des menaces potentielles auxquels le monde fait face (du Brexit aux conflits commerciaux initiés par l’administration Trump en passant à l’instabilité potentielle de la zone euro, etc.)

En résumé, les régularités statistiques suggèrent qu’une récession est imminente. Est-ce que les choses pourraient être différentes cette fois-ci parce qu’il n’y a pas d’amples déséquilibres ? Peut-être. Mais n’oublions pas qu’au cours des dernières fois nous n’avions pas vu la taille et les implications des déséquilibres d’alors. Et n’ignorons pas la longue liste de risques potentiels qui pourraient se matérialiser et produire un ralentissement mondial qui pourrait facilement faire basculer les Etats-Unis et peut-être d’autres pays dans une récession. Les choses pourraient ne pas être différentes cette fois-ci. »

Antonio Fatás, « This time might not be different », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 6 juin 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« L’insoutenabilité du plein emploi, ou pourquoi les Etats-Unis seront en récession l’année prochaine »

« L'expansion américaine va-t-elle mourir de vieillesse ? »