« Dans les années quatre-vingt-dix et dans son livre Equality of Opportunity, John Roemer a jeté les bases pour ce qui s’est révélé être depuis un domaine florissant pour les études sur les inégalités : les inégalités d’opportunités. L’intuition clé de Roemer était de distinguer les facteurs qui influencent les revenus d’un individu en trois parts : les circonstances ou les facteurs qui sont exogènes à l’individu, c’est-à-dire ceux sur lesquels il n’a pas prise (par exemple le genre, l’origine ethnique, le revenu et le niveau d’éducation des parents, etc.), ceux qui résultent de ses efforts et enfin ceux qui résultent de ce que Roemer appelle la "chance épisodique" (episodic luck) (par exemple, j’ai un bon boulot parce que j’étais disponible à l’instant où le poste s’est libéré).

L’approche de Roemer l’a amené aussi à proposer une façon très radicale de rétribuer (rémunérer) les gens. Considérons deux groupes d’individus, qui se distinguent par un marqueur exogène comme le genre. Un premier groupe (d’hommes) tend à être physiquement plus fort et à produire en moyenne 10 biens par jour. Un autre groupe (de femmes) est physiquement plus faible et produit seulement 5 biens par jour. Est-ce que chacun doit être payé en fonction du nombre de biens qu’il ou elle produit (ce que suggérerait une approche "méritocratique" toute simple) ? Non, répond Roemer, la rémunération doit être proportionnelle à notre contribution comparée à la moyenne de notre groupe. Donc, si un homme produit 12 biens, ce qui est 20 % au-dessus de la moyenne des hommes, il devrait être payé autant qu’une femme qui produirait 6 biens , c’est-à-dire 20 % en plus que ce que produisent en moyenne les femmes. La raison est que cet homme et cette femme sont payés selon leur effort (différentiel) ; et l’on essaie de contrôler nos caractéristiques innées qui peuvent privilégier ou punir certains d’entre nous.

Jugeons de la radicalité de cette proposition en l’appliquant à un autre contexte. Les notes des élèves devraient aussi suivre la même règle. Si, par exemple, les enfants de familles riches font en moyenne deux fois plus de points que les enfants de familles pauvres, alors un enfant de famille riche qui a obtenu 12 à un test devrait obtenir la même note qu’un enfant de famille pauvre qui aurait obtenu 6 points à ce même test. Et ainsi de suite.

Mais récemment, comme j’ai relu le livre The Inequality of Pay de Phelps Brown publié en 1977, je me suis penché sur différentes structures de rétributions appliquées à Pékin dans les années soixante, à l’époque de la Révolution culturelle. Tous les hommes étaient payés en fonction du nombre moyen de biens produits par les hommes et toutes les femmes étaient payées en fonction du nombre moyen de biens produits par les femmes. Voici une citation de Phelps Brown :

"Cette histoire fait ressortir ce qui semble être une contraction dans la structure de rémunération chinoise aux yeux des observateurs occidentaux : s’il est juste de payer un homme plus qu’une femme parce que l’homme, plus robuste, produit plus, pourquoi un homme qui (…) produirait plus qu’un autre ne serait pas davantage rémunéré ? Pour les Chinois, la réponse est simplement que ce dernier différentiel fait appel aux intérêts individuels, alors que le premier ne le fait pas. C’est curieux, mais compréhensible : les Chinois traitent le paiement en proportion du montant de travail fait comme un principe de justice naturelle qui va de soi lorsque les différences dans ce montant ne sont pas sous le contrôle du travailleur, mais comme perfide lorsque ces dernières le sont."

Le lecteur, ayant probablement trouvé la proposition de Roemer radicale et bien à gauche, se retrouve maintenant soudainement avec l’expérimentation de gauche la plus radicale qui soit, régie par des principes opposés ! Il semble qu’il n’y ait pas de continuité : une approche davantage à gauche n’est pas simplement légèrement plus à la gauche que l’approche la moins de gauche ; c’est son exact opposé !

Pour le voir, rappelez-vous que dans le cas de Roemer nous ne voulons pas rémunérer quelqu’un pour les circonstances qu’il connaît, mais pour son seul effort. Dans le cas chinois, c’est l’inverse : nous payons quelqu’un en fonction des circonstances où il évolue, mais pas pour ses efforts. Pourquoi ? La philosophie est entièrement différente. Les circonstances sont perçues comme "naturelles" et l’on doit être payé en fonction d’elles. Mais la rémunération selon l’effort est perçue comme moralement corrosive puisqu’elle implique que les gens répondent aux incitations économiques. Les gens doivent travailler soit parce qu’ils veulent contribuer à la communauté (sans rien attendre en retour), soit parce qu’ils aiment travailler. Dans un tel cadre, "inciter" (chose qui fait appel aux intérêts individuels) est considéré comme mauvais, comme dans un cadre différent payer quelqu’un pour un avantage exogène qu’il ne mérite pas.

L’ultime résultat du système chinois est une rémunération égale pour tout le monde, aussi bien les hommes que les femmes et ce qu’importe la productivité individuelle. C’est à l’opposé de la rémunération "méritocratique" où chacun est payé simplement en fonction du nombre de choses qu’il ou elle produit. Quelle est la meilleure manière de rémunérer ? La rémunération méritocratique répond à l’idée de justice que chacun doit être payé en fonction de sa contribution. On suppose que cela permet d’obtenir une production plus élevée. Roemer redéfinit la justice de façon à extraire seulement l’effort différentiel pour lequel les gens doivent être rémunérés. Ils vont être payés d’un même montant pour un chiffre différent de biens produits. Empiriquement, ce sera toujours très difficile de déterminer quels sont les facteurs qui doivent relever des circonstances et que ne doivent donc pas affecter la rémunération. Le système chinois a un élément moraliste : il est mauvais d’être incité par la rémunération. Le revers est que cela risque d’amener la plupart des participants à faire très peu d’efforts.

Quand nous concevons des systèmes de rémunération, nous sommes évidemment toujours guidés par certains principes de justice ou d’éthique. Le problème est que ces principes n’aboutissent pas à la même solution. Dans plusieurs cas, comme nous l’avons vu ici, en fonction du principe qui nous guide, la récompense va être très différente. En plus de cela, nous devons en principe prendre en compte les effets sur la production totale, à moins bien sûr que notre principe philosophique est tel que la quantité de cette production ne nous importe pas. »

Branko Milanovic, « What is the just pay? Capitalists, John Roemer and the Cultural Revolution », in globalinequality (blog), 9 janvier 2019. Traduit par Martin Anota