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Tag - marxisme

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lundi 7 mai 2018

Une réflexion (contrefactuelle) sur l’influence de Karl Marx

« Le bicentenaire de la naissance de Karl Marx a donné lieu à plusieurs conférences dédiées aux divers aspects (Dieu sait qu’ils sont nombreux) des travaux et de la vie de Marx. (Je vais d’ailleurs à l’une de ces conférences à Haïfa.) Ajoutez à cela un nombre encore plus grand de présentations de ses travaux et de son influence (Peter Singer en a publié une il y a quelques jours), de nouveaux livres sur sa vie, un film sur le jeune Marx, et ainsi de suite.

Je vais aussi voir ici l’influence intellectuelle de Marx, mais d’un angle très différent. Je vais utiliser l’approche contrefactuelle. Je vais me demander ce qu’aurait été son influence en l’absence de trois événements cruciaux. Bien sûr, comme toutes les analyses contrefactuelles, je fonde la mienne sur ma propre lecture de l’histoire et la conjecture. Elle peut se révéler inexacte. Je suis sûr que d’autres peuvent proposer des analyses contrefactuelles bien différentes, peut-être meilleures que la mienne.

Le premier événement : c’est l’implication d’Engels. (…) Quand Karl Marx meurt en 1883, il est le coauteur du Manifeste communiste, de plusieurs brèves études politiques et sociales, des articles de journaux (dans le New York Daily Tribune) et un livre épais, mais peu connu et peu traduit, appelé Le Capital (volume 1). Il a été publié 16 ans avant sa mort et durant ce laps de temps il a beaucoup écrit, mais peu publié. Vers la fin de sa vie, il n’écrivait même plus beaucoup. Des centaines de pages de ses manuscrits de la fin des années 1840 et des années 1850 et 1860 n’étaient pas non plus publiées et étaient bien chaotiques. Marx était connu parmi un cercle plutôt réduit d’activistes syndicaux et de socio-démocrates allemands, autrichiens et russes. Si les choses étaient restées ainsi, c’est-à-dire si Engels n’avait pas passé plus de dix ans à mettre en ordre les papiers de Marx et à produire deux volumes supplémentaires au Capital, la notoriété de Marx aurait fini au point où elle était en 1883 : elle aurait été bien réduite. Je doute que quiconque se serait souvenu de sa naissance aujourd’hui (il est né le 5 mai).

Mais grâce au travail et au dévouement désintéressés d’Engels (et à l’importance d’Engels dans la social-démocratie allemande), l’importance de Marx a grandi. Les sociaux-démocrates sont devenus le plus grand parti politique en Allemagne et cela accrut davantage l’influence de Marx. Sous Kautsky, les Théories de la plus-value ont été publiées. Les seuls autres pays où il était influent étaient la Russie et l’Empire austro-hongrois (même si cela restait dans un cercle très étroit).

La première décennie du vingtième siècle a vu l’influence de la pensée marxiste croître, tellement que Leszek Kolakowski, dans ses monumentaux Principaux Courants du Marxisme, qualifia cette période d’"âge d’or". Ce fut en effet l’âge d’or de la pensée marxiste si l’on considère le nombre de personnes écrivant dans la veine marxiste, mais ce n’était pas le cas en termes d’influence mondiale. La pensée de Marx n’a pas fait de percées dans le monde anglo-saxon (la première traduction du Capital, qui se réfère toujours étrangement à son titre allemand, a été publiée en 1887, c’est-à-dire vingt ans après sa publication originelle). Et dans le sud de l’Europe, notamment la France, il a été éclipsé par les anarchistes et les "socialistes petit-bourgeois".

C’est là où les choses auraient fini s’il n’y avait pas eu la Grande Guerre. Je pense que l’influence de Marx aurait peu à peu décliné à mesure que les sociaux-démocrates en Allemagne embrassèrent le réformisme et le "révisionnisme". Son portrait aurait probablement été présenté parmi les "maîtres à penser" historiques de la social-démocratie allemande, mais le reste de son influence dans la politique et (probablement) dans les sciences sociales aurait disparu.

Mais vint ensuite la Révolution d’Octobre (voilà le deuxième événement). Celle-ci a totalement chamboulé la scène. Pas seulement parce qu’il a eu pour gloire (et c’est unique pour les spécialistes en sciences sociales) d’être idéologiquement responsable d’un bouleversement majeur dans un grand pays et dans l’histoire du monde, mais aussi parce que le socialisme, en raison de sa résonance mondiale, "catapulta" la pensée et la notoriété de Marx vers de nouveaux sommets. Pour le meilleur ou pour le pire, sa pensée devint incontournable dans la plus grande partie de l’Europe, aussi bien parmi les intellectuels et les activistes politiques que parmi les dirigeants syndicaux et les travailleurs ordinaires. Des écoles du soir ont été organisées par les syndicalistes pour étudier ses écrits ; les meneurs politiques, en raison du tournant particulièrement dogmatique pris par les partis communistes, s’inspiraient pour leurs décisions et les expliquaient en référence aux écrits historiques jusqu’ici peu connus de Marx.

Ensuite, lorsque le Kominterm commença à abandonner son eurocentrisme et à s’engager dans les luttes anti-impérialistes dans le Tiers monde, l’influence de Marx s’étendit à des zones auxquelles personne ne l’avait prédit. Il devint l’idéologue de nouveaux mouvements pour la révolution sociale et la libération nationale en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Que les meneurs politiques collent à ses préceptes ou les abandonnent (comme Mao le fit en considérant la paysannerie plutôt que le prolétariat dans le rôle de classe révolutionnaire), dans tous les cas Marx les influença ; et c’est en référence à lui qu’ils expliquaient leurs politiques. Grâce à Trotski et à Staline en Russie, aux républicains de l’aile gauche en Espagne, le Front populaire en France, Mao en Chine, Hô Chi Minh au Vietnam, Tito en Yougoslavie, Castro à Cuba, Agostino Neto en Angola, Nkrumah au Ghana, Mandela en Afrique du Sud, Marx est devenu un "influenceur" mondial. Aucun autre spécialiste des sciences sociales n’a eu une telle portée au niveau mondial. (…)

Et non seulement il a eu une influence mondiale, mais en outre son influence a traversé les frontières de classes et de professions. J’ai déjà mentionné les meneurs révolutionnaires, les politiciens et les syndicalistes. Mais son influence s’est étendue au monde universitaire, aux lycées ; il influença fortement ceux qui s’opposaient à lui et ceux qui chantaient ses louanges. Cette influence alla du marxisme élémentaire qui était enseigné aux étudiants aux traités philosophiques sophistiqués ou au "marxisme analytique" en économie. La publication des manuscrits que Marx avait rédigés de 1844 à 1846 nous donna un jeune Marx inconnu et cela déplaça les débats à un nouveau stade ; il y avait désormais une lutte philosophique entre le jeune Marx et le Marx classique.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans la Révolution d’Octobre et l’abandon de l’eurocentrisme pour déplacer la focale sur le Tiers Monde. C’est ce déplacement de focale qui a fait de Marx, non plus un simple penseur allemand et européen, mais une véritable figure mondiale.

A mesure que les crimes du communisme étaient rendus publics et ont été porté au crédit de Marx, que les régimes communistes trébuchaient et que leurs idéologues lugubres et mal informés régurgitaient des phrases prévisibles, la pensée de Marx s’éclipsa. Avec la chute des régimes communistes, elle attint un nadir.

Mais ensuite, un troisième événement, l’apparition du capitalisme mondialisé, qui présenta tous les aspects que Marx avait si éloquemment décrivit dans Le Capital, puis la Crise Financière mondiale, ont permis à ce que sa pensée révèle à nouveau toute sa pertinence. Maintenant, il siège dans le Panthéon des plus grands philosophes au monde, chacun de ses mots a été publié, ses livres sont disponibles dans toutes les langues du monde et son statut est acquis (même s’il reste sujet aux caprices du temps), du moins dans le sens où il ne rejoindra pas l’obscurité et l’oubli.

En fait, son influence est inextricablement liée au capitalisme. Aussi longtemps que le capitalisme existera, on lira Marx parce qu’on verra en lui son plus brillant analyste. Si le capitalisme cesse d’exister, on lira Marx parce qu’on verra en lui son meilleur critique. Donc, que nous croyons que le capitalisme sera ou nous avec non ces deux prochains siècles, nous pouvons être sûrs que Marx le sera.

Sa place est désormais avec celle de Platon et d’Aristote, mais s’il n’y avait pas eu ces trois tournures si peu probables des événements, nous aurions à peine entendu parler de lui ; aujourd’hui, il n’aurait été qu’un obscur émigré allemand mort il y a longtemps à Londres et pour lequel seulement huit personnes sont venues à son enterrement. »

Branko Milanovic, « The influence of Karl Marx—a counterfactual », in globalinequality (blog), 2 mai 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 25 mai 2017

Le “néo-impérialisme” est-il la seule voie de développement ?

« Comme nous le savons bien (ou devrions bien le savoir), le marxisme a graduellement développé deux approches de l’impérialisme. La position même de Marx était fondamentalement et inflexiblement positive (du moins jusqu’aux toutes dernières années de sa vie) : l’impérialisme, aussi brutal et perturbateur soit-il, constituait le moteur par lequel la structure sociale la plus avancée, à savoir le capitalisme, s’introduisait dans les sociétés en retard de développement et les transformait le plus amplement. Les propres écrits de Marx sur la conquête britannique de l’Inde sont sans ambiguïté sur ce propos. Les écrits d’Engel sur la conquête française de l’Algérie sont (comme à chaque fois que l’on compare les styles d’écriture d’Engel et de Marx) encore plus "brutaux". Selon cette conception "classique", l’Europe occidentale, les Etats-Unis et le "Tiers Monde" se développeraient tous capitalistiquement, pourraient relativement vite arriver aux mêmes niveaux de développement, et le capitalisme serait ensuite directement remplacé par le socialisme dans chacun d’eux.

Cette conception dépendait crucialement de deux hypothèses : que (1) la classe laborieuse occidentale reste au faible niveau de revenu (celui du salaire de subsistance) qui (2) ne cesse alors d’alimenter sa ferveur révolutionnaire. L’hypothèse (1) était commune à tous les économistes du dix-neuvième siècle, elle était soutenue jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle par les données empiriques et Marx ne constituait pas une exception. Mais vers la fin du siècle, Engels a noté l’émergence d’une "aristocratie ouvrière" qui émoussait le conflit de classe en Grande-Bretagne et peut-être dans d’autres pays développés. La hausse des salaires était "nourrie", selon Engels, par les profits coloniaux réalisés par les capitalistes britanniques. Bien que ces hausses de salaires n’étaient que "des miettes tombées de la table des capitalistes" (pour reprendre Engels), elles explosaient la théorie de la "loi d’airain des salaires" et, de façon collatérale, le potentiel révolutionnaire de la classe laborieuse en Occident. Donc les germes de l’idée que l’impérialisme puisse saper la lutte des classes dans les pays développés furent semés et elles eurent par la suite de profondes répercussions.

Le livre Imperialism: Pioneer of Capitalism de Bill Warren (publié en 1980, mais inachevé en raison de la mort de Warren) crédite le Lénine d’après 1914 pour le changement (ou plutôt, il le critique pour cela). Dans l’Impérialisme de Lénine, le capitalisme de monopole, qui a perdu la vigueur du capitalisme de libre marché et qui est devenu "décrépi", avait besoin d’une expansion étrangère (pour maintenir les profits à leurs niveaux antérieurs). Cela entraîna la lutte impérialiste pour les territoires qui finit par faire éclater la Première Guerre mondiale. Au même instant, l'amélioration relative de la situation matérielle des classes laborieuses dans les pays développés amena celles-ci à abandonner le sentier révolutionnaire et à soutenir les parties sociaux-démocratiques "opportunistes" et nationalistes (et leurs dirigeants notamment le "renégat" Kautsky). La lutte des "peuples d’Orient" (comme on les appelait lors de le première conférence à Bakou en 1920) contre l’impérialisme est devenue partie intégrante d’une lutte globale contre le capitalisme, et l’impérialisme cessa d’être perçu comme un précurseur dynamique du socialisme à venir, mais plutôt l’extension du capitalisme moribond. Selon Warren, "à présent, ce n’est pas le caractère du capitalisme qui détermine la progressivité (…) de l’impérialisme, mais le caractère de l’impérialisme qui détermine le caractère réactionnaire du capitalisme".

Ce changement de position a de profondes répercussions pour la pensée de la gauche que Warren dénonce. Il a mené aux théories du "centre" et de la "périphérie", de la "dépendance structurelle", etc. (développées par Frank, Amin, Cardoso, Prebisch…). Warren affirme que ces théories étaient inexactes parce qu’elles prédisaient une accélération de la croissance si les pays parvenaient à se désengager du système mondial dominant (…) et elles n’avaient rien à voir avec la lutte des travailleurs dans les pays émergents parce qu’elles reflétaient les intérêts des bourgeoisies nationalistes du Tiers Monde.

J’aimerais faire une véritable recension du livre extrêmement stimulant de Warren, même si celui-ci contient beaucoup de passages exaspérants, mais je le ferai une prochaine fois. (Dans l’un de ces passages exaspérants, par exemple, Warren célèbre la hausse des inégalités dans les pays en développement, notamment la concentration de la propriété foncière entre les mains des latifundistas, parce qu’il la considère comme un indicateur du degré d'adoption de méthodes de production capitalistiques plus efficaces dans l’agriculture. Ses célébrations des inégalités dans la seconde partie de son livre, portant sur les développements postérieurs à 1945, feraient rougir Friedman et Hayek !). Mais ce n’est pas le livre de Warren en tant que tel qui m’intéresse, mais ses implications très contemporaines.

Il est des plus utiles pour comprendre l’essor des nouvelles économies capitalistes en Asie. Même si Richard Baldwin ne fait allusion ni à la position marxiste classique, ni à la théorie de la dépendance, le livre qu’il a récemment publié et (dont j’ai proposé une recension) montre clairement que la réussite économique de l’Asie s’est appuyée sur l’usage de relations capitalistes de production et d’inclusion dans les chaînes de valeur mondiales, c’est-à-dire sur une participation active dans la mondialisation. Pas passive, mais une participation qui fut prisée, désirée. Ce n’est pas par hasard si la Chine est devenue le principal champion de la mondialisation aujourd’hui. Par conséquent, la réussite asiatique réfute directement les théories de la dépendance et elle est en accord avec la position marxiste classique à propos de l’impact révolutionnaire du capitalisme et par extension du "néo-impérialisme" dans les sociétés les moins développées.

Cela a de profondes implications sur la façon de voir et d’expliquer les grands changements dans le pouvoir économique que nous avons observés au cours du dernier demi-siècle (Quelles sont les origines de cette transformation ? le rôle de l’Etat-nation et de l’impérialisme ? le rôle des mouvements d’indépendance menés par la bourgeoisie ?) et sur la façon de voir les développements futurs. Je ne vais pas développer ces questions maintenant parce que mon avis évolue encore sur le sujet et je pense développer tout cela dans un livre, mais je pense que, pour chercher à comprendre les changements du monde moderne, le mieux que nous puissions faire est de revenir à la littérature et aux débats d’il y a exactement un siècle. (…). Mis à par cela, je ne vois aucun autre récit qui donne un sens aux grands changements que nous vivons. »

Branko Milanovic, « Is “neo-imperialism” the only path to development? », in globalinequality (blog), 18 mai 2017. Traduit par Martin Anota