« Après avoir fini l’année dernière avec un succès exceptionnel dans la création de vaccin et l’espoir que la pandémie et la détresse économique que celle-ci a provoquée reflueraient, nous nous retrouvons face à de nouveaux variants du virus et à la route imprévisible, sinueuse sur laquelle ils peuvent faire s’engouffrer le monde.

Quelque chose de similaire s’est produit avec le discours sur l’inflation. A la fin de l’année, après une chute historique de l’économie mondiale estimée à 3,5 %, l’inflation est restée sous la cible dans 84 % des pays. Cela a permis d’envisager de maintenir de faibles taux d'intérêt et une relance budgétaire pour soutenir la croissance économique, en particulier dans les pays développés. Le plan de l’administration Biden ajoutant 1.900 milliards de dollars de dépenses budgétaires a mis au défi cette vision, en amenant même des économistes traditionnellement en faveur de la relance à s’inquiéter quant au risque d’une économie en surchauffe qui pousserait l’inflation bien au-dessus de la zone du confort des banquiers centraux.

Les analyses empiriques tirées ces quatre dernières décennies amènent à penser qu’il est peu probable, même avec l’ample relance budgétaire proposée par l’administration Biden, que l’économie américaine connaisse une forte accentuation des pressions sur les prix qui pousserait l’inflation bien au-delà de la cible de 2 % poursuivie par la Réserve fédérale. Malgré les amples fluctuations du taux de chômage américain, qui était passé de 10 % à 3,5 % entre 2009 et 2019, l’inflation est restée remarquablement stable, même lorsque les salaires finirent par croître de nouveau. Comme à présent, le sous-emploi américain est large et sous-estimé par le taux de chômage officiel. Notre estimation préliminaire est que le plan de relance proposé par l’administration Biden, équivalent à 9 % du PIB, accroîtrait le PIB étasunien de 5 à 6 % de façon cumulative au cours des trois prochaines années. L’inflation, telle qu’elle est mesurée par l’indice préféré par la Fed, atteindrait 2,25 % en 2022, ce qui n’est en rien inquiétant et contribuerait même à ce que la Fed puisse plus facilement atteindre ses objectifs.

Divers facteurs structurels sont sous-jacents à cette relation affaiblie entre inflation et activité économique dans plusieurs pays. Le premier est la mondialisation, qui a limité l’inflation des prix des biens échangés et même de certains services. Dans cette crise, malgré certaines perturbations, les chaines de valeur mondiales ont fait preuve de résilience et d’agilité, et le commerce de marchandises a rebondi avec la reprise de l’activité manufacturière, dépassant les niveaux observés avant la pandémie. Un sous-emploi important demeure dans l’économie mondiale, avec plus de 150 pays qui devraient, selon nos prévisions, avoir de moindres revenus par tête en 2021 relativement à 2019.

Un deuxième facteur est l’automatisation qui, avec les baisses relatives des prix des biens capitaux, a largement contribué à freiner la transmission des hausses de salaires aux prix. Cette crise est susceptible d’accélérer cette tendance. Une autre tendance structurelle au cours des dernières décennies a été la hausse des parts de marchés des entreprises aux marges de profits élevés. Cela a permis aux entreprises d’absorber des coûts plus élevés sans avoir à accroître leurs prix, comme nous l’avons vu dans le cadre de la guerre commerciale lancée par l’administration Trump. Cette crise peut aussi accroître la part de marché de telles firmes, comme les entreprises plus petites ont été plus durement frappées que les grandes entreprises par la récession associée à la pandémie.

Un autre facteur important est que les anticipations d’inflation sont restées relativement stables autour de la cible fixée par les banques centrales, grâce à l’indépendance et à la crédibilité de leurs politiques. Cette crédibilité signifie aussi que même avec des dettes publiques plus élevées, il n’y a pas d’anticipation que la politique monétaire va donner la priorité à maintenir les coûts d’emprunt des gouvernements à de faibles niveaux au détriment de la stabilité des prix. Par exemple, la dette publique du Japon s’est élevée à plus de 200 % du PIB depuis 2009 et pourtant le problème demeure de réussir à pousser les anticipations d’inflation à la hausse. En effet, l’inflation au Japon a atteint en moyenne seulement 0,3 % au cours de la dernière décennie.

Tout cela ne doit toutefois pas nous faire oublier la nécessité de suivre de bons principes dans la conduite de la politique économique. Premièrement, même s’il y a un risque limité d’une forte hausse de l’inflation, des dépenses publiques bien ciblées peuvent apporter la même amélioration de l’emploi et de la production, mais avec une moindre accumulation de dette publique, laissant plus de marge de manœuvre pour de futures dépenses dans des activités présentant un rendement social élevé. Un investissement publique de qualité accroîtrait la production potentielle, stimulerait la demande globale et devrait être centrale à une politique climatique pour atténuer le risque de catastrophe associé au changement climatique.

Deuxièmement, parce qu’il s’agit d’une époque aux fortes incertitudes sans réels parallèles dans l’histoire, il est risqué de faire des extrapolations à partir du passé. En raison des mesures exceptionnelles de politique économique adoptées en 2020, notamment les dépenses budgétaires des pays du G7 équivalentes à 14 % du PIB (bien au-dessus des 4 % du PIB cumulés durant les années de la crise financière de 2008 à 2010), les taux d’épargne des ménages dans les pays développés atteignent des niveaux très élevés par rapport à ces dernières années et les faillites sont 25 % moindres qu’avant la pandémie. A mesure que les campagnes vaccinales se poursuivent, une demande de rattrapage pourrait déclencher une forte reprise et défier les prévisions d’inflation basées sur les données empiriques de ces dernières décennies. D’un autre côté, les banqueroutes pourraient n’avoir été que retardées et leur éventuelle hausse pourrait briser la confiance, affaiblir l’inflation et mener à davantage de destructions d’emplois.

Enfin, il y a un risque de turbulences sur les marchés financiers provoqué par la découverte de nouveaux variants, par des fluctuations transitoires de l’inflation ou par la possibilité que les grandes banques centrales relèvent leurs taux d’intérêt plus vite qu’attendu. Une telle réaction des marchés financiers pourrait resserrer les conditions de financement mondiales d’une façon inattendue. Les banques centrales ne peuvent peut-être pas changer le cours de la pandémie, mais elles peuvent et doivent empêcher la possibilité de fortes fluctuations dans les coûts d’emprunt. Elles peuvent y parvenir en communiquant clairement et rapidement sur leurs intentions. »

Gita Gopinath, « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », 19 février 2021. Traduit par Martin Anota



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