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Tag - politique budgétaire

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mardi 21 décembre 2021

Pourquoi les faibles taux d’intérêt nous obligent à reconsidérer la portée et le rôle de la politique budgétaire

« Au cours de la dernière décennie, il est devenu manifeste que le déclin des taux d’intérêt réels nous force à reconsidérer la portée et le rôle de la politique budgétaire. C’est pourquoi j’ai essayé de le faire dans un livre que je viens de finir. Le livre, intitulé Fiscal Policy Under Low Interest Rates, est désormais disponible sur un site en libre accès des éditions MIT Press où je vous encourage à laisser des commentaires et des suggestions. Je réviserai ce livre à la lumière de ces commentaires au début de l’année prochaine et le livre sera publié à la fin de celle-ci.

Je pense que la meilleure façon de vendre les idées du livre et de vous convaincre de le lire et de potentiellement y contribuer est de le présenter en 45 points. Les voici :

Sur l’évolution des taux d'intérêt


1. Les taux d’intérêt réels sûrs ont régulièrement décliné depuis le milieu des années 1980. Le déclin n’est dû ni à la crise financière mondiale, ni à la crise du Covid-19. Il a été commun à tous les pays développés.

2. Si l’on adopte une perspective de plus long terme, il apparaît que les taux d’intérêt réels sûrs ont en fait eu tendance à décliner depuis le quatorzième siècle. Mais le récent déclin est bien plus prononcé.

3. Le déclin des taux d’intérêt réels sûrs reflète un déclin des taux d’intérêt neutres, c’est-à-dire des taux d’intérêt cohérents avec le plein emploi. Cela reflète une faiblesse chronique de la demande privée, soit de façon équivalente une forte épargne et un faible investissement, avec une forte demande d’actifs sûrs. Alvin Hansen et, plus récemment, Lawrence Summers ont qualifié cette situation de "stagnation séculaire".

4. Comme les banques centrales essayent de maintenir le plein emploi, les taux directeurs qu’elles fixent reflètent le déclin des taux d’intérêt neutres sûrs ; les banques centrales ne sont pas responsables de la faiblesse des taux.

5. Le déclin des taux doit être relié à de profonds facteurs à faible fréquence, à des changements dans l’épargne, l’investissement, le risque et l’aversion au risque des marchés, la liquidité et la préférence pour la liquidité. Plusieurs suspects ont été identifiés. Aucun n’a été déclaré coupable. Peu d’entre eux semblent cependant sur le point de se retourner. On ne peut (et on ne doit pas) en être sûr, mais il semble que la stagnation séculaire devrait durer.

6. Le facteur que je considère comme étant potentiellement sur le point de se retourner est l’investissement. La lutte contre le changement climatique et l’investissement vert vont nécessiter un investissement public plus élevé et cela peut avoir des effets d’entraînement sur l’investissement privé. Selon le mode de financement de l’investissement public et l’ampleur des effets d’entraînement, cela pourrait accroître les taux neutres.

7. La démographie, que ce soit avec la baisse de la fertilité ou la hausse de la longévité, a contribué à déprimer les taux et elle est susceptible de continuer à déprimer les taux à l’avenir.

8. Il n’y a qu’une faible relation entre les taux de croissance et les taux d’intérêt réels. La théorie n’implique pas une forte relation entre eux. Les analyses empiriques suggèrent que le déclin des taux d’intérêt neutres n’est pas dû à une baisse des taux de croissance.

9. Les taux d’intérêt neutres dépendent de la politique budgétaire. Une expansion budgétaire entraîne une plus forte demande globale, des taux d’intérêt neutres plus élevés et, par implication, une hausse des taux d’intérêt. Cela peut en effet se produire dans un futur proche, en particulier aux Etats-Unis, étant donné la forte expansion budgétaire en 2021.

10. Comme les taux d’intérêt neutres ont décliné au cours des trente dernières années, ils ont ce faisant franchi deux seuils : tout d’abord, ils sont devenus plus faibles que les taux de croissance (r* < g), puis souvent ils sont devenus plus faibles que le plus faible taux réel sûr atteignable par la politique monétaire en raison de la faible inflation anticipée et de la borne inférieure effective sur les taux nominaux.

Sur la soutenabilité de la dette publique


11. Le fait que r < g a d’importantes implications pour la dynamique de la dette publique. Pour le dire simplement, il donne davantage de marge de manœuvre budgétaire pour les pays. Ils peuvent connaître un certain déficit primaire tout en maintenant constants leurs ratios d’endettement (le ratio dette publique sur PIB), voire en les réduisant.

12. La soutenabilité de la dette publique est fondamentalement un concept probabiliste. La dette peut être dite soutenable si la probabilité que la dette explose (ou du moins augmente régulièrement) est très faible.

13. La soutenabilité de la dette publique doit être évaluée de deux façons. Etant donné les politiques actuelles, la dette publique est-elle soutenable ? Si elle ne l’est pas, le gouvernement sera-t-il enclin à adopter les politiques qui la rendront soutenable et sera-t-il en mesure de le faire ?

14. La réponse ne peut se réduire à un simple chiffre universel concernant la dette ou le déficit. La réponse à la première question dépend clairement du premier et du second moments des soldes primaires courants et futurs, des taux d’intérêt réels et des taux de croissance. La réponse à la seconde question dépend de la nature et de la crédibilité du gouvernement, de la nature des institutions politiques, du niveau initial de taxation, etc.

15. En raison de la complexité de la réponse, des règles simples comme les 60 % de dette publique et les 3 % de déficit public (en termes de PIB) ou la règle allemande du "schwarze Null" ne vont pas fonctionner. Elles peuvent assurer la soutenabilité de la dette publique, mais au prix de l’adoption d’une politique budgétaire inappropriée, parfois à un coût très élevé en termes de production.

16. Si, néanmoins, une règle est adoptée, la dynamique de la dette publique suggère qu’elle doit faire du solde primaire minimum requis une fonction du service de la dette, défini comme (rg) fois le ratio de dette, plutôt que du ratio de dette lui-même et permettre des déviations de cette borne si le taux directeur est contraint par la borne inférieure effective.

17. L’investissement public, dans la mesure où il accroît les recettes fiscales futures, peut être en partie financé par la dette sans menacer la soutenabilité de la dette, quelque chose qu’une règle doit prendre en compte. Trop souvent l’application de règles simples a mené à des coupes inefficaces dans l’investissement public.

18. Cela n’implique cependant pas que tout investissement public doit être financé par endettement. Même si l’investissement génère de larges rendements sociaux, s’il ne génère pas assez de recettes fiscales, directement sous la forme d’impôts ou indirectement via les revenus plus élevés associés à une production future plus élevée, il peut alors menacer la soutenabilité de la dette publique.

19. L’approche de l’investissement public doit séparer la décision à propos du niveau d’investissement public de celle de son financement. L’investissement public, par exemple l’investissement vert, doit être mis en œuvre aussi longtemps que le taux social ajusté au risque du rendement dépasse le taux d’emprunt correspondant. Qu’il soit financé par endettement ou par l’impôt, cela doit dépendre de l’ampleur à laquelle il accroît les recettes fiscales futures et des objectifs de stabilisation macroéconomique discutés ci-après.

20. Les fondamentaux suggèrent que les taux d’intérêt sont susceptibles de rester faibles pendant longtemps. Les marchés d’obligations publiques sont, cependant, sujets à des phénomènes d’équilibres multiples, de tâches solaires et d’arrêts soudains au cours desquels le taux d’intérêt peut s’accroître rapidement et fortement. En jouant le rôle d’investisseurs stables et en se montrant prêtes à intervenir si nécessaire, les banques centrales peuvent stopper les mauvais équilibres de tâches solaires.

21. Il est moins certain que les banques centrales puissent maintenir les taux d’intérêt à un faible niveau quand ceux-ci reflètent de mauvais fondamentaux et un risque plus élevé d’insoutenabilité de la dette publique. Dans ce cas, l’achat d’obligations à longue échéance financé par les réserves portant intérêts de la banque centrale est juste un changement dans la composition des passifs du gouvernement consolidé (le gouvernement central plus la banque centrale) et ne change pas, en soi, le risque de défaut. En effet, si les réserves bancaires sont perçues comme plus sûres, les obligations à longue échéance vont être perçues comme plus risquées et, en conséquence de l’assouplissement quantitatif, les investisseurs financiers vont réclamer un spread plus élevé. Les taux longs vont augmenter, pas diminuer.

22. La dette de plus longue échéance permet aux gouvernements de réduire les effets des hausses temporaires des taux d’intérêt réels et d’avoir plus de temps pour s’ajuster aux hausses permanentes. A cet égard, l’achat par les banques centrales d’obligations à longue maturité financé par les réserves bancaires versant intérêts à maturité nulle diminue la maturité et va dans la mauvaise direction.

23. L’achat d’obligations longues financé par les réserves des banques centrales portant intérêts ne génère pas plus d’inflation que l’achat d’obligations à longue maturité contre des actifs à courte maturité par un fonds d’investissement. De tels achats ne sont pas non plus un renflouement des gouvernements par la banque centrale.

24. L’annulation de la dette publique au bilan de la banque centrale n’a pas d’effet sur les passifs du gouvernement consolidé et donc n’augmente pas sa marge de manœuvre budgétaire. C’est au mieux inutile et au pire contreproductif en réduisant l’indépendance perçue de la banque centrale.

Sur la politique budgétaire optimale


25. Sur les coûts de la dette publique en termes de bien-être : toutes choses égales par ailleurs, une dette plus élevée évince du capital et donc est largement perçue par les responsables politiques et le public comme hypothéquant le futur et alourdissant le fardeau sur les générations futures. Le fait que r soit inférieur à g nous amène à reconsidérer cette proposition.

26. Un résultat fondamental en théorie de la croissance est que lorsque r est inférieur à g, alors une hausse de la dette publique peut accroître le bien-être pour toutes les générations. r < g signifie que le produit marginal net du capital est plus faible que l’investissement nécessaire pour que le capital croisse au rythme g. Donc, bien qu’un capital plus faible signifie une production future plus faible, la baisse de l’investissement nécessaire permet une consommation future plus élevée.

27. Ce résultat, dû à Edmund Phelps et à Milton Friedman et développé plus tard par Peter Diamond, a cependant été trouvé en situation de certitude, auquel cas les taux d’intérêt sont égaux et en l’occurrence égaux au produit marginal net du capital.

28. En présence d’incertitude, il a plusieurs taux, du taux le plus sûr au produit marginal net moyen du capital (typiquement plus élevé). Il est difficile d’évaluer quel taux est pertinent pour déterminer si la dette publique augmente ou diminue le bien-être collectif. La théorie suggère que le taux pertinent dépend de la nature de la fonction de production, de l’existence d’autres perturbations et qu’il se situe quelque part entre le taux sûr et le produit marginal moyen du capital.

29. Empiriquement, il n’est donc pas clair si le taux pertinent est plus élevé ou plus faible que le taux de croissance. Une approche pragmatique consiste à supposer que, toutes choses égales par ailleurs, la dette n'est pas bonne, mais qu’elle n'est pas trop mauvaise. Et plus le taux neutre est faible, moins elle est mauvaise.

30. En ce qui concerne, non plus les coûts, mais les bénéfices de la dette publique et du déficit public, le second seuil est le plus important. En l’absence d’une borne inférieure effective, nous pouvons considérer que la banque centrale fixe le taux directeur à un niveau égal à celui du taux neutre, donc maintient la production à son potentiel. Quand les banques centrales sont contraintes par la borne inférieure effective, le taux directeur ne peut plus être fixé au niveau du taux neutre et la politique monétaire ne peut plus être utilisée pour maintenir la production à son potentiel. Ce rôle revient alors à la politique budgétaire.

31. Les éléments empiriques en ce qui concerne les multiplicateurs budgétaires (c’est-à-dire les effets de diverses dimensions de la politique budgétaire comme les dépenses, les impôts ou le niveau de dette lui-même, sur la production) suggèrent que, la plupart du temps, une expansion budgétaire accroît la demande globale. Et que l’effet est plus fort quand la politique monétaire est à sa borne inférieure effective.

32. Pour discuter de la politique budgétaire optimale, il est utile de commencer avec deux vues extrêmes. La première peut être qualifiée de vue de la "pure finance publique". Elle suppose implicitement que la politique monétaire peut maintenir la production à son potentiel et se elle focalise sur le rôle de la dette publique pour lisser les impôts au gré des variations des dépenses publiques ou pour affecter le bien-être des générations courantes relativement à celui des générations futures.

33. La seconde vue suppose implicitement que la politique monétaire n’est pas utilisée ou ne peut pas l’être et que la principale tâche de la politique budgétaire est d’assurer la stabilisation macroéconomique. Cette vue est connue sous le nom de vue de la "finance fonctionnelle", comme l’a ainsi baptisée Abba Lerner. Dans ce cas, la politique budgétaire doit compenser les fluctuations de la demande privée de façon à maintenir la production à son potentiel. Si la demande privée est chroniquement faible, alors le gouvernement doit générer des déficits durables.

34. Cela suggère la caractérisation suivante de la politique budgétaire optimale, en lien avec les deux seuils pour le taux neutre. Premièrement, plus le taux d’intérêt est faible relativement au taux de croissance, plus les coûts budgétaires et en termes de bien-être de la dette publique sont faibles. Deuxièmement, plus le taux d’intérêt est proche de la borne inférieure effective, moins la politique monétaire dispose de marge pour stabiliser la production, plus l’usage de la politique budgétaire pour la stabilisation macroéconomique s’avère nécessaire.

35. La stabilisation de la production se justifie surtout lorsque la borne inférieure effective est strictement contraignante. Mais elle reste justifiée même lorsque la borne inférieure zéro est potentiellement contraignante, laissant une faible marge de manœuvre à la politique monétaire pour réagir à une baisse de la demande privée.

36. Pour le dire autrement : plus la demande privée et donc le taux neutre sont faibles, plus les coûts des déficits publics et de la dette publique seront faibles et plus leurs bénéfices seront élevés.

37. Pour le dire encore autrement : plus la demande privée, et donc le taux neutre, est faible, plus le poids sur la finance fonctionnelle sera élevé et plus le poids sur la pure finance publique sera faible.

38. J’interprète la théorie monétaire moderne (modern monetary theory ou MMT) comme donnant tout le poids à la finance fonctionnelle, sur l’usage de la politique budgétaire plutôt que de la politique monétaire pour maintenir la production à son potentiel. Ce faisant, elle se révèle être une vue trop extrême.

39. La politique budgétaire affecte le taux neutre. On peut alors considérer la politique budgétaire optimale comme fixant le taux neutre à un niveau suffisamment élevé pour que la politique monétaire ait assez de marge de manœuvre pour stimuler la production contre des chocs de demande négatifs, mais suffisamment faible pour que les coûts budgétaires et en bien-être de la dette publique restent limités.

40. Retournons à la soutenabilité de la dette publique. Une demande privée chroniquement faible peut maintenir les banques centrales à la borne inférieure effective et amener les gouvernements à générer des déficits si larges que les ratios d’endettement augmentent régulièrement, suscitant des craintes quand à la soutenabilité de la dette. Cela pose la question de savoir s’il y a des alternatives aux déficits publics pour soutenir la demande globale.

41. Une approche consiste à relâcher la borne inférieure effective, soit en accroissant la cible d’inflation et par implication les taux d’inflation et d’intérêt nominaux moyens, donnant plus de marge de manœuvre à la politique monétaire pour réduire les taux nominaux si nécessaire ou, comme l’a suggéré Kenneth Rogoff, en faisant disparaître la monnaie fiduciaire, ce qui semble difficile à atteindre, du moins dans un futur proche.

42. Une autre approche consiste à travailler sur les facteurs qui déterminent le taux neutre, en particulier si certains de ces facteurs représentent des perturbations qui doivent être éliminées pour des raisons indépendantes de leurs effets sur la demande privée et la politique budgétaire. Par exemple, étendre l’assurance sociale peut réduire l’épargne de précaution et accroître le taux neutre sans accroître les déficits.

Sur la politique budgétaire en pratique : trois applications


43. Le passage de la stabilisation de la production à la réduction de la dette publique dans le sillage de la crise financière mondiale en Europe a été trop fort et trop coûteux, reflétant une surestimation des coûts de la dette publique et une sous-estimation des effets adverses de la politique budgétaire restrictive sur la demande globale et la production.

44. Face à un cas de stagnation séculaire, le Japon a connu d’amples déficits publics pendant trois décennies et ses ratios d’endettement public ont atteint des niveaux très élevés, tandis que la Banque du Japon est restée à la borne inférieure effective. Cette stratégie (si cela en fut une) a-t-elle été la bonne ? La réponse est oui, mais lorsque l’on se tourne vers l’avenir les ratios élevés de dette publique posent la question de la soutenabilité de la dette publique. La priorité est de trouver d’autres façons de stimuler la demande.

45. Pour stimuler la reprise de l’économie américaine suite aux chocs initiaux du Covid-19, l’administration Biden s’est embarquée en 2021 dans une expansion budgétaire majeure. La stratégie (à nouveau, si c’en fut effectivement une) consistait pour la politique budgétaire à accroître la demande globale et donc à accroître le taux neutre et pour la politique monétaire de retarder l’ajustement du taux directeur au taux neutre et de générer une inflation temporaire. L’inflation s’est révélée être plus élevée qu’anticipée. L’expansion budgétaire a-t-elle été trop forte ? La stratégie a-t-elle été erronée ? »

Olivier Blanchard, « Why low interest rates force us to revisit the scope and role of fiscal policy: 45 takeaways », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 21 décembre 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

« r < g : peut-on vraiment ne pas se soucier de la dette publique ? »

« Une stagnation supra-séculaire ? »

lundi 7 octobre 2019

Le retour de la politique budgétaire ?

« Alors que nous entrons dans le dernier trimestre de l’année 2019 (et de la décennie), les indicateurs conjoncturels suggèrent que l’économie mondiale ralentit, notamment en raison de plusieurs tendances structurelles. Il y a de nombreux problèmes qui retiennent notre attention, que ce soit le changement climatique, la résistance des microbes aux vaccins, le vieillissement démographique, le déficit des systèmes de soin et de santé, les niveaux élevés d’endettement et la guerre commerciale en cours.

Mais comme le dit le vieux proverbe, on ne doit jamais gâcher une crise. L’un des pays qui essuient le plus les contrecoups des tensions commerciales en cours est l’Allemagne, où les autorités semblent enfin prendre conscience de la nécessité d’adopter une relance budgétaire fondée sur les investissements favorables à la productivité. De même, en proie au chaos généré par le Brexit, le Royaume-Uni considère aussi l’option de la relance budgétaire. Tout comme la Chine, qui cherche des mesures pour réduire sa vulnérabilité aux perturbations du commerce international et des chaînes de valeur.

Les responsables tout autour du monde prennent conscience qu’il n’est ni sage, ni même possible de constamment se reposer sur les banques centrales pour stimuler l’économie. Dans l’environnement actuel caractérisé par des taux d’intérêt faibles, voire négatifs, l’opportunité de faire basculer la tâche du soutien conjoncturel de la politique monétaire à la politique budgétaire apparaît plus nettement.

Au début du moins de septembre, la BCE a décidé de poursuivre sa baisse des taux et d’amorcer un nouveau cycle d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), une décision qui a semblé accélérer la brutale cession sur les marchés obligataires mondiaux. Pourtant, en annonçant la décision, Mario Draghi, le président de la BCE, a rejoint un chœur de plus en plus nombreux de personnes appelant à un usage plus actif de la politique budgétaire.

Il avait raison de faire ce qu’il a fait. Pourtant, on peut se demander quel bénéfice il s’attend à tirer d’un nouvel assouplissement, étant donné que les taux d’intérêt ultra-faibles ont déjà échoué à stimuler l’investissement ou la consommation. Comme pour l’assouplissement quantitatif, un retour aux politiques monétaires non conventionnelles qui commencèrent après la crise de 2008 risque d’aggraver certains maux sociaux et politiques affligeant déjà les démocraties occidentales. Après tout, il est bien connu que les bénéfices de telles politiques vont principalement aux ménages aisés qui possèdent déjà un ample patrimoine financier.

Parallèlement, les données mensuelles de la Chine tendent à confirmer l’idée qu’elle connaît un ralentissement, avec un essoufflement des exportations suggérant clairement que la guerre commercial avec les Etats-Unis n’est pas indolore. C’est peut-être pour cette raison que les autorités chinoises ont assoupli les mesures qu’elles avaient prises pour décourager l’endettement domestique (la priorité de l’année dernière) afin de soutenir la croissance économique.

Le ralentissement en Allemagne est également apparent. En raison de sa dépendance excessive vis-à-vis des exportations, l’économie allemande flirte avec la récession malgré une forte demande domestique (relativement aux faibles niveaux habituellement observés historiquement en Allemagne).

J’affirme depuis longtemps que l’économie allemande n’est pas aussi saine structurellement qu’elle ne laisse le paraître et qu’un changement de sa politique économique se fait attendre depuis longtemps attendre. Pendant une décennie, l’Allemagne a adhéré à un cadre budgétaire étroit et s’est constamment focalisée sur la réduction de la dette publique. Mais maintenant même les autorités allemandes semblent reconnaître le besoin d’un changement. Les rendements obligataires à dix ans du pays sont bien inférieurs à zéro, son ratio dette publique sur PIB est inférieur à 60 %, son excédent de compte courant est indécemment élevé (approchant les 8 % du PIB) et ses infrastructures se détériorent.

Depuis 2008, le déficit de compte courant des Etats-Unis a diminué de moitié, s’élevant désormais à moins de 3 % du PIB et l’excédent courant de la Chine est passé de 10 % du PIB à quasiment zéro. Mais le déséquilibre externe de l’Allemagne a continué à s’accroître, menaçant la stabilité de la zone euro dans son ensemble. Une ample expansion budgétaire allemande pourrait contribuer à inverser cette tendance. Elle aurait aussi probablement des effets multiplicateurs positifs pour l’investissement privé et la consommation, ce qui créerait des opportunités à l’exportation pour d’autres pays-membres en difficulté de la zone euro. En outre, un changement dans l’approche budgétaire suivie par l’Allemagne peut ouvrir la porte à un assouplissement des règles budgétaires de la zone euro. Les gouvernements européens doivent avoir l’opportunité de poursuivre un rôle plus actif dans l’économie, de façon à ce qu’ils puissent investir dans les sources de croissance à long terme et mener le processus de décarbonisation.

En ce qui concerne le Royaume-Uni, deux problèmes en plus du Brexit méritent de retenir notre attention. Premièrement, Boris Johnson, qui a récemment endossé la fonction de Premier Ministre, a déjà donné d’importants discours au nord de l’Angleterre, signalant son soutien au modèle de la "locomotive nordique" d’un développement géographiquement ciblé. Certes, beaucoup voient derrière l’attachement au nord affiché par Johnson comme une manœuvre stratégique pour conforter sa base électorale avant la prochaine élection. Mais peut-être que Johnson et ses conseillers ne sont pas idiots de supposer que les votes peuvent être facilement achetés. Surtout, la résolution des problèmes structurels de long terme que rencontre le nord et la stimulation de sa productivité sont même plus importants pour l’économie britannique que la relation commerciale qu’elle entretient avec l’UE, même si cette dernière n’est pas anecdotique.

Deuxièmement, le Chancelier de l’Echiquier Sajid Javid a récemment laissé augurer un changement de la politique budgétaire britannique lorsqu’il a commenté les dépenses publiques. En raison de la faiblesse des taux d’intérêt et d’une forte réduction du déficit budgétaire au cours de la dernière décennie, Javid croit qu’il est temps de commencer à répondre aux besoins massifs en infrastructures domestiques que rencontre le pays. Il a suggéré une nouvelle règle budgétaire qui diffèrerait selon le niveau de dette et exclurait les dépenses d’investissement. Au vu des circonstances actuelles, une telle règle ferait sens non seulement pour le Royaume-Uni, mais aussi pour l’UE, l’Allemagne en particulier et d’autres pays. »

Jim O’Neill, « The return of fiscal policy », 18 septembre 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« C’est le moment de relancer les infrastructures »

« Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire »

« L’hystérèse, ou comment la politique budgétaire a retrouvé sa légitimité »

vendredi 4 octobre 2019

C’est le moment pour l’Allemagne d’adopter une relance budgétaire

« Tant que l’économie allemande va bien, comme elle le fit de la reprise suite à la crise financière mondiale de 2008, il apparaît assez justifié que les autorités allemandes optent pour l’austérité budgétaire. L’engagement national à la discipline budgétaire s’est concrétisé en 2009 à travers le "frein à la dette", qui limite le déficit structurel fédéral à 0,35 % du PIB et en 2011 par la politique du "schwarze Null" (le "zéro noir") visant à pleinement équilibrer le Budget. En effet, le gouvernement d’Angela Merkel a réussi à atteindre un équilibre budgétaire en 2012 et des excédents entre 2014 et 2018.

Avec un faible chômage et une croissance relativement robuste, la peur de se retrouver avec une économie domestique en surchauffe constituait un contre-argument solide que l’Allemagne pouvait lancer aux pays qui l’appellent depuis longtemps à entreprendre une relance budgétaire. Ces pays voulaient plus de dépenses allemandes, ce qui aurait réduit l’excédent de son compte courant (un massif 8-9 % du PIB au cours des dernières années) et permit de créer un supplément de demande pour les autres pays-membres de la zone euro, en particulier ceux au sud.

Il est temps pour l’Allemagne d’adopter une relance budgétaire


Dans tous les cas, les inquiétudes à propos d’une surchauffe ne sont plus d’actualité, comme la croissance allemande a ralenti, en raison d’un secteur manufacturier très dépendant du commerce international. Le pays se retrouve au bord d’une récession : si les rapports allemands publiés en octobre indiquent que la croissance du PIB est négative au troisième trimestre, ce sera le deuxième trimestre consécutif où elle le sera et l’on pourra qualifier cela de récession.

Une baisse des revenus se traduit par une baisse des recettes fiscales et une baisse de l’excédent budgétaire. Berlin ne doit pas chercher à préserver son excédent. Au contraire, le gouvernement allemand doit répondre à une contraction de l’activité en augmentant ses dépenses ou en réduisant ses impôts. Le mieux serait qu’il accroisse ses dépenses dans les infrastructures, ces dernières ayant vraiment besoin d’être maintenues et rénovées en Allemagne, même si elles restent en meilleur état que les infrastructures aux Etats-Unis. Du côté des impôts, le gouvernement pourrait réduire les impôts sur les salaires.

Les contraintes légales du "frein sur la dette" peuvent limiter l’ampleur de la relance, mais elles laissent toujours une certaine marge de manœuvre, plus de marge que le gouvernement ne cherche à utiliser. Le « zéro noir » peut être laissé de côté dans le cas d’une récession. Ou il peut être réinterprété pour creuser le déficit pour financer des dépenses qui iraient à l’investissement (en particulier au niveau municipal), tout en équilibrant le Budget du gouvernement. Après tout, l’investissement dans les infrastructures ne constitue pas un emprunt contre l’avenir dans un sens économique. Le fait que les taux d’intérêt allemands soient négatifs (le gouvernement peut emprunter pour dix ans à -0,5 %) plaide pour investir dans les projets publics avec des rendements positifs, notamment les routes, les ponts et le réseau ferroviaire, sans oublier le réseau de la 5G.

Et le fait que les taux d’intérêt européens soient si faibles signifie aussi que la BCE ne peut guère en faire beaucoup plus, malgré les nouveaux efforts que Mario Draghi a déployés en quittant la présidence. Répondre à une récession dans de telles conditions est une tâche pour la politique budgétaire, comme Draghi l’a récemment suggéré.

Des politiciens procycliques

Comme l’a notoirement dit Keynes : "c’est lors de l’expansion, et non lors de la récession, que le Trésor doit adopter l’austérité".

Si l’Allemagne se convaincre par sa tradition philosophique d’ordolibéralisme qu’elle ne doit pas connaître un déficit budgétaire lors des récessions, ses dirigeants vont se retrouver dans le club des politiciens sottement procycliques. Ils ne manqueront pas de compagnie dans ce groupe. Historiquement, plusieurs pays en développement exportateurs de ressources naturelles ont longtemps suivi une politique budgétaire procyclique, en accroissant leurs dépenses publiques et en creusant leurs déficits budgétaires lors du boom des prix des matières premières, puis en étant forcés de réduire leurs dépenses publiques lorsque les prix des matières premières chutèrent. La Grèce le fit aussi, en creusant d’amples déficits budgétaires lors de ses années de croissance, entre 2003 et 2008, puis en les réduisant brutalement (sous la pression de ses créanciers) au cours de la dernière décennie. Les Républicains, aux Etats-Unis, l’ont également fait, en adoptant une relance budgétaire lorsque l’économie est déjà en expansion, comme avec la baisse d’impôts de Trump en 2017, et en redécouvrant le besoin de combatte le déficit budgétaire lorsque la récession frappe (ce qui fut le cas en 1990 et en 2008).

Alors que certains pays comme la Grèce passèrent d’une politique budgétaire contracyclique à la fin des années quatre-vingt-dix à une politique budgétaire procyclique déstabilisatrice après 2000, d’autres pays ont au contraire adopté une politique budgétaire de plus en plus contracyclique. Prenons deux exemples : le Chili et la Corée du Sud présentaient des dépenses publiques en moyenne procycliques entre 1960 et 1999, mais depuis le tournant du siècle leurs dépenses publiques apparaissent contracycliques. L’Allemagne prendre le chemin qu’avait emprunté la Corée du Sud : après vingt ans d’excédents budgétaires, la Corée su Sud accroît à présent substantiellement ses dépenses pour contenir le ralentissement de sa croissance économique (comme le font d’autres pays disposant d’une marge de manœuvre budgétaire, par exemple les Pays-Bas).

Oui, la responsabilité budgétaire est nécessaire à long terme


La politique budgétaire doit être globalement guidée par certains objectifs en plus de la contracyclicité. L’un de ces objectifs est de maintenir la dette publique sur une trajectoire soutenable à long terme. On peut reconnaître l’erreur qu’a été une austérité excessive dans certains pays au cours de la dernière récession sans pour autant affirmer que les Etats peuvent s’endetter sans limites, comme certains observateurs semblent maintenant le penser.

Les gouvernements doivent toujours vérifier si leur dette est trop importante, même lorsque les taux d’intérêt réels sont négatifs. Beaucoup de pays se sont engagés dans une trajectoire budgétaire qui semblait soutenable lorsque les taux d’intérêt étaient inférieurs au taux de croissance du PIB, mais se sont ensuite retrouvés piégés dans une trajectoire d’endettement insoutenable lorsque les conditions changèrent soudainement.

On peut comprendre l’attitude si décriée de l’Allemagne. Avant la création de l’euro en 1999, les citoyens allemands étaient sceptiques à propos des assurances qu’on leur proposait à travers les critères de Maastricht et la « clause de non-renflouement ». Leur scepticisme s’est révélé justifié. Ils ont affirmé que la crise grecque de 2010 ne se serait pas produite si, après avoir rejoint la zone euro, la Grèce avait maintenu la discipline budgétaire imposée par le Pacte de Stabilité et de Croissance et avait fait les mêmes réformes que celles adoptées par l’Allemagne entre 2003 et 2005 pour contenir ses coûts du travail. Mais éviter une trajectoire d’endettement public (relativement au PIB) qui soit explosive, cela ne signifie pas qu’il faille s’interdire de connaître un déficit à un moment ou à un autre. Il y a de nombreuses possibilités entre ces deux extrêmes.

Bien sûr, la façon par laquelle on dépense l’argent est importante

D’autres fonctions cruciales de la politique budgétaire impliquent la composition des dépenses et impôts. Ces deux leviers peuvent être utilisés pour répondre à des objectifs environnementaux, par exemple. Un nouvel engagement allemand pour atteindre les objectifs fixés à Paris pour réduire les émissions de carbone d’ici 2030 est perçu comme un bélier contre le schwarze Null. En effet, le 20 septembre, le gouvernement a annoncé dépenser près de 54 milliards d’euros pour réduire les émissions. Aux Etats-Unis, certains appelleraient cela un "New Deal vert".

Dépenser sur de telles priorités comme l’énergie et la recherche environnementale peut être utile. Mais en vérité, s’inquiéter du charbon et des autres objectifs environnementaux ne se traduit pas forcément par de plus amples déficits budgétaires. L’élimination des subventions aux énergies fossiles, l’accroissement des taxes sur les émissions et la limitation des permis d’émission peuvent renforcer le Budget, ce qui aurait été approprié au pic des cycles d’affaires américain et allemand. Ou les recettes qui en résultent peuvent être redistribuées pour atteindre d’autres objectifs tels que l’aide aux ménages pauvres, qui peuvent vivre dans le Midwest américain ou dans les länders à l’est de l’Allemagne. Le point important pour la politique climatique est d’accroître le prix du carbone. Le faire est orthogonal au choix à faire entre expansion budgétaire et austérité budgétaire.

Ce choix doit se fonder sur le critère de contracyclicité et la soutenabilité de la dette publique. Les Etats-Unis ont commis certaines erreurs, en réduisant les impôts pour les riches au pic du cycle d’affaires. L’Allemagne ne doit pas faire l’erreur symétrique qui serait de préserver son excédent budgétaire au risque de plonger dans la récession. »

Jeffrey Frankel, « It’s finally time for German fiscal expansion », in Econbrowser (blog), 3 octobre 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Le cœur de la zone euro aiderait-il la périphérie en adoptant un plan de relance ? »

« Et si l'Allemagne adoptait un plan massif d'investissement public ? »

« L’Allemagne contre la zone euro »

vendredi 17 août 2018

Faut-il stabiliser l’activité via la politique monétaire ou la politique budgétaire ?

« L’un des désaccords entre économistes orthodoxes et hétérodoxes porte sur la question quant à savoir si c’est la politique monétaire ou bien la politique budgétaire qui doit être utilisée pour la stabilisation macroéconomique (c’est-à-dire pour contrôler la demande globale de façon à influencer l’inflation et la production). Que fait un bon instrument dans ce contexte ? Comme je l’ai affirmé auparavant, une différence clé entre les orthodoxes et les partisans de la modern money theory (MMT) implique différentes réponses à cette question. Je pense que les questions suivantes sont cruciales : (1) A quelle vitesse les changements de l’instrument (par exemple, les hausses de taux d’intérêt) influencent la demande ? (2) A quelle vitesse l’instrument peut-il être modifié ? Y a-t-il des limites à la vitesse à laquelle il peut être modifié ? (3) A quel point l’impact de l’instrument sur la demande est-il fiable ? En d’autres mots, à quel point l’impact d’un changement de l’instrument sur la demande est-il incertain ? (4) A quel point pouvons-nous être certains que la personne qui détient le contrôle de l’instrument l’utilisera de la façon appropriée ? (5) Est-ce que le changement de l’instrument a des "effets collatéraux" qui sont indésirables ? Si nous appliquons ces questions afin de savoir s’il faut utiliser les taux d’intérêt ou un certain élément de la politique budgétaire, quelle réponse obtiendrions-nous ? Avant de le faire, il est utile de noter que cela revient à savoir quelle est la manière la plus rapide et la plus fiable d’influencer la demande. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de se demander comment la demande influence l’inflation (aussi longtemps que nous parlons de l’inflation sous-jacente).

La question (1) est importante parce que de longs délais entre l’instant où l’instrument est changé et l’instant où ce changement influence la demande nuisent à l’élaboration de la politique économique. Que penseriez-vous de votre chauffage central s’il mettait une journée pour chauffer votre appartement lorsque vous avez froid ? C’est peut-être la question la plus intéressante pour un macroéconomiste. Une discussion complète nécessiterait tout un manuel, donc pour éviter cela je vais suggérer que la réponse n’est pas critique pour expliquer pourquoi les orthodoxes préfèrent la politique monétaire à la politique budgétaire.

La question (2) est aussi importante pour des raisons évidentes. Si un instrument ne peut être changé qu’une poignée de fois pas an, c’est comme s’il y avait de très longs délais avant que les effets de l’instrument se fassent ressentir. Sur cette question, la politique monétaire semble avoir un clair avantage dans le contexte des accords institutionnels en vigueur. Une part de cette différence est difficile à changer : il faut du temps pour qu’une bureaucratie prenne une décision. Comme je l’ai noté avec l’expansion budgétaire mise en œuvre par la Chine après la crise, environ la moitié des projets étaient lancés en moins d’un an. (…)

La deuxième partie de la question (2) est clairement négative pour les taux d’intérêts, parce qu’ils ont une borne inférieure. Ce n’est le cas pour les instruments budgétaires : vous pouvez toujours réduire les impôts par exemple. (…) Avoir potentiellement deux instruments différents pour des situations différentes est un autre point en faveur de la politique budgétaire.

La question (3) n’est pas souvent posée, mais elle est absolument cruciale. Imaginez que vous augmentiez la température sur un thermostat qui n’a pas de réglage et qui n’agit pas non plus de la même façon d’une journée à l’autre et même d’une heure à l’autre. Le programme OMT est le clair exemple d’un piètre instrument, parce que les banques centrales ont moins d’idées sur son efficacité que sur celle des variations du taux d’intérêt, en partie en raison du manque de données, mais aussi en raison de possibles non-linéarités.

Est-ce que les changements sont plus ou moins fiables que les mesures budgétaires ? Le gros avantage des changements de dépenses publiques est que leur impact direct sur la demande est connu, mais comme nous l’avons déjà noté de telles mesures sont lentes à mettre en œuvre. Les changements fiscaux sont plus rapides à faire, mais plusieurs économistes orthodoxes affirmeraient que leur impact n’est pas plus fiable que l’impact des variations du taux d’intérêt. A l’inverse, certains économistes hétérodoxes (en particulier les partisans de la MMT) affirmeraient que les variations du taux d’intérêt sont tellement peu fiables que même le signe de l’impact n’est pas clair.

La question (4) est seulement pertinente si c’est aux banques centrales qu’est délégué le pouvoir de changer les taux d’intérêt. Supposons que nous soyons dans une situation telle que celle du Royaume-Uni, où la banque centrale a le contrôle sur les taux d’intérêt, mais où elle doit suivre un mandat fixé par le gouvernement. Un argument robuste est que, en déléguant cette tâche à une institution indépendante, la politique économique est moins susceptible d’être influencée par des facteurs extérieurs (…), si bien que la politique économique devient plus crédible. (Il y a toute une littérature impliquant des idées similaires.)

Cet avantage pour la politique monétaire découle simplement du fait qu’elle peut être facilement déléguée. Cependant, même si elle n’est pas déléguée, la politique budgétaire a pour désavantage que ses changements sont soit populaires (ce qui est le cas des baisses d’impôts), soit impopulaires (comme c’est dans le cas avec les hausses d’impôts). A l’inverse, les variations du taux d’intérêt impliquent des gains pour certains et des pertes pour d’autres. Cela rend les politiciens réticents à adopter une action budgétaire déflationniste et trop enclins à adopter une action budgétaire inflationniste. Donc, même sans délégation, il semble probable que les variations du taux d’intérêt soient davantage susceptibles d’être utilisées de façon appropriée pour gérer la demande que les mesures budgétaires.

La question (5) peut impliquer plusieurs choses. Dans les modèles basiques des nouveaux keynésiens, le taux d’intérêt réel est le prix qui assure que la demande soit à un niveau d’inflation constante. Par conséquent, les taux d’intérêt nominaux sont l’instrument évident à utiliser. Changer la politique budgétaire, d’un autre côté, crée des distorsions pour la bonne combinaison de biens publics et privés ou pour le lissage fiscal.

Donc les arguments contre la politique budgétaire comme le principal outil de stabilisation en-dehors de la borne inférieure sont les suivants : elle est plus lente à changer et elle ne peut pas être déléguée. Même si la politique monétaire n’était pas déléguée, les politiciens peuvent laisser des problèmes de popularité empêcher une stabilisation budgétaire efficace. Alors que les changements de dépenses publiques ont un certain effet direct, ils sont aussi les plus difficiles à mettre en œuvre rapidement.

Le problème de la borne inférieure est un argument potentiellement robuste que l’on peut avancer contre la politique monétaire. Vous pouvez penser que faire de la politique monétaire l’instrument de stabilisation désigné a fait perdre au gouvernement l’habitude de faire de la stabilisation budgétaire, si bien que lorsque vous vous retrouvez contraint par la borne inférieure et que la stabilisation budgétaire est nécessaire, elle n’est pas utilisée. Les récents événements ne font que confirmer cette inquiétude. Personnellement, je ne pense pas que les macroéconomistes orthodoxes parlent assez de ce problème. (...) »

Simon Wren-Lewis, « Interest rate vs fiscal policy stabilisation », in Mainly Macro (blog), 15 août 2018. Traduit par Martin Anota


Plaidoyer pour les stabilisateurs automatiques


« Simon a offert un bon aperçu sur la question quant à savoir si la politique budgétaire ou la politique monétaire est la plus efficace pour stabiliser la production. Je pense toutefois que ni l’une, ni l’autre n’est en pratique particulièrement bonne et que nous avons plutôt besoin de meilleurs stabilisateurs automatiques.

Je le dis pour une raison simple : les récessions sont imprévisibles. En 2000, Prakash Loungani avait étudié les performances passées des prévisions du PIB du secteur privé et concluait que "la capacité à échouer à prédire les récessions est quasi irréprochable", un fait qui continua d’être vérifié par la suite.

La BCE, par exemple, a relevé ses taux en 2007 et en 2008, en oubliant le désastre imminent. La Banque d’Angleterre a fait un peu mieux. En février 2008, son graphique des risques ne donnait qu’une légère probabilité que le PIB chute en glissement annuel en 2008 ou 2009 alors qu’en fait il chuta de 6,1 % dans les 12 mois suivants. Pour cette raison, le taux directeur n’a pas été ramené à 0,5 % avant mars 2009.

Etant donné qu’il faut environ deux ans pour les variations des taux d’intérêt aient leur maximum d’effets sur la production, cela signifie que la politique monétaire réussit mieux à soutenir l’économie après une récession qu’à prévenir en premier lieu cette récession. Et, bien sûr, comme il n’y a pas de preuve empirique que les gouvernements prédisent mieux les récessions que ne le font le secteur privé ou les banques centrales, on peut dire la même chose à propos de la politique budgétaire.

Tout cela me suggère que si nous voulons stabiliser l’activité face aux récessions imprévisibles, nous n’avons pas simplement besoin de politiques monétaire et budgétaire discrétionnaires, mais plutôt de meilleurs stabilisateurs automatiques.

Dans ce contexte, j’ai longtemps été attiré par les propositions de Robert Shiller pour des macro-marchés. Ces derniers permettraient aux gens vulnérables aux récessions (notamment ceux qui ont des emplois exposés à la conjoncture ou avec de petites entreprises) d’acheter une assurance contre un ralentissement de l’activité. Je peux comprendre pourquoi certains peuvent être sceptiques à cette idée : le type de personnes qui s’assureraient contre les récessions seraient le type de personnes qui seraient incapables de payer lorsqu’une récession éclaterait. (…)

Si les marchés d’assurance du secteur privé n’existent pas, la tâche de la stabilisation est mieux réalisée par le gouvernement. Les mesures les plus évidentes incluent une imposition plus progressive (de façon à ce que les chutes du revenu soient partagées avec le gouvernement) et de plus hautes prestations sociales, aussi bien pour les personnes sans emploi que pour ceux qui subissent une baisse de leur temps de travail.

Il y a autre chose. Une autre façon de stabiliser l’économie est de s’assurer qu’il y a moins d’institutions qui propagent le risque, celles qui transforment de légers ralentissements en amples contractions de l’activité. Cela revient à s’assurer que les banques sont fortes et bien capitalisées, c’est-à-dire que les mauvais prêts n’épuisent pas le capital au point d’empêcher le prêt aux autres entreprises. Il est discutable que ce soit actuellement le cas : les ratios de capital des banques britanniques, par exemple, sont toujours inférieurs à ceux recommandés par Admati et Hellwig.

Ce sont des mesures comme celles-ci, plutôt que des mesures discrétionnaires de politique macroéconomique, qui offrent peut-être le meilleur espoir de vraiment stabiliser la production et l’emploi.

(…) Je fais deux remarques plus générales ici. Tout d’abord la stabilité macroéconomique n’est pas qu’une question de politique macroéconomique. Elle tient aussi à la qualité des institutions (la nature de l’Etat-providence, l’ampleur à laquelle les institutions propagent le risque, si nous avons des marchés qui mutualisent les risques, et ainsi de suite). D’autre part, l’incapacité des décideurs de politique économique (et des autres) à prédire les récessions n’est pas un aspect contingent accidentel que nous pourrions ignorer. Un manque de prévision fait partie intégrante de la condition humaine. La politique économique doit être fondée sur ce fait. Bien sûr, cela s’applique à bien plus de choses qu’à la politique macroéconomique. »

Chris Dillow, « For automatic stabilizers », in Stumbling & Mumbling (blog), 16 août 2018. Traduit par Martin Anota

mercredi 2 octobre 2013

L’incertitude politique explique-t-elle la faible croissance en zone euro ?

SPAIN/

« L’idée que l’incertitude entourant la politique économique est la principale raison expliquant pourquoi les économies avancées et l’Europe en particulier ne parviennent pas à renouer avec une croissance soutenue ne va pas mourir de sitôt. Marco Buti et Pier Carlo Padoan, dans un article publié sur le site vox, renouent avec cette thèse lorsqu’ils entendent expliquer pourquoi la reprise est si lente en Europe.

Ils observent les différences entre les reprises économiques en zone euro et aux Etats-Unis pour identifier quels facteurs expliquent la divergence en termes de performances (« le manque de croissance en zone euro par rapport aux Etats-Unis est flagrant » nous rappellent-ils). Donc, quelles sont les différences entre les deux régions ? Il y en a trois selon les auteurs : l’incertitude politique, la faiblesse du système financier et le manque d’opportunités d’investissement. Qu’en est-il des preuves empiriques ?

1. Les mesures de l’incertitude sont corrélées avec la croissance, mais comme d’autres auteurs l’ont affirmé, les mesures d’incertitude sont (souvent) endogènes à la croissance.

2. Les réformes mises en œuvre entre 1998 et 2003 permettraient de prédire les gains de croissance potentielle obtenus entre 2003 et 2008. Non seulement je ne suis pas sûr que cela soit pertinent pour expliquer les performances en termes de croissance après 2008, mais je pense aussi que le graphique qu’ils présentent dans leur article n’est pas non plus convaincant. Le voici :

GRAPHIQUE 1 Progrès dans les réformes sur les marchés des produits et performances macroéconomiques

Fatas_Incertitude_1rr.png

source : Buti et Padoan (2013)

Premièrement, notons qu’ils considèrent la croissance potentielle (et non la croissance effective). Deuxièmement, bien que la régression qu’ils estiment suggère une corrélation positive, lorsque l’on se penche sur les pays de la zone euro, on constate en fait qu’il n’y a pas de corrélation positive entre les deux variables. Et si nous comparons certains pays européens avec les Etats-Unis (ce qui est en l’occurrence la comparaison que cherchent à faire les deux auteurs), les preuves empiriques vont même à l’encontre de leur thèse. L’Espagne, l’Italie, la France, voire même la Grèce ont bien plus amélioré la réglementation sur leurs marchés de biens et services que ne l’ont fait les Etats-Unis ou le Canada, mais leurs performances en termes de croissance (potentielle) ont été significativement plus faibles.

Ainsi, même s’il apparaît dans un premier abord pertinent de parler de l’incertitude et des réformes, les preuves empiriques sont soit maigres, soit inexistantes. Mais quelles sont les explications alternatives ? Il se peut que la politique économique, en particulier la politique budgétaire, puisse expliquer les différences dans les performances en termes de croissance que l’on a pu observer depuis 2008 ? (…) Voici, selon moi, comment l’on peut expliquer les différences que l’on observe d’un pays à l’autre dans les taux de croissance du PIB.

GRAPHIQUE 2

Fatas_Incertitude_2.png

source : Fatas (2013)

Je compare l’évolution du PIB réel entre 2008 et 2012 avec l’évolution de la consommation publique réelle au cours des mêmes années. Cette dernière variable nous indique l’orientation (expansionniste ou restrictive) de la politique budgétaire durant cette période. J’inclus tous les pays de l’OCDE dans l’échantillon (…). La corrélation est très forte avec un coefficient qui n’est pas très loin de 1.

Mais la consommation publique n’est-elle pas une composante du PIB ? Cette corrélation n’est-elle pas toujours présente ? Oui et non. Certes, il y a plein d’endogénéité dans mon graphique et si vous voulez obtenir les bons chiffres, vous devez lire toute la littérature sur les multiplicateurs budgétaires (celle-ci vous dira que les effets sont en fait plus forts que ce que l’analyse ci-dessus laisse suggérer). Mais nous savons aussi que plusieurs de ces pays ont fortement réduit leurs dépenses publiques en réponse à la hausse de leur taux d’intérêt (…). Donc il y a dans cette image une composante exogène aux dépenses publiques suffisamment significative pour être utilisée comme variable explicatrice. Et rappelez-vous que certains pensent que cette corrélation doit être égale à zéro et même négative, c’est-à-dire ceux qui croient aux multiplicateurs budgétaires égaux nuls ou négatifs. Donc, quand la Grèce (point en bas à gauche) réduit les dépenses publiques de 17 %, ces personnes-là pensent que cela devrait entraîner une hausse des dépenses privées d’au moins le même montant. Mais en réalité, il n’en est rien : la dépense privée a également chuté et le PIB grec a diminué de presque 25 % durant la période.

Le graphique ci-dessus rappelle simplement que les preuves empiriques confirment l’hypothèse selon laquelle la faible performance de plusieurs pays après 2008 s’explique essentiellement par l’orientation excessivement restrictive de la politique budgétaire. Ces preuves empiriques sont certainement bien plus robustes que celles avancées par Buti et Padoan. Et pourtant, ils n’incluent pas la politique budgétaire dans leur liste des facteurs explicatifs. »

Antonio Fatás, « The only uncertainty is why some cannot see facts », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 15 septembre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin… lire « Le découplage des politiques économiques », « L’austérité est-elle vouée à l’échec ? » et « L’austérité budgétaire dans une union monétaire »

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