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Tag - productivité

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samedi 28 avril 2018

Zoom sur la productivité du travail agrégée

« (…) La productivité du travail, qui est généralement mesurée comme la production (PIB) par heure travaillée dans le secteur marchand et corrigée en termes de pouvoir d’achat (…), est une condition nécessaire, mais pas suffisante pour de hauts niveaux de vie. Sa croissance est reconnue tant en théorie qu’en pratique comme étant associée à des taux élevés de croissance économique. Certains pays peuvent atteindre de hauts PIB par tête (tels que la Corée du Sud) via de grands sacrifices de temps de loisir. La productivité du travail dépend de plusieurs facteurs, si bien que sa mesure peut souffrir d’erreurs significatives. Il est crucial d’évaluer correctement ces facteurs pour que nous comprenions comment les marchés du travail opèrent tant à long terme qu’à court terme. (…)

Productivité du travail et prospérité à long terme : théorie et observations empiriques


Dans une économie de marché, la productivité du travail est l’ultime source de bien-être économique. Le graphique 1 présente l’évolution du PIB par tête depuis 1970 pour plusieurs pays, mesuré en dollars américains et en parité de pouvoir d’achat comme le rapporte l’OCDE. En tant que mesure agrégée, la productivité horaire résume la valeur de marché que l’usage du travail représente pour une économie. Elle mesure la contribution moyenne du travail dans la création de biens et services dans une société et elle constitue un facteur majeur derrière le PIB par tête. Il est utile de souligner que le PIB représente non seulement la consommation de biens privés en soi, mais aussi, plus généralement, les ressources disponibles pour une meilleure fourniture de services de santé, de soins apportés aux plus âgés et aux personnes handicapées, d’éducation, de sécurité publique, tout comme pour l’atténuation de la pollution et la recherche-développement. Naturellement, en tant que moyenne, la productivité du travail agrégée masque d’énormes différences entre les travailleurs d’un lien de travail à un autre, d’un secteur à un autre et d’une profession à une autre. Pourtant, en tant qu’indicateur macroéconomique, c’est un signe remarquablement fiable de la prospérité d’une nation aussi bien que de sa compétitivité internationale.

GRAPHIQUE 1 Productivité du travail : PIB par heure (en dollars PPA de 2010)

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(...) La théorie de la croissance et les études empiriques ont montré de façon convaincante que la productivité du travail est une condition nécessaire pour le bien-être économique. Pourtant, un éventail de facteurs influence cette relation. Tout d’abord, les pays avec une faible productivité horaire moyenne peuvent avoir un PIB par tête plus élevé simplement en travaillant moins d’heures chaque jour, chaque semaine ou chaque année (c’est la marge intensive de l’offre de travail), accroissant par conséquent l’intrant travail effectif par personne. Une plus longue durée de travail va en effet accroître le PIB total ou le PIB par tête, mais une plus longue durée du travail signifie moins d’heures pour jouir des fruits du travail. Des heures additionnelles par travailleur sont susceptibles d’accroître le niveau de stress et de malaise liés au travail et notamment les accidents sur le lieu de travail et le burn-out psychologique. Alors que cette plus grande insatisfaction est réelle, elle n’est pas capturée par les mesures conventionnelles du PIB basées sur le marché et elle affaiblit le lien entre le PIB et le bien être ou la « satisfaction de vivre » globale. En même temps, un taux d’emploi plus élevé (la part de personnes employées parmi la population en âge de travailler) va aussi accroître le PIB par tête, même si la productivité reste constante. Parce que la satisfaction de vivre d’une personne employée est susceptible d’être plus élevée que celle d’une personne qui ne l’est pas, un taux d’emploi plus élevé est aussi susceptible de générer plus de bien-être, même si les gens n’aiment généralement pas travailler. Ces deux formes d’utilisation du travail sont importantes à prendre en compte lorsqu’on voit le lien entre productivité horaire et revenu national ou bien-être. (...)

La productivité horaire est intimement associée aux rémunérations, tant au niveau individuel qu’au niveau des secteurs, des professions et des pays. C’est parce que les travailleurs avec une productivité moyenne plus élevée sont plus profitables pour leurs employeurs et que ces derniers tendent à partager cette plus grande profitabilité avec leurs salariés. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs dans les pays avec des niveaux élevés de productivité obtiennent aussi de plus fortes rémunérations, (…) notamment des avantages extra-salariaux comme la santé et l’assurance sociale qui représentent jusqu’à la moitié du coût total que représente un salarié pour un employeur.

En résumé, le lien entre la productivité du travail et le bien-être économique d’une nation peut être affecté par des heures par travailleur, les ratios d’emploi (le pourcentage de ceux en âge de travailler qui sont employés) et l’effort réalisé par les travailleurs sur leur lieu de travail. Pourtant cette relation positive est incontestable et il est crucial de comprendre les sources de la productivité du travail pour comprendre la prospérité aussi bien à long terme qu’à court terme. Au niveau national, les données montrent que les mesures de productivité du travail et le PIB par tête sont très corrélés entre pays, mais pas parfaitement. Le graphique 2 montre cette relation pour 35 pays de l’OCDE en 2015.

GRAPHIQUE 2 PIB par tête et productivité du travail en 2015

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Cela montre que même entre les plus riches nations au monde il y a de considérables écarts en termes de productivité du travail. Théoriquement, il devrait être relativement simple d’isoler les raisons expliquant pourquoi certains pays de l’OCDE n’ont pas encore atteint la frontière technologique en termes de productivité horaire du travail (le niveau de production théorique maximal par unité de temps qui peut être atteint toute chose égale par ailleurs). Des machines plus nombreuses et plus performantes, davantage d’éducation, et des produits plus innovants dans les "bons" secteurs semblent constituer des recettes évidentes pour réussir. Malheureusement, cette tâche n’est pas si facile que cela. Si une partie des écarts de productivité du travail peut être expliquée ainsi, les études montrent que des éléments (…) intangibles de l’environnement économique influencent aussi la productivité du travail. Ces facteurs (…) incluent l’Etat de droite, la fiabilité du système légal et le niveau global de confiance parmi les participants de marché. Ces facteurs ont beau être cruciaux, ils sont difficiles à mesurer et ne peuvent changer du jour au lendemain. (…) Même si le Niger et les Etats-Unis avaient la même dotation en termes de capital physique et humain, les travailleurs américains seraient toujours sept fois plus productifs que les Nigériens.

Une autre complication est que la productivité moyenne est juste une moyenne d’une large gamme de résultats au niveau sectoriel, des entreprises ou même individuel. La structure de production dans un pays comprend plusieurs secteurs ou entreprises de productivités différentes. Aussi longtemps que les entreprises avec une faible productivité surviennent, elles peuvent "piéger" des facteurs de productivité qui pourraient être plus efficacement utilisés ailleurs, ce qui pousse la moyenne à la baisse.

Productivité du travail et cycle d’affaires : Théorique et enseignements empiriques


Si une plus forte productivité du travail est associée à un PIB plus élevé et à une plus grande prospérité à long terme, pourquoi ne serait-il pas logique de l’associer aux cycles d’affaires (…) ? En effet, les analystes des cycles d’affaires ont depuis longtemps cherché à connecter les soudains changements dans la productivité du travail au cycle d’affaires. Dans la plupart des pays industrialisés et durant l’essentiel de la période consécutive à la Seconde Guerre mondiale, la productivité du travail a été procyclique. Le graphique 3 représente l’évolution temporelle des taux de croissance du PIB et la même mesure de la productivité présentée dans l’illustration et le graphique 2 pour six économies majeures de l’OCDE. Pour ces pays (et pour l’OCDE dans son ensemble, avec quelques exceptions), la productivité moyenne du travail s’accroît généralement quand l’économie est en expansion.

GRAPHIQUE 3 Les taux de croissance du PIB réel et de la productivité du travail

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Les économistes ont depuis longtemps compris que les expansions sont généralement associées à des périodes de hausse de la productivité du travail, mais ils y ont souvent vu quelque chose d’énigmatique. Les premiers analystes s’attendaient à ce que les produits marginaux et moyens du travail déclinent à mesure que l’usage des intrants augmentait, mais les premières études n’indiquaient pas cela. Dans les années trente, Keynes était conscient de cette énigme, notant que le comportement des salaires était difficile à réconcilier avec une demande de travail stable. Les salaires tendent à suivre le produit marginal du travail et la productivité moyenne du travail doit chuter quand des travailleurs moins productifs sont embauchés et cela se traduit par des salaires contracycliques. A l’inverse, la productivité procyclique implique que la marge d’accroissement pour les salaires est plus grande lors des expansions, puisque la productivité marginale et la productivité moyenne varient de concert.

Cependant, comme toujours en économie, le monde est plus compliqué que cela. La productivité mesurée du travail est très volatile à court terme et elle dépend de plusieurs facteurs, dont certains déjà mentionnés ci-dessus et d’autres qui seront discutés ci-dessous. En outre, elle est susceptible de souffrir de significatives erreurs de mesure.

Une objection communément avancé à l’encontre de la comparaison des taux de croissance du PIB et de la productivité du travail est que les déterminants sous-jacents des deux séries peuvent être sujets à des tendances différentes qui sont mal détectées par des comparaisons de taux de croissance. Une procédure alternative a été utilisée pour examiner les écarts des tendances séparées estimées individuellement pour la productivité horaire et le PIB. Cette analyse (…) mène à des conclusions similaires : malgré quelques exceptions, la productivité s’accroît lorsque le PIB s’accroît, à la fois en termes absolus et relativement à la tendance.

A priori, il n’y a pas de raison économique amenant à croire que la productivité moyenne du travail doit varier dans le même sens que le PIB. Si l’on observe les graphiques 3, il est évident que les corrélations positives entre la productivité et la production sont seulement une tendance générale dans les données et non une loi d’airain. Des cycles individuels et de plus larges périodes existent dans laquelle la co-variation positive disparaît ou même devient négative, par exemple, en France à la fin des années soixante-dix ou au Royaume-Uni à la fin des années quatre-vingt. Le cas le plus flagrant est la détérioration du lien positif entre productivité et production aux Etats-Unis après le milieu des années quatre-vingt, qui est confirmée par des études avec des données sur le travail de meilleure qualité. (…) Pour la plupart des pays et la plupart des sous-périodes, la relation semble assez stable, pourtant les Etats-Unis ne sont pas la seule exception intéressante. Alors que la plupart des pays de l’OCDE d’Europe et d’Asie semblent confirmer la tendance générale, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Portugal représentent d’importants écarts. L’exception la plus significative est l’Espagne, où la corrélation a aussi été négative depuis les années quatre-vingt-dix ; (…) d’autres procédures d’extraction de tendance montrent une corrélation négative depuis au moins le milieu des années soixante-dix.

Quelle est la meilleure explication du lien positif entre productivité et production, souvent ponctuée par des périodes de co-variation nulle ou négative ? Pour expliquer les cycles d’affaires normaux, les macroéconomistes proposent divers récits. L’un d’eux met en scène l’arrivée de l’innovation technique (…) qui accroît la productivité du travail ou des biens capitaux, ce qui stimule alors l’investissement dans les biens d’équipement, les logiciels et d’autres biens productifs. L’innovation même et l’investissement subséquent accroissent la productivité du travail, tandis que l’emploi et la production chute. Une autre explication suggère que les améliorations des termes de l’échange peuvent stimuler l’investissement, la productivité du travail et l’emploi. Pourtant un autre affirme qu’une hausse de la demande globale (…) peut temporairement stimule l’investissement des entreprises lorsque celles-ci atteignent les contraintes de capacité, ce qui accroitrait la productivité du travail. Dans tous les cas, (…) on observe que les employeurs thésaurisent la main-d’œuvre s’ils considèrent le ralentissement de l’activité comme temporaire et veulent préserver le "capital humain", les compétences que possèdent leurs travailleurs et qui seraient perdues s’ils s’en allaient.

Cette interprétation des "corrélations normales" doit aussi expliquer des schémas plus ambigus de co-variation (…). Premièrement, la prévalence de chocs de demande globale peut renverser le cas normal. Par exemple, si une expansion économique était tirée par la seule politique monétaire expansionniste, la productivité et les salaires réels peuvent être davantage susceptibles de décliner lors des expansions ou du moins jusqu’à ce qu’un nouvel investissement est entrepris et stimule la productivité des heures de travail. Pourtant si la thésaurisation de la main-d’œuvre est courante, son effet positif sur la productivité du travail est susceptible de dominer même à court terme. Deuxièmement, la disparition de la productivité procyclique aux Etats-Unis est assez durable pour être notée. Cela peut être dû à un changement structurel permanent lors des récessions, durant lesquelles les entreprises inefficaces disparaissent et l’économie voit ainsi son efficacité augmenter. Cette perspective darwiniste est plausible comme la mondialisation a intensifié au cours des dernières années. Les études sur les Etats-Unis pointent une large variance de productivité entre les entreprises au sein de chaque secteur ; avec une plus forte concurrence internationale, il est plus difficile de survivre aux récessions en se contentant de thésauriser la main-d’œuvre. Le résultat macroéconomique net est une plus grande efficacité de la main-d’œuvre employée par les entreprises, des prix plus faibles et une allocation plus efficace des ressources.

Un aspect commun des pays pour lesquels la procyclicité de la productivité disparaît est l’érosion des institutions du marché du travail, en particulier celles associés à la négociation collective et à la protection de l’emploi. L’adhésion a décliné non seulement dans les syndicats, mais aussi dans les associations d’employeurs, réduisant le pouvoir de négociation collective institutionnalisé et la protection de l’emploi. La plus grande flexibilité du marché du travail signifie que les entreprises peuvent embaucher et licencier les travailleurs plus facilement, ce qui atténue les incitations les plus communément citées pour la thésaurisation de la main-d’œuvre. Un contre-argument pourrait être que les licenciements excessifs de travailleurs et la fermeture des entreprises qui font des pertes peuvent ne pas toujours constituer la réponse appropriée à un ralentissement généralisé. En même temps, des entreprises réalisant de mauvaises performances peuvent être forcées (…) de cesser de "faire le pari d’une résurrection". La détérioration de la corrélation positive peut signaler que les récessions représentent de plus en plus des précurseurs de changement structurel permanent.

(…) Enigmatique et variable est le comportement de la productivité du travail au cours du cycle d’affaires. Pourquoi la plupart des pays de l’OCDE continuent-ils de présenter une productivité procyclique, souvent croissante au cours du temps (l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, la Corée du Sud et le Japon), tandis que d’autres semblent aller dans le sens opposé (les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Portugal et l’Espagne) ? Est-ce que les développements dans ce dernier groupe de pays est dû à l’effritement du pouvoir des syndicats ? Ou à la plus grande cruauté des entreprises en matière de licenciements et aux pertes en capital humain ? Ou à la plus grande flexibilité du marché du travail, liée notamment à la prolifération de contrats temporaires et de l’emploi d’intérim ? Notons que la productivité du travail reste largement procyclique au Royaume-Uni et en France, où le syndicalisme a décliné, mais où la couverture est large. Le cas inhabituel de l’Espagne, qui a présenté une productivité du travail contracyclique continûment et sans exception depuis la mort de Franco en 1975, a déjà capté l’attention des chercheurs. (…) »

Michael C. Burda, « Aggregate labor productivity », IZA World of Labor, n° 435, avril 2018. Traduit par Martin Anota

samedi 4 juin 2016

La croissance de la productivité continue de ralentir dans les pays développés

GRAPHIQUE Taux de croissance annuel moyen du PIB par heure travaillée (en %)

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source : The Economist (2016)



aller plus loin... lire « L’effondrement mondial de la productivité »

jeudi 24 mars 2016

La productivité continue de ralentir dans le monde

GRAPHIQUE Taux de croissance de la productivité horaire du travail (en %, moyenne mobile sur 10 ans)

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source : The Economist (2016), d'après les données du Conference Board



aller plus loin... lire « L’effondrement mondial de la productivité »

vendredi 28 février 2014

L'évolution de la productivité dans les pays avancés depuis 1890

« La productivité est l’un des principaux facteurs des niveaux de vie et c’est pour cette raison qu’elle a toujours bénéficié d’une large attention dans la littérature économique. Deux aspects ont été principalement analysés dans cette littérature ; la croissance de la productivité des facteurs et le processus de convergence de productivité des pays.

Le progrès technique apparaît être le principal moteur de la croissance de la productivité. Néanmoins, la manière par laquelle ce progrès technique améliore la productivité dépend de plusieurs aspects. Pour le pays à la frontière technologique, c’est-à-dire le pays meneur en termes de productivité, cela dépend des améliorations technologiques et des institutions, ces deux dimensions étant interdépendantes (voir par exemple Philippe Aghion et Peter Howitt, 1998, 2009, ainsi que Nicholas Crafts et Kevin O’Rourke, 2013, pour une vue d’ensemble). Ferguson et Wascher (2004) ont présenté de façon détaillée la manière par laquelle chaque vague de croissance de la productivité aux Etats-Unis a pu correspondre au cours du dernier siècle à une interaction entre des chocs technologiques et des cadres institutionnels adaptés, notamment l’éducation de la population en âge de travailler aussi bien que la réglementation sur le marché du travail, sur les marchés des produits et sur les marchés financiers.

Cependant, les institutions incluent aussi la qualité de l’Etat (c’est-à-dire le niveau de corruption, la qualité de la justice, etc.) et, comme l’ont souligné Robert Barro et Xavier Sala-I-Martin (1997), la protection des droits de propriété. En ce qui concerne les suiveurs (c’est-à-dire des pays derrière la frontière technologique), le processus de croissance de la productivité semble a priori plus facile, puisque copier les innovations est pour eux moins cher qu’innover. On peut en conclure qu’un processus de rattrapage, c’est-à-dire une convergence des niveaux de productivité, doit nécessairement prendre place, mais ceci n’est pas ce qui est observé. En effet, copier les innovations nécessite des institutions qui soient adaptées. Par conséquent, le processus de convergence des niveaux de productivité des suiveurs au niveau de productivité du pays meneur est souvent interrompu, voire renversé, en raison d’institutions inadaptées. En l’occurrence, Crafts et O’Rourke (2013) montrent que le meneur technologique peut changer au cours du temps, que la croissance de la productivité s’opère par vagues et que la convergence des niveaux de productivité n’est pas garantie pour les suiveurs, tout cela pouvant être expliqué par les interactions entre institutions et innovations. (…) Pour Yann Algan et Pierre Cahuc (2010), parmi d’autres, l’impact des institutions dépend aussi largement de la confiance que les gens ont entre eux.

De nombreuses études ont cherché, à partir d’un large échantillon de pays, à comparer la croissance de la productivité en longue période (voir par exemple Nazrul Islam, 2003 ; Jakob Madsen, 2010a et 2010b, et Crafts et O’Rourke, 2013 pour une vue d'ensemble). Leurs résultats sont cohérents avec les analyses mentionnées ci-dessus. Pour les deux dernières décennies, les auteurs ont souvent cherché à expliquer la hausse de la productivité aux Etats-Unis et le ralentissement de la productivité en Europe au milieu des année quatre-vingt-dix (voir par exemple Dale Jorgenson, 2001, Bart van Ark et ses coauteurs, 2008 ; Marcel Timmer et ses coauteurs, 2011) et du ralentissement de la productivité aux Etats-Unis au milieu des années deux mille (voir par exemple Robert Gordon, 2012, 2013, et David Byrne et ses coauteurs, 2013). Cette divergence dans la productivité semble bien s’expliquer par les interactions entre l’innovation (associées par les TIC, les technologies de l’information et de la communication) et les institutions, tandis que le récent ralentissement de la productivité aux Etats-Unis, précédant la Grande Récession, est bien trop récent pour être soigneusement analysé.

L’objectif de notre étude est d’analyser empiriquement le niveau et l’évolution de la productivité, ainsi que ses ruptures de tendances, en longue période et pour un large ensemble de pays industrialisés. (…) La base de données est composée de 13 pays : ceux du G7 (les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et le Canada), les deux autres plus gros pays de la zone euro (l’Espagne et les Pays-Bas) et quatre autres pays qui s’avèrent intéressants pour l’analyse de la productivité en raison de leurs spécificités (un haut niveau de productivité au début de la période pour l’Australie, l’intégration économique européenne spécifique pour la Finlande, une structure industrielle particulière pour la Norvège et le rôle des politiques structurelles pour la Suède). (…) L’analyse porte sur la période s’étendant entre 1890 et 2012 (…).

Les principaux résultats sont les suivants : (i) Sur l’ensemble de la période 1890-2012, nous observons deux vagues de croissance de la productivité, la première correspondant à la seconde révolution technologique (usage de l’électricité, le moteur à combustion interne, la production chimique…) et la seconde, plus petite et plus courte, à la révolution des TIC ; (ii) Aux Etats-Unis, la première vague correspond à une accélération de la productivité dans les années vingt et trente et à une décélération durant les deux décennies suivantes, tandis que la seconde vague correspond à l’accélération de la croissance de la productivité durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et à une décélération après. Cette dernière décélération nous amène à douter de la contribution de la révolution des TIC à l’amélioration de la productivité à l’avenir ; (iii) D’autres pays ont bénéficié de ces deux vagues de croissance de la productivité avec retard (…), la longueur de ce retard variant d’un pays à l’autre ; (iv) Le meneur de la productivité changea au cours de la période, le leadership australien et britannique devenant américaine au début du vingtième siècle et, pour de très particulières raisons, ce leadership fut également partagé par la Norvège, le Danemark et la France pendant quelques années à la fin du vingtième siècle ; (v) Il n’y a pas de processus de convergence mondial et permanant en ce qui concerne les niveaux de productivité. Par contre, plusieurs longues sous-périodes se caractérisent par une stabilité, voire une divergence, des niveaux de productivité; (vi) Des changements rythmes surviennent dans l’ensemble des pays à des moments spécifiques, comme durant les guerres mondiales, durant les choc d’offre mondiale (telles que le choc du pétrole durant les années soixante-dix) ou encore durant les crises financières mondiales (comme celles qui ont éclaté à la fin des années vingt ou à la fin des années deux mille) ; (vii) Certains changements de rythmes dans l’évolution de la productivité sont spécifiques aux pays apparaissent. Ils sont liés aux chocs idiosyncratiques, notamment les chocs politiques (par exemple la mise en œuvre de réformes structurelles au Canada et en Suède dans les années quatre-vingt-dix) ou les chocs technologiques (tels que le développement et la diffusion des TIC aux Etats-Unis durant les années quatre-vingt-dix).

GRAPHIQUE 1 Croissance tendancielle de la productivité du travail

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GRAPHIQUE 2 Croissance tendancielle de la productivité totale des facteurs

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Les graphiques 1 et 2 représentent respectivement la croissance tendancielle de la productivité du travail et de la productivité totale des facteurs entre 1890 et 2012 pour les Etats-Unis, la zone euro, le Japon et le Royaume-Uni. »

Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat, « Productivity trends from 1890 to 2012 in advanced countries », Banque de France, document de travail, 5 février 2014. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Comment expliquer l’adoption des technologies ? », « La croissance américaine est-elle épuisée ? » et « La révolution informatique est-elle finie ? »

dimanche 3 février 2013

Des verres à moitié pleins ?

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« Juste au cas où vous seriez tenté de laisser tomber le "lugubre" de la "science lugubre", sachez que le professeur Robert Gordon de la Northwestern University fait de son mieux pour vous en dissuader. (…) Dans un récent article du Wall Street Journal, il répète ce qu’il dit depuis quelques temps déjà :

"La croissance du siècle passé ne s’est pas bâtie sur une manne tombée du ciel. Elle a en grande partie résulté d'un ensemble remarquable d'inventions qui sont apparues entre 1875 et 1900... Ce laps de temps limité a vu l'introduction de l'eau courante et de la plomberie intérieure, le plus grand événement dans l'histoire de la libération des femmes, car les femmes n’ont plus eu à porter littéralement des tonnes d'eau chaque année. Le téléphone, le phonographe, le cinéma et la radio sont également apparus. La période qui suit la Seconde Guerre mondiale a vu une autre grande poussée d’invention, avec le développement de la télévision, de l’air conditionné, de l'avion à réaction et du réseau d'autoroutes... L'innovation se poursuit aujourd'hui, et beaucoup de ceux qui développent et financent les nouvelles technologies sont incrédules lorsque je suggère que l'ère des changements vraiment importants de notre niveau de vie est désormais révolue…"

Gordon poursuit en expliquant pourquoi il pense que les développements (…), tels que les progrès dans les soins de santé, les bonds dans les technologies de production énergétique et l’impression 3D, n’amélioreront pas autant le sort du citoyen moyen que ne l’ont fait les innovations de la fin du dix-neuvième siècle. Pour paraphraser, les inventions de votre arrière--grand-père battent les vôtres. (…) Les maladies contemporaines que souligne Gordon feraient froncer les sourcils des économistes de la croissance les plus optimistes. (…)

"Les inégalités vont continuer à croître en Amérique, tirées en aval par de mauvaises performances scolaires et en amont par les gains que retire les plus aisés de la mondialisation, comme les PDG américains récoltent les bénéfices des ventes de leurs multinationales dans les pays émergents. De 1993 à 2008, le taux de croissance des revenus parmi les 99 % salariés les moins rémunérés était de 0,5 point plus faible que le taux de croissance globale de l'économie."

Ce sont là des préoccupations justifiées, bien sûr, mais il y a une chance pour que certains des "vents contraires" dont parle Gordon sont en fait le signal que quelque chose de vraiment grand se prépare. En fait, les vents contraires de Gordon me rappellent ce passage, extrait d'un article des économistes Jeremy Greenwood et Mehmet Yorukoglu publié il y a 15 ans :

"Nous racontons ici une petite histoire qui fait le lien entre le rythme du progrès technologique, les inégalités de revenu et la croissance de la productivité. L'idée est la suivante. Imaginez qu’il y ait un bond dans l'état de la technologie et que ce bond soit incarné dans les nouvelles machines, telles que les technologies de l'information. Supposons que l'adoption de ces nouvelles technologies implique un coût important en termes d'apprentissage et que la main-d'œuvre qualifiée dispose d'un avantage dans l'apprentissage. Alors, les avancées technologiques seront associées à une augmentation de la demande de compétences nécessaires pour les mettre en œuvre. C'est pourquoi la prime de qualification (skill premium) va augmenter et les inégalités de revenus se creuser. Dans les premières phases, les nouvelles technologies ne peuvent pas être exploitées de manière efficace en raison d'un manque d'expérience. La croissance de la productivité peut sembler décrocher, puisque l'économie entreprend un investissement (non mesuré) dans les connaissances qui sont nécessaires pour exploiter tout le potentiel des nouvelles technologies. La coïncidence du rapide changement technologique, de l’élévation des inégalités et du ralentissement de la croissance de la productivité n'est pas sans précédents dans l'histoire économique."

Greenwood et Yorukoglu poursuivent en évaluant de façon détaillée comment les prix des biens durables, les inégalités et la productivité se comportèrent effectivement lors des première et deuxième révolutions industrielles. Ils concluent que les technologies révolutionnaires ont, au cours de l'histoire, été initialement associées à la baisse du prix des capitaux, aux inégalités croissantes et au déclin de la productivité. Voici un graphique représentatif, dépeignant la période (riche en avancées technologiques) qui mena à l'âge d'or de Gordon :

GRAPHIQUE La période qui précède la Guerre de Sécession aux États-Unis ((/public/altig1.jpg source : Jeremy Greenwood et Mehmet Yorukoglu, "1974", Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, 46, 1997

Greenwood et Yorukoglu concluent leur étude en posant cette épineuse question :

"Une chute des prix pour les nouvelles technologies, un regain des inégalités salariales et un affaissement dans la progression de la productivité du travail - tout cela pourrait-il marquer l'aube d'une révolution industrielle ? Tout comme la machine à vapeur a secoué l’Angleterre du dix-huitième siècle et l'électricité bouleversé l'Amérique du dix-neuvième siècle, les technologies de l'information bousculent-elles aujourd’hui l'économie contemporaine ?"

Je ne sais pas (et personne ne sait) si la possibilité d’une noirceur avant l'aube que décrivent Greenwood et Yorukoglu est une image qui convient pour décrire la situation où les Etats-Unis (et l’économie mondiale) se trouvent aujourd'hui. Mais je suis prêt à parier que certains commentateurs avaient en 1870 le même discours que nous tient aujourd’hui le professeur Gordon. »

Dave Altig, « Half-full glasses », in macroblog, 1er février 2013.

aller plus loin... lire « La croissance américaine est-elle épuisée ? »

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