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Tag - progrès technique

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mercredi 29 août 2018

Le paradoxe des robots

« "Plus de six millions de travailleurs s’inquiètent à l’idée que leur emploi soit remplacé par des machines au cours de la prochaine décennie" dit The Guardian. Cela accentue un vieux paradoxe : tout particulièrement au Royaume-Uni, on discute bien plus de l’économie des robots qu’on ne la voit.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’au cours des dernières années le Royaume-Uni a connu l’exact opposé. L’emploi s’est accru alors que les dépenses d’investissement ont été atones. L’ONS dit que "la croissance annuelle de la formation brute de capital fixe a régulièrement ralenti depuis 2014". Et l’OCDE rapporte que le Royaume-Uni a fait l’un des usages les plus réduits des robots industriels dans le monde occidental.

GRAPHIQUE Taux de croissance de l'emploi et du stock de capital au Royaume-Uni (en %, annualisés sur cinq ans)

Chris_Dillow__croissance_emploi_stock_capital_Royaume-Uni.png

Mon graphique, pris de la Banque d’Angleterre et de l’ONS, replace cela dans son contexte historique. Il montre que l’écart entre la croissance du stock de capital hors logements et la croissance de l’emploi a été plus faible au cours des dernières années qu’à tout autre moment depuis 1945. C’était lors des années soixante et soixante-dix qu’il fallait s’inquiéter à l’idée que les machines prennent l’emploi des gens, pas aujourd’hui.

Bien sûr, nous ne devons pas rechercher des chiffres précis ici : mesurer le stock de capital est une mission impossible. Mais ces données sont cohérentes avec d’autres faits. Les ménages épargnent moins qu’ils avaient l’habitude d’épargner, ce qui n’est pas ce que vous vous attendriez à voir s’ils craignaient de perdre leurs emplois. Les entreprises continuent d’accumuler rapidement de la liquidité et d’emprunter peu, et bien sûr les taux d’intérêt réels sont faibles. Et cela est cohérent avec la faible croissance du capital.

Si nous regardons seulement les données macroéconomiques, nous devrions craindre que les gens prennent les emplois des robots, pas l’inverse. Donc pourquoi l’investissement est-il si faible (un fait qui date bien avant l’incertitude entourant le Brexit) ? Il y a des milliers d’entreprises qui n’investissent pas dans la nouvelle technologie et par conséquent des milliers d’explications potentielles. En voici quelques unes :

  • Il y a, comme Bloom et Van Reenen le disent, "une longue queue d’entreprises extrêmement mal gérées", qui manquent de confiance ou de compétences pour investir dans les nouvelles technologies.

  • La récession de 2008 a laissé des cicatrices sur les esprits animaux ; elle a alimenté la crainte de futures récessions et ainsi déprimé l’investissement.

  • L’austérité budgétaire a déprimé la demande globale et donc les incitations à investir. Et en réduisant les salaires réels, elle a réduit les incitations des entreprises à investir dans les technologies permettant d’économiser en main-d’œuvre : à l’inverse, la hausse des salaires réels explique pourquoi l’investissement avait connu un boom dans les années soixante.

  • Les discours à propos de l’âge des robots peuvent être autodestructeurs, dans la mesure où il alimente les craintes d’une concurrence accrue à l'avenir : pourquoi dépenseriez-vous 10 millions d’euros sur les robots si vous savez qu'un rival vous évincera en dépensant 5 millions sur de meilleurs robots d’ici quelques mois ? Peut-être que les entreprises ont saisi le constat de Nordhaus : l’innovation ne paye pas très bien, sauf pour une poignée d’entreprises. (Hendrik Bessembinder a estimé que 4 % des entreprises expliquent la hausse nette sur les marchés boursiers américains depuis 1926).


Qu’importe la raison derrière la faiblesse de l’investissement, nous avons un véritable paradoxe ici : alors que beaucoup parlent d’une économie de robots, il y a peu de preuves empiriques de celle-ci dans les données ou sur le terrain. Il peut, par conséquent, y avoir une inadéquation entre le vaste potentiel productif que la technologie peut nous offrir d’un côté et la pauvre performance du capitalisme d’aujourd’hui de l’autre.

Marx a écrit qu’"à un certain stade de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants… De formes de développement des forces productives, ces rapports sont devenus pour elles des entraves".

L’une des questions négligées à notre époque est la suivante : se pourrait-il que nous ayons désormais atteint cette étape ? »

Chris Dillow, « The robot paradox », in Stumbling & Mumbling (blog), 6 août 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 13 décembre 2016

Notre avenir économique est-il vraiment derrière nous ?



« Avec une économie mondiale qui peine à se remettre de la crise économique de 2008, les inquiétudes à propos de l’avenir (en particulier de celui des économies développées) grandissent. Mon collègue Robert J. Gordon de l’université de Northwest a bien saisi le sentiment de plusieurs économistes en affirmant dans son récent livre The Rise and Fall of American Growth que les grandes innovations qui ont amélioré la productivité depuis un siècle et demi ne peuvent être égalées. Si c’est exact, les économies avancées doivent s’attendre à connaître une faible croissance économique, voire une véritable stagnation, au cours des années suivantes. Mais est-ce que le futur sera vraiment si lugubre ?

Probablement pas. En fait, le pessimisme a régné sur les conceptions qu’ont pu développé les économistes pendant des siècles. En 1830, l’historien britannique Thomas Macauley nota que, "à chaque époque, chacun sait que les choses ne se sont améliorées que lentement, mais personne ne s’attend à ce qu’il y ait de nouvelles améliorations au cours des générations suivantes". Pourquoi, se demanda-t-il, les gens s’attendent à "rien, si ce n’est la détérioration" ? Bientôt, l’optimisme de Macauley fut corroboré par les débuts de l’ère du chemin de fer. Les avancées transformatives dans l’acier, la chimie, l’électricité et l’ingénierie ont rapidement suivi.

En ce qui concerne notre propre futur technologique, je m’attends à un résultat similaire. En fait, j’irais même jusqu’à dire que « nous n’avons encore rien vu ». Les avancées technologiques vont créer de puissantes rafales qui vont faire avancer les économies les plus avancées au monde.

Mon optimisme ne se fonde pas sur une certaine croyance dans le futur, mais sur la façon par laquelle la science (ou le "savoir propositionnel") et la technologie (le "savoir prescriptif") s’alimentent mutuellement. De la même façon que les percées scientifiques peuvent faciliter les innovations technologiques, les avancées technologiques permettent de nouvelles découvertes scientifiques, qui conduiront à leur tour à de nouvelles avancées technologiques. En d’autres mots, il y a une boucle rétroactive entre le progrès scientifique et technologique.

L’histoire de la technologie est remplie d’exemples où cette boucle rétroactive a été à l’œuvre. La révolution scientifique du dix-septième siècle a en partie été rendue possible par des outils nouveaux, technologiquement avancés, tels que les télescopes, les baromètres et les pompes à vide. On ne peut parler de l’émergence de la théorie des germes à la fin des années 1870 sans mentionner les améliorations que le microscope a connues précédemment. Les techniques de cristallographie aux rayons X utilisées par Rosalind Franklin ont joué un rôle déterminant dans la découverte de la structure de l’ADN, aussi bien que dans les découvertes qui ont conduit à l’attribution de plus d’une vingtaine de prix Nobel.

Les instruments dont dispose la science aujourd’hui comprennent des versions modernes de vieux outils qui auraient été inimaginables il n’y a même pas un quart de siècle. Les télescopes ont été envoyés dans l’espace et connectés à des ordinateurs à haute puissance et à optique adaptative, pour révéler un univers assez différent de celui qu’imaginaient les humains. En 2014, les concepteurs du microscope Betzig-Hell furent récompensés par un prix Nobel pour avoir surmonté un obstacle que l’on considérait comme insurmontable, en amenant la microscopie optique à la nanodimension.

Si cela ne suffit pas pour casser le pessimisme technologique, considérons les instruments et outils révolutionnaires qui ont émergé au cours des dernières années – des appareils auxquels nous ne pouvions pas rêver il y a quelques décennies. Commençons avec l’ordinateur. Les économistes ont fait de grands efforts pour évaluer l’impact des ordinateurs sur la production de biens et services et pour mesurer leur contribution à la productivité. Mais aucune de ces mesures ne peut vraiment saisir tous les bénéfices et toutes les opportunités que les ordinateurs ont créés pour la recherche scientifique. Il n’y a par exemple aucun laboratoire dans le monde qui ne dépend pas aujourd’hui d’eux. Le terme "in silico" a pris place à côté des expressions "in vivo" et "in vitro" dans le travail expérimental. Et des champs entièrement nouveaux tels que la "physique numérique" (computational physics) et la "biologie computationnelle" (computational biology) sont apparus ex nihilo. En lien avec la loi de Moore, les avancées dans le calcul scientifique vont continuer de s’accélérer dans les années qui vont arriver, notamment grâce aux avancées dans le domaine de l’informatique quantique.

Un autre nouvel outil est le laser. Lorsque les premiers lasers sont apparus, il s’agissait d’une invention en quête d’une application. Aujourd’hui, ils sont presque aussi répandus que les ordinateurs, puisqu’ils sont utilisés pour des usages quotidiens tout à fait ordinaires allant de la numérisation des documents à l’ophtalmologie. L’éventail de domaines de recherche qui dépendent désormais des lasers n’est pas moins large, allant de la biologie à l’astronomie, en passant par la chimie et la génétique. La spectroscopie sur plasma induit par laser (LIBS) est essentielle à l’analyse de protéines dont dépend une grande partie de la recherche dans la biochimie moléculaire. Récemment, les lasers ont permis de confirmer l’existence des ondes traditionnelles, l’un des saints graals de la physique.

Une autre innovation technologique qui transforme radicalement la science est l’outil de manipulation des gènes CRISPR Cas9. Le séquençage des génomes est déjà un processus rapide et relativement peu cher, son coût étant passé de 10 millions de dollars par génome en 2007 à moins de 1.000 dollars aujourd’hui. CRISPR Cas9 a amené cette technologie à un niveau inédit, réellement révolutionnaire, puisqu’il permet aux scientifiques d’éditer et manipuler le génome humain. Même si cette idée a de quoi nous faire réfléchir, nous devons prendre conscience des applications potentiellement bénéfiques de cette technologie (elle nous permettrait peut-être de rendre les cultures résistantes face au changement climatique et à la salinisation de l’eau).

De plus, la numérisation a substantiellement réduit les coûts d’accès pour les chercheurs. Toute la recherche dépend de l’accès au savoir existant ; nous sommes tous perchés sur des épaules des géants (et même des personnes de taille moyenne) qui nous ont précédés. Nous recombinons leurs découvertes, leurs idées, leurs innovations de façon inédite, parfois révolutionnaire. Mais, jusqu’à récemment, apprendre ce que l’on a à savoir pour se lancer dans les innovations scientifiques et technologiques nécessitait bien plus de temps et de travail, avec de nombreuses heures passées à parcourir les librairies et les volumes d’encyclopédies.

Aujourd’hui, les chercheurs peuvent trouver des aiguilles nanoscopiques dans des bottes d’informations de la taille du Montana. Ils peuvent avoir accès à des méga-bases de données, où ils peuvent déceler des schémas et des régularités empiriques. Le taxonomiste du dix-huitième siècle Carl Linnaeus serait jaloux. Notre savoir scientifique va de l’avant et va trouver d’innombrables nouvelles applications. Il n’y aucun doute que la technologie va également révolutionner notre avenir, dans de nombreux domaines, aussi bien attendus qu’inattendus. Elle va alimenter la croissance économique, mais peut-être pas celle que nous enregistrons à travers nos cadres de comptabilité nationale obsolètes. »

Joel Mokyr, « Is our economic future behind us? », 29 novembre 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La croissance américaine est-elle épuisée ? »

« La grande stagnation »

« Robert Gordon et la fin de la croissance américaine »

« La révolution informatique est-elle finie ? »

mardi 23 juillet 2013

La technologie et les destructions d'emplois

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« Y a-t-il quelque chose à propos de la dernière vague de technologies de l'information et de la communication qui soit particulièrement destructeur pour l'emploi ? David Rotman propose un aperçu des arguments dans son article "How Technology Is Destroying Jobs" paru dans le numéro juillet-août 2013 dans la Technology Review du MIT.

D'un côté, Rotman met l’accent sur le travail réalisé par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee : "que les robots, l’automatisation et le logiciel puissent remplacer les gens pourrait sembler évident pour quelqu'un qui a travaillé dans l'industrie automobile ou comme agent de voyage. Mais l’affirmation de Brynjolfsson et McAfee est plus troublante et sujette à controverse. Ils suggèrent que le changement technologique a détruit des emplois plus rapidement qu’il n’en a créés, ce qui a contribué à la stagnation du revenu médian et à la croissance des inégalités aux États-Unis. Et, ils soupçonnent que quelque chose de semblable se passe dans d'autres pays technologiquement avancés".

Pour démontrer leurs propos, ils offrent le graphique suivant qui montre la croissance de la productivité et de l'emploi dans le secteur privé. A partir de 1947, les deux variables croissent plus ou moins à la même vitesse. Mais à partir des années deux mille, un fossé se creuse : la productivité augmente plus rapidement que l'emploi du secteur privé.

GRAPHIQUE Productivité et emploi aux Etats-Unis

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source : Rotman (2013)

Après avoir lu ce graphique, je suis allé sur le site du Bureau of Labor Statistics pour observer l’évolution de l’emploi total aux Etats-Unis. Il y avait au total 132,6 millions d’emplois aux Etats-Unis en décembre 2000. Ensuite, il y a une baisse associée à la récession de 2001, une hausse associée aux bulles immobilière et financière, une baisse associée à la Grande Récession, et plus récemment un rebond à 135,6 millions d'emplois en mai 2013. (…) L'emploi total aux États-Unis est désormais supérieur d’environ 2,2 % à ce qu'il était au début du siècle.

Pourquoi ce changement ? Les arguments qui trouvent leur racine dans le progrès technique semblent finalement se ramener à cela : "Les technologies telles que le Web, l'intelligence artificielle, les big data et l’analyse améliorée (rendues possibles par le développement d’une puissance de calcul bon marché et des capacités de stockage) permettent d’automatiser de nombreuses tâches de routine. D’innombrables emplois attachés traditionnellement aux cols blancs, par exemple dans les bureaux de poste et le service à la clientèle, ont disparu. W. Brian Arthur (…) appelle cela l'économie autonome (autonomous economy). C'est beaucoup plus subtil que l'idée selon laquelle les robots et l'automatisation occupent des emplois d’êtres humains. Selon lui, il s'agit de procédés numériques qui communiquent avec d'autres procédés numériques et créent de nouveaux processus, qui nous permettent de faire beaucoup de choses avec moins de personnes et qui rendent encore d'autres emplois obsolètes."

Il y a bien sûr d’autres arguments à propos de la faible croissance de l’emploi qui se fondent sur d’autres facteurs. Prendre l'année 2000 comme point de départ ne permet pas de réaliser une comparaison juste, parce que l'économie américaine était alors au milieu de l’insoutenable bulle internet et parce que l'économie aujourd’hui ne s’est pas encore pleinement remise de la crise la plus sévère depuis la Grande Dépression. En outre, des changements démographiques ont eu lieu lors des précédentes décennies, tels que l’arrivée des baby-boomers dans la population active entre les années 1960 et les années 1980 ou encore l’arrivée des femmes dans la population active. Comme ces tendances se sont atténuées, on pourrait s'attendre à ce que le nombre total d'emplois augmente plus lentement.

(…) Tandis que la technologie a longtemps eu un effet perturbateur, l'économie a montré une tendance historique à s'ajuster au fil du temps. Rotman écrit : "Au moins depuis que le début de la révolution industrielle (…), les améliorations technologiques ont changé la nature du travail et détruit certains types d'emplois au cours du processus. En 1900, 41 % des Américains travaillaient dans l'agriculture ; en 2000, ils n’étaient plus que 2 %. De même, la proportion d'Américains employés dans le secteur manufacturier est passée de 30 % à 10 % entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et aujourd'hui, en partie en raison du développement de l'automatisation... Même si les technologies numériques pèsent aujourd’hui sur la création d'emplois, l'histoire suggère qu’il s’agit probablement d’un choc temporaire, quoique douloureux ; comme les travailleurs adaptent leurs compétences et les entrepreneurs créent de nouvelles opportunités à partir des nouvelles technologies, le nombre d'emplois va rebondir. Cela, jusqu’à maintenant, a toujours été la tendance. La question est donc de savoir si les technologies informatiques d'aujourd'hui sont différentes des précédentes et sont alors susceptibles de créer du chômage involontaire à long terme".

Les États-Unis et d'autres pays à revenu élevé ont connu de profonds changements technologiques au cours du siècle passé, or le taux de chômage américain était encore inférieur à 6 % avant 2007. Il me semble par conséquent prématuré d’affirmer que la technologie soit désormais sur le point d’entraîner une pénurie d'emplois. Cette crainte va peut-être se révéler vraie cette fois-ci, mais elle irait alors à l'encontre de deux siècles d'histoire économique.

Cependant, il est plausible que le développement technologique interagisse avec la mondialisation pour modifier les niveaux de rémunération dans la population active et contribue ainsi à accroître les salaires au sommet de la répartition des revenus et à diminuer les salaires en son milieu. (…)

Étant donné que les développements actuels de la technologie peuvent se révéler très perturbants pour les travailleurs, j’en conclus qu’il est important de trouver des moyens pour que davantage de travailleurs puissent travailler avec les ordinateurs et les robots de façon à accroître leur productivité. Rotman donne l’exemple d'une telle transition sociale : "Larry Katz de l'Université d’Harvard a montré que les Etats-Unis ont prospéré au début des années 1900, en partie parce que l'enseignement secondaire est devenu accessible à beaucoup de gens à un moment où l'emploi dans l'agriculture se contractait. La conséquence, du moins jusqu’aux années 1980, fut une augmentation du nombre de travailleurs instruits qui avaient trouvé un emploi dans les secteurs industriels, ce qui stimula les revenus et réduisit les inégalités. Katz en conclut que le changement technologique n’a pas forcément des conséquences douloureuses à long terme pour le marché du travail". (…)

Les arguments utilisés pour décrire la façon par laquelle la technologie affecte l’emploi me rappellent un peu une vieille histoire de la littérature en économie du développement. Un économiste visite un projet de travaux publics dans un pays en développement. Le projet consiste à construire un barrage et des dizaines de travailleurs creusent dans la terre avec leur pelle et la portent vers le barrage. L'économiste regarde pendant un moment, puis se tourne vers le chef de projet pour dire : "Avec tous ces travailleurs qui utilisent des pelles, ce projet va prendre une éternité et il ne va pas être d’une très haute qualité. Pourquoi ne pas utiliser quelques bulldozers ici ?" Le chef de projet répond : "Je peux vous dire que vous n'êtes pas non familier avec l'économie politique d'un projet comme celui-ci. Bien sûr, nous voulons construire à terme le barrage, mais en vrai, l'un des principaux objectifs de ce projet est de créer des emplois. Travailler avec un bulldozer détruirait ces emplois". L'économiste réfléchit un peu à cette réponse, puis répond : "Eh bien, si vous voulez avant tout créer des emplois, pourquoi donner des pelles aux travailleurs ? N’auriez-vous pas créé encore plus d'emplois s’ils utilisaient des cuillères pour déplacer la terre ?"

L'idée que tout le monde pourrait avoir un emploi si seulement la diffusion des nouvelles technologies était contenue n’est pas neuve. Mais le reste du monde ne va pas faire marche arrière dans l'utilisation des nouvelles technologies. Et la future prospérité des Etats-Unis ne sera pas construite par des travailleurs qui utilisent l'équivalent métaphorique de cuillères, mais bien celui de bulldozers. »

Timothy Taylor, « Technology and job destruction », in Conversable Economist (blog), 20 juin 2013. Traduit par M.A.

dimanche 3 février 2013

Des verres à moitié pleins ?

techno.jpg

« Juste au cas où vous seriez tenté de laisser tomber le "lugubre" de la "science lugubre", sachez que le professeur Robert Gordon de la Northwestern University fait de son mieux pour vous en dissuader. (…) Dans un récent article du Wall Street Journal, il répète ce qu’il dit depuis quelques temps déjà :

"La croissance du siècle passé ne s’est pas bâtie sur une manne tombée du ciel. Elle a en grande partie résulté d'un ensemble remarquable d'inventions qui sont apparues entre 1875 et 1900... Ce laps de temps limité a vu l'introduction de l'eau courante et de la plomberie intérieure, le plus grand événement dans l'histoire de la libération des femmes, car les femmes n’ont plus eu à porter littéralement des tonnes d'eau chaque année. Le téléphone, le phonographe, le cinéma et la radio sont également apparus. La période qui suit la Seconde Guerre mondiale a vu une autre grande poussée d’invention, avec le développement de la télévision, de l’air conditionné, de l'avion à réaction et du réseau d'autoroutes... L'innovation se poursuit aujourd'hui, et beaucoup de ceux qui développent et financent les nouvelles technologies sont incrédules lorsque je suggère que l'ère des changements vraiment importants de notre niveau de vie est désormais révolue…"

Gordon poursuit en expliquant pourquoi il pense que les développements (…), tels que les progrès dans les soins de santé, les bonds dans les technologies de production énergétique et l’impression 3D, n’amélioreront pas autant le sort du citoyen moyen que ne l’ont fait les innovations de la fin du dix-neuvième siècle. Pour paraphraser, les inventions de votre arrière--grand-père battent les vôtres. (…) Les maladies contemporaines que souligne Gordon feraient froncer les sourcils des économistes de la croissance les plus optimistes. (…)

"Les inégalités vont continuer à croître en Amérique, tirées en aval par de mauvaises performances scolaires et en amont par les gains que retire les plus aisés de la mondialisation, comme les PDG américains récoltent les bénéfices des ventes de leurs multinationales dans les pays émergents. De 1993 à 2008, le taux de croissance des revenus parmi les 99 % salariés les moins rémunérés était de 0,5 point plus faible que le taux de croissance globale de l'économie."

Ce sont là des préoccupations justifiées, bien sûr, mais il y a une chance pour que certains des "vents contraires" dont parle Gordon sont en fait le signal que quelque chose de vraiment grand se prépare. En fait, les vents contraires de Gordon me rappellent ce passage, extrait d'un article des économistes Jeremy Greenwood et Mehmet Yorukoglu publié il y a 15 ans :

"Nous racontons ici une petite histoire qui fait le lien entre le rythme du progrès technologique, les inégalités de revenu et la croissance de la productivité. L'idée est la suivante. Imaginez qu’il y ait un bond dans l'état de la technologie et que ce bond soit incarné dans les nouvelles machines, telles que les technologies de l'information. Supposons que l'adoption de ces nouvelles technologies implique un coût important en termes d'apprentissage et que la main-d'œuvre qualifiée dispose d'un avantage dans l'apprentissage. Alors, les avancées technologiques seront associées à une augmentation de la demande de compétences nécessaires pour les mettre en œuvre. C'est pourquoi la prime de qualification (skill premium) va augmenter et les inégalités de revenus se creuser. Dans les premières phases, les nouvelles technologies ne peuvent pas être exploitées de manière efficace en raison d'un manque d'expérience. La croissance de la productivité peut sembler décrocher, puisque l'économie entreprend un investissement (non mesuré) dans les connaissances qui sont nécessaires pour exploiter tout le potentiel des nouvelles technologies. La coïncidence du rapide changement technologique, de l’élévation des inégalités et du ralentissement de la croissance de la productivité n'est pas sans précédents dans l'histoire économique."

Greenwood et Yorukoglu poursuivent en évaluant de façon détaillée comment les prix des biens durables, les inégalités et la productivité se comportèrent effectivement lors des première et deuxième révolutions industrielles. Ils concluent que les technologies révolutionnaires ont, au cours de l'histoire, été initialement associées à la baisse du prix des capitaux, aux inégalités croissantes et au déclin de la productivité. Voici un graphique représentatif, dépeignant la période (riche en avancées technologiques) qui mena à l'âge d'or de Gordon :

GRAPHIQUE La période qui précède la Guerre de Sécession aux États-Unis ((/public/altig1.jpg source : Jeremy Greenwood et Mehmet Yorukoglu, "1974", Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, 46, 1997

Greenwood et Yorukoglu concluent leur étude en posant cette épineuse question :

"Une chute des prix pour les nouvelles technologies, un regain des inégalités salariales et un affaissement dans la progression de la productivité du travail - tout cela pourrait-il marquer l'aube d'une révolution industrielle ? Tout comme la machine à vapeur a secoué l’Angleterre du dix-huitième siècle et l'électricité bouleversé l'Amérique du dix-neuvième siècle, les technologies de l'information bousculent-elles aujourd’hui l'économie contemporaine ?"

Je ne sais pas (et personne ne sait) si la possibilité d’une noirceur avant l'aube que décrivent Greenwood et Yorukoglu est une image qui convient pour décrire la situation où les Etats-Unis (et l’économie mondiale) se trouvent aujourd'hui. Mais je suis prêt à parier que certains commentateurs avaient en 1870 le même discours que nous tient aujourd’hui le professeur Gordon. »

Dave Altig, « Half-full glasses », in macroblog, 1er février 2013.

aller plus loin... lire « La croissance américaine est-elle épuisée ? »

mardi 25 décembre 2012

Intelligence des machines et misère humaine

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« La mécanisation peut-elle conduire les travailleurs à la misère ? L'idée est ancienne, remontant au moins aux luddites. La crainte est que les machines se substituent aux travailleurs et poussent les salaires à la baisse. Inversement, les machines peuvent également rendre les travailleurs plus productifs et pousser leurs salaires à la hausse. Les économistes ont longtemps ridiculisé les luddites en soulignant un fait têtu : les salaires réels moyens augmentent au même rythme que la productivité moyenne du travail. Et si les luddites avaient désormais raison, non pas pour la main-d'œuvre dans son ensemble, mais pour les travailleurs non qualifiés (…) ? Que faire si les machines devenaient si intelligentes, grâce à leur cerveau microprocesseur, qu’elles n’auraient plus besoin de main-d'œuvre non qualifiée pour fonctionner ?

(…) Les machines intelligentes collectent désormais nos péages autoroutiers, nous encaissent dans les magasins, prennent notre pression sanguine, massent nos dos, nous donnent les directions, répondent à nos téléphones, impriment nos documents, transmettent nos messages, bercent nos bébés, lisent nos livres, allument la lumière, font briller nos chaussures, gardent nos maisons, font voler nos avions, écrivent nos testaments, éduquent nos enfants, tuent nos ennemis, et la liste continue. Certes, la technologie a toujours été en évolution. Mais le changement que l’on observe aujourd'hui est une substitution du travail non qualifié par les machines ; ils ne sont plus complémentaires. Les carrosses tirés par les chevaux d'hier ont été remplacés par des taxis motorisés, mais ils exigeaient les uns et les autres un être humain avec relativement peu d'investissement en capital humain (un chauffeur) pour les conduire. Les voitures de demain vont se conduire elles-mêmes (…). Cela fera des chauffeurs une autre profession reléguée au passé.

Bien que les machines intelligentes se substituent aux travailleurs non qualifiés, elles sont conçues et gérées par des travailleurs qualifiés. Il n'est donc pas surprenant que les revenus des travailleurs qualifiés aient augmenté par rapport à ceux des travailleurs non qualifiés. Un indicateur est la prime salariale des diplômés de l’université aux Etats-Unis, qui est passée d'environ 40 % en 1999 à plus de 80 % aujourd'hui. Un autre indicateur est la croissance spectaculaire des inégalités de revenus ces dernières années, notamment mise en évidence par Anthony Atkinson, Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2011). La plupart d’entre elles s’expliqueraient par "une augmentation sans précédent des revenus salariaux du sommet de la distribution". Les 10 % des ménages américains les plus aisés reçoivent désormais 50 % de la totalité des revenus, contre 35 % quatre décennies plus tôt.

Robert Gordon (2009) met également en évidence les récentes augmentations des inégalités salariales, y compris une augmentation de la part des revenus salariaux perçus par les 10 % des salariés les mieux rémunérés, qui s’élevait à environ 26 % en 1970, puis 36 % en 2006. Il constate également que la part du travail dans le revenu du national a baissé d’environ 10 points de pourcentage depuis le début des années quatre-vingt. Cette baisse de la part globale du travail peut également refléter la croissance accélérée de l’intelligence des machines. Les machines, après tout, sont une forme de capital, et la hausse des revenus qu’elle génère (…) peut apparaître comme un rendement du capital, et non un revenu du travail.

Que les machines gagnent en intelligence fait non seulement peser une menace économique sur le bien-être des travailleurs non qualifiés d'aujourd'hui, mais aussi une menace sur les travailleurs de demain, qu’ils soient qualifiés ou non. Acquérir des compétences prend du temps, que ce soit en étudiant à l'école ou bien en apprenant sur le tas. Ainsi, les travailleurs qualifiés sont disproportionnellement des travailleurs plus âgés. Par conséquent, lorsque les machines deviennent plus intelligentes, les travailleurs âgés s’enrichissent. Et puisque les travailleurs plus âgés ainsi que les retraités possèdent de manière disproportionnée les machines, aussi bien que les inventions qui améliorent les performances des machines, les gains de productivité tirés de l’usage des machines entraînent une redistribution depuis les travailleurs les plus jeunes, les moins qualifiés, vers les travailleurs plus âgés, relativement qualifiés et les retraités.

Cela apparaît clairement dans les données (…). Si l'on compare les revenus médians des hommes âgés entre 45 et 54 ans avec les hommes âgés entre 25 et 34 ans, on constate que le ratio du revenu relatif de la plus vieille cohorte a augmenté de manière significative. En 1950, le revenu des hommes les plus âgés était supérieur de 4 % à celui des jeunes. En 1970, l'écart était de 11 %. En 2011, le revenu des hommes âgés était supérieur de 41 % au revenu des plus jeunes. Pour les femmes, la tendance est moins apparente, avec le rapport des revenus passant de 0,92 en 1950 à 1,15 en 1970, pour ensuite légèrement diminuer et s'établir à 1,11 en 2011. Cette différence peut refléter le fait que les hommes étaient plus exposés à la réduction de l'emploi dans le secteur manufacturier, comme les machines remplaçaient les travailleurs moins qualifiés. (...)

En nous focalisant sur la lutte entre l’homme et la machine, nous ne prétendons pas que c'est le seul, ni même nécessairement le principal facteur qui explique la baisse relative des salaires américains peu qualifiés. De toute évidence, la concurrence accrue avec les travailleurs peu qualifiés en Chine, en Inde et dans d'autres économies émergentes est également une partie de l'histoire. Plus ces derniers participent à la production, plus ils réduisent les prix mondiaux des produits intensifs en travail peu qualifié, ce qui se traduit par une baisse des salaires des travailleurs peu qualifiés dans le monde entier. C'est le mécanisme d’égalisation des prix des facteurs. Mais les nouvelles technologies de la communication ont permis aux entreprises américaines de substituer directement les travailleurs étrangère aux travailleurs domestiques via les délocalisations (recruter des travailleurs à l'étranger à de plus faibles salaires pour faire les tâches qu’auraient pu accomplir la main-d’œuvre américaine). Cette désagrégation spatiale de la chaîne de valeur a été particulièrement significative dans le secteur manufacturier, qui employait environ 30 % de la population active américaine en 1950, mais moins de 10 % aujourd'hui. (…)

Supposons qu’une innovation dans la technologie des machines (par exemple un nouveau logiciel) augmente la productivité des machines d'une manière qui réduise effectivement la productivité marginale des travailleurs peu qualifiés, tout en augmentant la productivité marginale des travailleurs hautement qualifiés. Cela augmente non seulement l'écart de revenu entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés, mais entraîne aussi un effet de génération en augmentant les revenus de l'ancienne génération, tout en réduisant le revenu des jeunes. Cet effet se produit parce que les anciens ont accumulé du capital physique et humain, tandis que les jeunes ne sont dotés que de travail non qualifié. La redistribution intergénérationnelle a de profondes répercussions sur l'épargne nationale. Le revenu est redistribué des jeunes épargnants vers les personnes âgées qui désépargnent, ce qui déprime le taux d'épargne nationale et le stock futur de capital. L'effet peut se révéler suffisamment puissant (…) pour réduire les revenus non seulement des jeunes travailleurs d'aujourd'hui, mais aussi des générations futures. La baisse des taux d'épargne d'aujourd'hui signifie que la prochaine génération aura des salaires encore plus faibles qu'aujourd'hui. L'économie va atteindre un nouvel équilibre dans lequel le progrès technique a élevé le bien-être des générations plus âgées d'aujourd'hui tout en réduisant le bien-être de la jeune génération d'aujourd'hui et de l’ensemble des générations à venir!

Ainsi, Les luddites peuvent finalement avoir raison. Les progrès de la productivité des machines peuvent en effet dégrader la situation des jeunes générations d'aujourd'hui et des générations de demain. Mais cela signifie que nous devrions briser les machines? (…) Au lieu de casser les machines (ou plus prosaïquement, d’empêcher leur déploiement), on peut mettre en place un système de transferts intergénérationnels. Lorsque l'ancienne génération bénéficie d'une manne avec le progrès de la technologie, le gouvernement peut taxer une partie de cette manne, puis utiliser les recettes pour améliorer le bien-être des jeunes d'aujourd'hui et des générations futures. Avec le bon choix des politiques fiscales, toutes les générations peuvent bénéficier du progrès technique, alors que seules les générations les plus âgées peuvent en profiter dans un régime de laissez-faire, au détriment de toutes les autres générations. »

Jeffrey D. Sachs et Laurence J. Kotlikoff, « Smart machines and long-term misery », NBER working paper, n° 18629, décembre 2012.