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Tag - protectionnisme

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vendredi 24 avril 2020

La pandémie renforce la tendance à la démondialisation

« La pandémie de Covid-19 amène l’économie mondiale à se retirer de l’intégration économique mondiale. Les responsables politiques et les dirigeants d’entreprises se demandent désormais si les chaînes d’approvisionnement mondiales n’auraient pas été poussées trop loin. Dans un environnement où les alliances sont incertaines et où il n'y a pas de coopération internationale, ils se demandent aussi s’ils ne devraient pas réduire leur interdépendance économique. Les inquiétudes relatives à la sécurité nationale et à la santé publique fournissent de nouvelles justifications pour le protectionnisme, en particulier en ce qui concerne le matériel médical et la nourriture, et pour la relocalisation.

Ce repli ne va pas marquer la fin de la mondialisation, un processus qui a atteint un niveau historiquement élevé. Mais la mondialisation peut être inversée, du moins en partie. La Grande Récession de 2008-2009 a marqué un point tournant historique dans le degré d’intégration économique mondiale. A présent, en réponse à l’actuelle crise sanitaire et économique, les responsables politiques semblent tentés de renforcer le mouvement vers la démondialisation. Leurs mesures menacent de ralentir ou d’inverser la croissance économique délivrée par la mondialisation. Pire, de nouveaux obstacles au commerce peuvent proliférer et infliger des dommages qui ne pourront être effacés qu’après plusieurs décennies.

La mondialisation moderne est passée par cinq étapes


La mondialisation comprend plusieurs éléments différents : les flux transfrontaliers des marchandises, des investissements financiers, des données, des idées et des technologies, sans mentionner des personnes, notamment les travailleurs, les touristes et les étudiants.

Le commerce mondial, mesuré par le ratio des exportations mondiales au PIB mondial, est un indicateur pertinent de l’intégration économique. Le graphique ci-dessous permet de mettre en évidence cinq périodes de la mondialisation moderne.

GRAPHIQUE Indice de l’ouverture commerciale : somme des exportations et importations mondiales divisée par le PIB mondial (en %)

Douglas_Irwin__indice_ouverture_commerciale_mondialisation.png

Durant la première période, de 1870 à 1914, l’intégration économique fut approfondie, grâce aux machines à vapeur et à d’autres avancées qui permirent de déplacer davantage de biens à des coûts toujours plus faibles entre les pays.

La mondialisation s’inversa au cours de la deuxième période, de l’éclatement de la Première Guerre mondial en 1914 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Première Guerre mondiale a provoqué une perturbation économique durable, mais il y a également eu le retrait de la Russie du commerce mondial après la révolution communiste en 1917, l’épidémie de grippe espagnole en 1918, l’instabilité monétaire au début des années 1920, de nouvelles restrictions à l’immigration, la Grande Dépression à partir de 1929, puis une poussée sévère de protectionnisme dans les années 1930. Ces bouleversements ont remis en cause l’intégration et l’économie mondiale en a profondément souffert.

L’intégration économique a rebondi dans la troisième période, au cours des trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Le leadership américain contribua à créer de nouvelles institutions de coopération économique, comme le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), permettant aux pays d’ouvrir à nouveau leur économie au commerce et aux investissements étrangers. Ces mesures contribuèrent à inaugurer un âge d’or de la croissance économique. Pourtant, la portée géographique de cette troisième phase (confinée aux Etats-Unis, à l’Europe occidentale, au Japon et à une poignée d’autres pays) limita l’ampleur que pouvait prendre l’intégration économique mondiale. Le bloc soviétique des pays communistes et la Chine étaient des économies administrées qui n’y participaient pas pour des raisons politiques et économiques. Le monde en développement en Amérique latine, en Asie du Sud et en Afrique opta pour la substitution aux importations et resta relativement isolé.

Durant la quatrième période, des années quatre-vingt à la crise financière de 2008, l’intégration économique a atteint une ampleur mondiale sans précédent. Menés par la Chine et l’Inde, les pays en développement commencèrent à démanteler leurs barrières à l’échange. Le bloc soviétique en Europe de l’Est se tourna vers la démocratie et la libéralisation économique avec la chute du Mur de Berlin en 1989, suivie par l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Les changements technologiques (les porte-conteneurs et les avancées en matière de technologies d’information et de communication) favorisèrent aussi l’intégration en entraînant l’essor de chaînes d’approvisionnement mondiales. La croissance mondiale était forte et la pauvreté mondiale chuta significativement.

Nous sommes dorénavant dans une ère de "slowbalization"


Telle qu’elle est mesurée par les flux commerciaux, cette quatrième phase de la mondialisation semble avoir atteint un pic en 2008. Comme le montre le graphique ci-dessus, le ratio commerce mondial sur PIB a chuté depuis la Grande Récession. Le commerce mondial a rebondi en 2010, suite à l’effondrement des échanges en 2009, mais il a eu tendance à stagner depuis. Nous sommes dorénavant dans une cinquième période, que certains qualifient de "slowbalization".

Alors que le commerce eu tendance les décennies précédentes à croître plus vite que la production mondiale, ce n’est plus le cas. En fait, la croissance du commerce a été anormalement faible ces dernières années. Le volume du commerce mondial a chuté en 2019, alors même que l’économie mondiale croissait à un rythme assez robuste.

Plusieurs facteurs ont été à l’œuvre. La croissance des chaînes d’approvisionnement mondiale (la diffusion de réseaux d’approvisionnement entre les pays) a ralenti. Le programme de réformes s’est interrompu à travers le monde. Sous la présidence de Xi Jinping, la Chine a commencé à se replier sur elle-même avec des politiques qui promeuvent le développement indigène de secteurs meneurs (…). La Chine reste un moteur des exportations, mais ses exportations relativement à son PIB ont chuté de 31 % à 17 % entre 2008 et 2019, comme l’a noté Nicholas Lardy.

Sous la présidence de Donald Trump, les Etats-Unis ont embrassé la politique de l’"America First", en s’écartant de la libéralisation commerciale (en se retirant du Partenariat Trans-Pacifique) et en se tournant vers le protectionnisme. L’administration Trump a imposé des droits de douane sur les importations d’acier et d’aluminium en avançant des motifs de sécurité nationale, ce qui a entraîné des représailles de la part des pays étrangers et la diffusion de barrières commerciales ailleurs.

Les Etats-Unis ont aussi déclaré une guerre commerciale à la Chine en l’accusant de pratiques commerciales déloyales, ce qui a significativement réduit le commerce bilatéral entre les deux pays. Les conseillers économiques du Président Trump ont assimilé sécurité économique et sécurité nationale et ils ont exprimé leur désir de briser les chaînes d’approvisionnement qui rendaient les Etats-Unis dépendants de la Chine. Les tensions entre les Etats-Unis et la Chine ont dégradé leur relation et certains ont parlé de "découplage" entre les deux plus grandes économies du monde. Le découplage ne signifie pas que l’intégration s’annule, seulement qu’elle se réduit, peut-être substantiellement.

Donc, avant même que la pandémie n’éclate, divers facteurs réduisaient la mondialisation.

La pandémie a renforcé la tendance à la démondialisation


La pandémie de Covid-19 renforce simplement la tendance à la démondialisation. Selon les prévisions de l’OMC, le commerce mondial va décliner de 13 à 32 % en 2020, bien plus que le PIB mondial.

Le plus important est la façon par laquelle les pays considèrent désormais l’intégration économique. Le Président Emmanuel Macron a dit que le coronavirus "va changer la nature même de la mondialisation, avec laquelle nous avons vécu au cours des quarante dernières années", en ajoutant qu’"il était clair que ce genre de mondialisation atteignait la fin de son cycle".

La pandémie a renforcé les craintes autour du monde que les chaînes d’approvisionnement soient allées trop loin. Les exportations ont été restreintes avec les inquiétudes suscitées à propos du manque de production domestique d’équipements médicaux, d’équipements de protection individuelle et de produits pharmaceutiques. De telles politiques vont exacerber les pénuries, c’est-à-dire aboutir à l’opposé de leur objectif. (Lors de la crise alimentaire de 2012, les restrictions des exportations avaient poussé les prix mondiaux à la hausse et aggravé les pénuries à court terme.) Le protectionnisme se révèle ne pas être un substitut pour le stockage et la préparation, qui ont été inadéquats ces dernières années.

L’expérience passée suggère que lorsque certains pays commencent à restreindre les échanges de biens critiques, d’autres sont susceptibles de faire de même. Il n’y a rien de nouveau. Comme Adam Smith le soulignait dans sa Richesse des Nations il y a longtemps : "L’adoption d’une mauvaise politique dans un pays peut rendre dans une certaine mesure dangereux et imprudent d’établir dans un autre pays ce qui aurait sinon constitué une bonne politique".

L’expérience suggère aussi que les craintes amènent les pays à se replier sur eux-mêmes. Plusieurs pays reconsidèrent à présent leur dépendance au commerce. Phil Hogan, le Commissaire européen au commerce, a déclaré : "nous avons besoin de réfléchir sur la façon d’assurer l’autonomie stratégique de l’UE". Scott Morrison, le Premier Ministre australien, a dit au Parlement : "Le commerce ouvert a été au cœur même de notre prospérité pendant plusieurs siècles. Mais nous devons étudier soigneusement notre souveraineté économique domestique". Le Japon a aussi commencé à chercher comment rompre la dépendance de ses chaînes d’approvisionnement vis-à-vis de la Chine et produire davantage au niveau domestique.

Le risque de surréaction et d’un glissement vers le protectionnisme est aggravé par l’absence de leadership de la part des Etats-Unis, laissant un vide dans le système d’échanges mondial. L’absence d’une réponse coordonnée et coopérative peut accélérer l'adoption de politiques destructrices du chacun pour soi qui n’avaient plus été vues depuis les années 1930.

L’économie mondiale est à un point d’inflexion critique dans l’Histoire dans lequel les craintes relatives à la dépendance vis-à-vis des autres sont croissantes. Un repli sur soi ne signe pas la fin de la mondialisation, seulement un renversement partiel. Mais il s’avèrera probablement difficile de défaire les dommages qui en résulteront. »

Douglas A. Irwin, « The pandemic adds momentum to the deglobalization trend », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 23 avril 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Les sept dimensions de l’hypermondialisation »

« L’effondrement des échanges lors de l’entre-deux-guerres et la Grande Récession »

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Faut-il s’inquiéter du ralentissement du commerce mondial ? »

« La libéralisation du commerce extérieur promeut-elle la croissance économique ? »

lundi 25 juin 2018

Le Brexit versus la guerre commerciale de Trump

« Un correspond a posé une très bonne question. L’autre jour, j’ai publié un billet à propos de l’économie d’une guerre commerciale, où j'affirmais qu’il y aurait une large perturbation, mais que le coût global serait plus faible que ne le pensent la plupart des gens, peut-être 2-3 % du PIB. Le correspondant a demandé comment réconcilier cela avec les estimations typiques du coût du Brexit.

De telles estimations (j’en ai d’ailleurs moi-même proposées avec des calculs rapides, qui sont plus ou moins du même ordre de grandeur que d’autres estimations) vont typiquement quelque part autour de 2 % du PIB britannique. Pourtant, même les plus pessimistes prédisent un impact plus faible du Brexit sur le commerce britannique que les fortes chutes que j’ai suggérées d’une guerre commerciale provoquée par Trump (que j’ai décidé de qualifier de "Trumpit"). Ces estimations ne sont-elles pas incohérentes ?

Non, pas vraiment, parce que le Brexit ne concerne pas un accroissement des droits de douane, mais un accroissement des coûts d’échange, en l’occurrence des coûts pour faire des affaires d’un pays à l’autre. Et cela fait une grande différence.

Le graphique 1 montre l’image du manuel standard (eh oui, j’ai écrit le manuel standard !) des effets d’un droit de douane. Un droit de douane aide les producteurs domestiques qui sont en concurrence avec les importations, mais il nuit aux consommateurs domestiques, tout en générant des recettes pour le gouvernement. Ces trois effets s’ajoutent à une perte nette, parce que le tarif douanier distord les incitations : le bien est produit par des entreprises qui ont des coûts plus élevées que cela ne coûterait d’importer le bien, les consommateurs se retiennent de l’acheter même si c’est plus valable pour eux que son prix sur les marchés mondiaux. Cette distorsion des incitations (la "perte sèche" d’un droit de douane) sont indiqués par les aires des triangles du graphique.

GRAPHIQUE 1

Paul_Krugman__impact_droit_de_douane_echanges.png

Et ces triangles correspondent au seul triangle que j’ai utilisé dans le schéma que j’ai déjà utilisé (…), ici présenté à travers le graphique 2.

GRAPHIQUE 2

Paul_Krugman__impact_droit_de_douane_demande_d__importations.png

Mais le Brexit ne va pas accroître les prix en instaurant un droit de douane, qui génèrerait des recettes pour le gouvernement. Il va en fait rendre plus coûteux de faire des affaires : davantage de paperasse, davantage d’attente pour les camions qui voudront charger ou décharger, davantage de coûts invisibles pour l’échange de services. Donc vous devez ajouter le rectangle qui indiquait les "recettes publiques" sur le graphique 1 aux pertes économiques globales. Ou, pour le dire autrement, vous obtenez un schéma comme le graphique 3, dans lequel de plus hauts coûts d’échange ainsi que des incitations distordues réduisent le revenu réel. (…)

GRAPHIQUE 3

Paul_Krugman__impact_Brexit_demande_d__importations.png

A quel point cette différence importe ? J’ai précédemment suggéré que le Brexit va réduire les échanges britanniques avec le reste de l’Europe d’un tiers, de 15 % à 10 % du PIB. Si l’élasticité de la demande est de 3, cela suggère des coûts d’échange de l’ordre de 13 % des prix d’importation. Si ce chiffre de 13 % correspondait à un droit de douane, le coût global serait de 0,13 x 2,5 % du PIB (la moitié de la baisse des importations). Il serait donc d’environ 0,3 % du PIB ; ce n’est pas minuscule, mais c’est assez faible. Mais si nous parlons de coûts d’échange plus élevés, vous devez multiplier ces chiffres par la moyenne des importations avant et après Brexit, soit 12,5 % du PIB. Désormais, nous parvenons à plus de 1,6 % du PIB.

C’est pourquoi les estimations du Brexit sont plus élevées que le raisonnement de guerre commerciale pourrait le suggérer. Le Brexit ne taxera pas le commerce, il va le rendre vraiment bien plus cher à réaliser, et c’est cela qui importe. »

Paul Krugman, « Brexit Versus Trumpit », 22 juin 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 18 juin 2018

Réflexions sur la guerre commerciale

« (…) Donc, une véritable guerre commerciale semble maintenant très probable et il est temps de se demander ce que cela pourrait signifier. Je pense qu’il y a trois grandes questions :

1. Jusqu’à quel point les tarifs douaniers peuvent-ils grimper ?

2. De combien pourraient-ils réduire le commerce mondial ?

3. A quel point cette guerre commerciale sera-t-elle coûteuse ?

Ce sont des questions épineuses, comme je vais le montrer. Mais il est probable qu’une guerre commerciale totale puisse se traduire par des droits de douane dans l’éventail des 30-60 % ; cela entraînerait une très grande réduction du commerce, peut-être de 70 % ; mais le coût global pour l’économie mondiale serait plus faible que la plupart des gens ne l’imaginent, peut-être une réduction de 2 à 3 % du PIB mondial. Ce dernier calcul ne prend cependant pas en compte les effets perturbateurs de la démondialisation : certains y gagneraient, mais beaucoup, une grande part des groupes et communautés aux Etats-Unis, en subiraient un sacré coup, en particulier à court et moyen termes.

Jusqu’à quel point les tarifs peuvent-ils grimper ?


Qu’entend-on nous par "guerre commerciale" ? Dans le contexte actuel, nous faisons référence à une situation dans laquelle les économies, prenant l’exemple sur les Etats-Unis, abandonnent les règles et accords qui contraignent actuellement leurs droits de douane et commencent à fixer unilatéralement des droits de douane pour poursuivre ce qu’ils perçoivent comme étant leurs intérêts personnels. (…) Que ce soit dans le domaine du commerce ou dans d’autres domaines, les perceptions de Trump semblent généralement à côté de la plaque. (…)

En tous cas, il y a eu plusieurs tentatives visant à modéliser la guerre commerciale au fil des années et celles-ci relèvent de l’une des deux approches suivantes. La première consiste à imaginer que les gouvernements maximisent en fait le revenu national ou peut-être une fonction objectif qui donne un poids supplémentaire aux groupes d’intérêt bien organisés. La seconde approche s’appuie sur l’histoire passée, avant que les accords commerciaux internationaux ne deviennent la norme. Heureusement, ces approches suggèrent des niveaux de droits de douane similaires.

En ce qui concerne la première approche : tout pays suffisamment large pour affecter les prix mondiaux des biens qu’il exporte, les biens qu’il importe ou tous ces prix a un "droit de douane optimal" supérieur à zéro. En effet, en limitant ses échanges, un tel pays améliore ses termes de l’échange : le prix de ses exportations relativement au prix de ses importations. Cela accroît le revenu réel, toute chose égale par ailleurs. Et le droit de douane optimal met en balance les coûts qu’entraîne un commerce restreint (par exemple, le coût qu’il y a à produire des biens dans l’économie domestique au lieu de les acheter moins chers à l’étranger) avec les gains d’une amélioration des termes de l’échange.

Le problème est que, si chaque pays fait cela, vous obtenez les coûts d’un commerce restreint sans les bénéfices d’une amélioration des termes de l’échange, parce que les autres pays vous font ce que vous essayez de leur faire. Donc, vous finissez dans une situation de "guerre tarifaire optimale", qui s’apparente davantage à une course à l’armement qu’à une guerre frontale, dans le sens où il n’y a (habituellement) ni victoire, ni résolution, mais juste un immense gâchis de ressources.

Donc, comment estime-t-on les effets d’une guerre tarifaire optimale ? Vous avez besoin d’un modèle d’équilibre général calculable du commerce mondial, quelque chose qui montre comment la production et les flux d’échanges dépendent des droits de douane, calibré pour coller aux données actuelles. Ensuite, vous devez trouver un équilibre (…) dans lequel chaque pays adopte son droit de douane optimal en fonction de ce que les autres font.

Il y a plusieurs hypothèses et imputations derrière cela. Les résultats dépendent fortement de la facilité avec laquelle les biens d’un pays peuvent se substituer aux biens d’un autre ; un paramètre qu’il est difficile d’estimer. Pour autant, certains ont récemment cherché à l’estimer : Ossa constate qu’une guerre commerciale mènerait, sous ses hypothèses préférées, à des droits de douane de presque 60 %, tandis que Nicita et ses coauteurs, en utilisant des hypothèses légèrement différentes, estiment que les droits de douane augmenteraient de 32 points de pourcentage par rapport à leurs niveaux courants.

Si cela semble trop abstrait, vous pouvez regarder ce qui s’est passé au cours de l’histoire : les droits de douane Smoot-Hawley, la dernière grande mesure protectionnisme des Etats-Unis avant que nous créions le système des accords commerciaux, poussèrent les droits de douane à environ 45 % sur les importations "taxables" (…). Vous pouvez vous demander pourquoi je ne dis pas 59 %, le taux maximal qui avait été atteint en 1932 ; ce pic a été atteint accidentellement (puisque les protectionnistes ne voulaient pas un taux aussi élevé) en conséquence de la déflation qui poussa à la hausse le taux de protection pour les biens dont les droits de douane étaient spécifiés en dollars par unité plutôt qu’en pourcentage.

Donc, aussi bien les données historiques que les modèles quantitatifs suggèrent qu’une guerre mondiale entraînerait des droits de douane assez élevés, avec des taux certainement supérieurs à 40 %.

De combien déclinerait le commerce ?


Pour tout droit de douane donné, l’ampleur de la réduction des échanges dépend de l’élasticité de la demande d’importations, qui indique de combien les importations baissent (en pourcentage) lorsque leur prix augmente de 1 %. De telles élasticités sont difficiles à estimer, parce que nous n’avons pas beaucoup d’expériences naturelles. (Les fluctuations des taux de change modifient les prix des importations, mais elles ne nous donnent qu’une idée des effets à court terme et chacun croit que les élasticités de long terme sont bien plus élevées.) D’après ce que j’ai lu dans la littérature sur le sujet, les estimations les plus acceptés pour l’élasticité de la demande d’importations tournent autour de 3 à 4, mais il y a beaucoup d’incertitude ici.

Si nous croyons vraiment en la guerre tarifaire optimale, cependant, les effets de la guerre sur les volumes échangés sont curieusement insensibles à la valeur précise de l’élasticité. Pourquoi ? Parce que le droit de douane optimal dépend aussi de l’élasticité. Si les étrangers peuvent facilement substituer des biens aux nôtres, le droit de douane optimal est assez faible ; s’ils ne le peuvent pas, il est élevé. Donc des élasticités élevées signifient de faibles droits de douane, de faibles élasticités signifient de hauts droits de douane et le déclin du commerce est similaire. (…)

Paul_Krugman__part_commerce_mondial_Etats-Unis.png

Mes calculs sommaires suggèrent que nous pouvons nous attendre à une chute de 70 % du commerce dans un large éventail de cas. Je serais heureux d’être corrigé par les modélisateurs du commerce si je me trompe. Mais si c’est vrai, nous parlons d’un énorme recul du commerce mondial. Le graphique montre le commerce international (exportations moins importations) en part du PIB mondial depuis 1950 ; une baisse de 70 % nous ramènerait pratiquement aux niveaux des années cinquante. Si Trump nous emmène vraiment dans une guerre commerciale, l’économie mondiale sera beaucoup moins mondiale.

Quelle serait l’ampleur des coûts ?


Il y a eu par le passé beaucoup de choses qui ont été dites à propos des maux du protectionnisme ; Smoot-Hawley provoqua la Grande Dépression, etc. Il est aussi tentant de supposer que, dans la mesure où le plaidoyer de Trump pour la guerre commerciale est si stupide, les politiques commerciales de Trump doivent être totalement désastreuses.

Mais (…) de simples modèles du commerce, même s’ils disent que les guerres commerciales sont mauvaises, ne disent pas qu’elles sont catastrophiques. Pour bien le faire, nous devons utiliser l’un des modèles d’équilibre général calculables que j’ai mentionnés ci-dessus. Ils suggèrent des pertes substantielles, mais pas non plus énormes ; équivalentes à 2 ou 3 % du PIB. Ce que j’aimerais faire, c’est essayer d’éclairer pourquoi ces pertes ne sont pas plus importantes, puis expliquer pourquoi une guerre commerciale serait toutefois hautement perturbatrice.

Paul_Krugman__impact_droit_de_douane_demande_d__importations.png

Pour cela, je vais utiliser un sale petit secret de la théorie du commerce : (…) les analyses de la politique commerciale utilisant l’équilibre partiel (une offre et une demande ordinaires) vous permettent d’avoir plus ou moins la bonne réponse. Ainsi, imaginons la demande d’importations comme s’il s’agissait d’une courbe de demande ordinaire, avec les coûts du droit de douane prenant la forme d’un surplus des consommateurs perdu (cf. schéma). Ceux qui se souviennent de leurs cours d’économie à l'université savent que les coûts d’une perturbation du marché prennent normalement la forme d’un triangle approximatif (approximatif, parce que la courbe de demande n’est pas forcément droite, mais c’est un détail mineur). C’est le cas parce que la première unité importée perdue a approximativement un coût nul, parce que les gens sont indifférents à la marge entre cette unité et un produit domestique, mais la dernière unité perdue impose un coût égal au droit de douane, parce que c’est ce que les gens auraient été prêts à payer pour l’importation. Et le coût moyen des moindres importations est quelque part entre ces valeurs. Donc, quand un droit de douane pousse à la hausse des prix des importations pour les consommateurs, les amenant à acheter moins de biens importés, la perte en bien-être serait à peu près :

Perte = chute des importations x ½ droit de douane

Maintenant, les Etats-Unis dépensent 15 % de leur PIB en importations. Supposons que nous finissions avec un droit de douane de 40 % et (comme je l’ai suggéré) une chute de 70 % du commerce, alors la perte en bien-être s’élèvera à 20 % x 0,7 x 15 ou 2,1 % du PIB. Ce n’est pas un petit chiffre, mais il n’est pas non plus énorme : au fond de la Grande Récession, le CBO a estimé que le PIB était inférieur de 6 % à son potentiel. Bien sûr, cette perte était temporaire, alors qu’une guerre commerciale serait définitive. Mais ces coûts nets en termes de bien-être manquent quelque chose (…).

Perturbation


Les Etats-Unis exportent actuellement environ 12 % de leur PIB. Toute cette part ne comporte pas seulement de la seule valeur ajoutée domestique, parce que certains composants sont importés. Mais il y a toujours une part essentielle de l’économie, représentant peut-être 9 ou 10 % de celle-ci, qui est engagée dans la production pour les marchés étrangers. Et si nous avons le genre de guerre commerciale que j’ai envisagé, quelque chose comme 70 % de cette part de l’économie (ce qui concernerait 9 ou 10 millions de travailleurs) aura à faire quelque chose d’autre. Et il y aurait un effet multiplicateur sur plusieurs communautés construites autour des secteurs exportateurs, qui perdront également des emplois.

C’est simplement l’autre face de l’histoire du "choc chinois" : même si vous croyez que la croissance rapide des exportations chinoises n’a pas provoquer des destructions nettes d’emplois, elle a changé la composition et la localisation de l’emploi, laissant de nombreux perdants sur le bord de la route. Et le "choc Trump" que constituerait une guerre commerciale serait d’une plus forte magnitude. (…) »

Paul Krugman, « Thinking about a trade war », 17 juin 2018. Traduit par Martin Anota

mardi 1 mai 2018

Pourquoi la Chine ne faiblira pas dans la guerre commerciale de Trump

« Le Président Trump a annoncé l’instauration de droits de douane sur l’acier et l’aluminium en mars, en prenant la sécurité nationale comme prétexte. La Chine est la cible visée, comme la plupart des autres grands offreurs en furent exemptés. Le 2 avril, la Chine a répliqué en imposant des droits de douane sur 128 produits américains (représentant environ 3 milliards de dollars d’échanges), allant de 15 % sur les fruits à 25 % sur le porc. Le 3 avril, Trump a annoncé un droit de douane de 25 % sur 1.200 produits chinois (représentant 50 milliards de dollars d’échanges), en représailles aux prétendus transferts forcés de technologies et de propriétés intellectuelles américaines. Le 4 avril, la Chine a répondu en annonçant qu’elle projetait de répliquer en instaurant des droits de douane de 25 % sur 106 produits américains (notamment du soja, des voitures et des avions) lorsque les droits de douane américains s’appliqueraient. Le 5 avril, la Maison blanche a annoncé qu’elle pensait imposant des droits de douane supplémentaires d’un montant de 100 milliards de dollars aux produits chinois.

Si ces tarifs s’appliquent, oui, c’est une guerre commerciale. Comment cela va-t-il finir ?

Les Etats-Unis ne gagneront pas. Bien sûr, les économistes estiment que de façon générale tout le monde y perd dans une guerre commerciale. Mais certains défendent les actions de Trump en y voyant une tactique de négociation. Il y a des raisons qui amènent à penser que la Chine ne reculera pas. J’en vois sept.

Pourquoi la Chine ne capitulera pas


1. Les tarifs douaniers de Trump nuisent aux Etats-Unis aux consommateurs et aux utilisateurs des produits taxés (par exemple, les droits de douane sur l’acier et l’aluminium nuisent à l’industrie automobile et par ce biais aux acheteurs de voitures), tandis que les répliques de la Chine nuisent à d’autres groupes d’intérêt américains importants, notamment l’agriculture et l’industrie manufacturière. (…)

2. Les entreprises et consommateurs en Chine seront aussi affectés par une guerre commerciale, bien sûr. La Chine dépend des exportations américaines de soja, par exemple. Mais la Chine n’est pas une démocratie. Le Président Xi Jinping a un contrôle total. Donc les dirigeants chinois peuvent contenir les groupes d’intérêt, dans une large mesure.

3. Dans la mesure où les dirigeants chinois ont à prendre en compte l’opinion publique domestique, l’opinion publique sera avec eux dans une guerre commerciale. Vous savez à quel point les Américains se souviennent du Tea Party de Boston en 1773, une tentative (réussie) visant à renverser la taxation britannique des importations de thé par les colonies ? Les Chinois ont tout autant en tête le souvenir des Guerres de l’Opium de 1839-1842 et 1856-1860, quand la Chine a résisté (sans succès) à la compagne britannique visant à la forcer à accepter d’ouvrir son économies à l’opium et aux autres importations. (Cela fut le nadir dans l’idéologie du libre-échange de la Grande-Bretagne au dix-neuvième siècle, tandis que l’abrogation des lois sur le blé en 1846 en fut le zénith.) Le conflit a fini avec les Traités Inégaux. (…) Le souvenir que les Chinois ont de cette humiliation fait que la Chine ne reviendra pas sur ses menaces commerciales. Parallèlement, de ce côté du Pacifique, la plupart des électeurs américains disent aux sondeurs qu’ils soutiennent le libre-échange et ne soutiennent pas Trump.

4. Il n’est pas craint que le pays en déficit soit nécessairement dans une meilleure position pour négocier. Trump a tweeté que "lorsqu’un pays", en l’occurrence les Etats-Unis, "perd plusieurs milliards de dollars avec pratiquement chaque pays avec lequel il fait des affaires, les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner". Le pays en excédent est souvent dans une meilleure position, parce qu’il a accumulé des créances vis-à-vis de l’autre pays ; la Chine détient plus de mille milliards de dollars en titres du Trésor américain. Il est vrai que si le gouvernement chinois vendait les titres du Trésor américain, la chute de leur prix nuirait autant à la Chine qu’aux Etats-Unis. La Chine n’a pas nécessairement à décider de les vendre. Comme la dette américaine augmente et les taux d’intérêt américains s’élèvent (ces deux tendances devraient se poursuivre cette année), le conflit commercial peut faire naître des rumeurs selon lesquelles les Chinois pourraient arrêter d’acheter des titres du Trésor américain, ce qui pourrait suffire pour envoyer les prix des obligations chinoises à des niveaux plus faibles et les taux d’intérêt américains vers des niveaux plus élevés.

5. Les marchés financiers montrent déjà qu’ils n’aiment pas la guerre commerciale de Trump. Le marché boursier (…) est à la baisse quand il apparaît plus probable qu’une guerre commerciale est sur le point d’éclater.

6. Les dirigeants chinois, comme les autres autour du monde, concluent qu’il ne fait pas vraiment sens de signer des traités avec Trump parce qu’il est erratique et qu’on ne peut lui faire confiance pour respecter un traité. Pas même du jour au lendemain, encore moins le long terme.

7. Qu’est-ce que cela signifierait pour la Chine de "capituler", de toute façon ? Trump n’a pas été très clair dans ses demandes.

  • Sur les droits de douane sur l’acier ? La Chine pourrait adopter des Restrictions volontaires aux exportations pour l’acier à destination des Etats-Unis, comme la Corée du Sud en a récemment annoncées. Mais les Chinois exportent déjà relativement peu d’acier vers les Etats-Unis.

  • Sur la propriété intellectuelle ? Il est vrai que les Etats-Unis et d’autres pays ont des raisons de se plaindre. Mais le grief perd en force lorsque les sociétés américaines acceptent des transferts de technologies au frais d’admission à la Chine, sans oublier que la facilitation des mouvements de sites de production vers la Chine n’est pas ce que Trump a promis à ses partisans.

  • Sur l’élimination du déficit bilatéral ? Si la Chine voulait essayer de satisfaire la demande la plus spécifique et insistante de Trump, qui concerne le déficit commercial bilatéral, cela consisterait à exporter moins de marchandises aux Etats-Unis directement mais davantage indirectement via Taïwan ou un autre pays tiers, peut-être avec l’assemblage final dans le pays tiers. Certes le déficit bilatéral baisserait. Mais dans ce cas Trump et ses partisans diraient que la Chine a utilisé un écran de fumée pour dissimuler le déficit bilatéral, sans avoir conscience que les mesures du déficit bilatéral sont aussi peu significatives que l’écran de fumée : les exportations chinoises contiennent beaucoup d’intrants intermédiaires produits en Corée du Sud, aux Etats-Unis et ailleurs. Ce qui importe, c’est l’excédent commercial global de la Chine et le déficit commercial des Etats-Unis. L’excédent chinois a atteint un pic en 2008 en atteignant 9 % du PIB et maintenant il est plutôt faible, presque inférieur à 1 % du PIB. On s’accorde pour dire que le déficit global des Etats-Unis est à la hausse, mais cela s’explique non pas par la politique commerciale mais par les récentes mesures budgétaires adoptées par les Républicains, qui font exploser le déficit budgétaire et réduisent par conséquent l’épargne nationale.


A quoi une stratégie américaine sérieuse pourrait-elle ressembler ?


Une stratégie sérieuse pour répondre aux griefs vis-à-vis de la Chine en ce qui concerne l’appropriation de droits de protection intellectuelle ou les surcapacités d’acier consisterait à s’allier avec d’autres pays qui ont les mêmes griefs. Les pressions s’appliqueraient à la Chine via les institutions fondées sur des règles telles que l’OMC ou l’Accord de partenariat transpacifique si possible ou via des négociations bilatérales si nécessaire. La stratégie de Trump est à l’opposée de celle-ci, puisqu’elle consiste à faire détailler l’OMC, à se retirer de l’Accord de partenariat transpacifique et à se mettre à dos les proches partenaires commerciaux en les insultant et en les menaçant de droits de douane. Trump a accompli quelque chose d’impensable : faire apparaître le Président Chinois comme un dirigeant éclairé de l’ordre commercial international.

Un argument habituel est que les procédures multilatérales et les négociations bilatérales ne marchent pas avec la Chine, donc nous devons être durs. Mais elles marchent mieux que la route vers la guerre commerciale agressive sur laquelle s’est engagé Trump. Il est facile d’oublier que l’approche conventionnelle avec la Chine (…) a permis de remporter des succès comme une appréciation de 37 % du renminbi entre 2004 et 2014 et l’adoption de mesures sévères vis-à-vis de la contrefaçon de marchandises de marque américaines et le vol de logiciels américains.

Les problèmes demeurent. Mais cela ne justifie pas l’adoption d’une approche unilatérale agressive. Considérons trois précédentes tentatives ratées allant dans ce sens :

  • Les Restrictions volontaires des exportations que Ronald Reagan a imposées au Japon dans les années quatre-vingt. Elles bénéficièrent au Japon, non aux Etats-Unis, et leur retrait fut bénéfique aux consommateurs américains et même pour une industrie automobile américaine dégraissée et nouvellement compétitive. Ces Restrictions ont depuis été déclarées illégales.

  • Les tarifs douaniers sur l’acier de George W. Bush en 2002, qui ont détruit bien plus d’emplois qu’ils n’en ont détruits.

  • Les allégations de Trump durant la campagne électorale selon lesquelles la Chine "manipule sa monnaie" pour la maintenir sous-évaluée. Durant cette période, autour de 2015-2016, elle fit précisément l’opposé. (En effet, le yuan s’était déjà tant apprécié en 2014 que sa sous-évaluation avait été éliminée.) Trump est tout simplement apparu ridicule quand, après avoir gagné les élections, il admit que l’accusation était obsolète.

Un autre argument est que les Etats-Unis ne gagnent pas toutes les affaires portées devant l’OMC. Mais ils gagnent 90 % des affaires qu’ils portent à l’OMC. De plus, les Américains doivent se rappeler que c’est souvent leur propre pays qui a violé les règles internationales. Les droits de douane de Bush sur l’acier en sont une belle illustration. (…) Les récentes mesures américaines sont encore plus clairement en violation des règles internationales que les politiques chinoises auxquelles elles sont supposées répondre. Il faut se rappeler que sous les règles de l’OMC il est habituellement légal pour un partenaire commercial de répliquer avec les tarifs d’une valeur d’échanges égale si les droits douaniers de l’initiateur sont illégaux selon ces règles. Cela place la Chine dans une meilleure position pour négocier.

Dire que la Chine ne capitulera pas sur fond dans la guerre commerciale ne veut pas dire qu’elle ne peut pas donner au Président américain une porte de sortie pour crier victoire et s’en sortir. Cela peut être certains artifices (comme accepter d’acheter du gaz naturel liquéfié américain aux prix mondiaux), juste assez pour donner de quoi se pavaner devant ses partisans sur le réseau Fox News. Mais elle ne fera rien pour améliorer le solde commercial, la production, l’emploi ou les salaires réels des Etats-Unis. »

Jeffrey Frankel, « Why China won’t yield in Trump’s trade war », in Econbrowser (blog), 20 avril. Traduit par Martin Anota

lundi 23 avril 2018

Guerres commerciales : à quoi bon les lancer ?

« Suite à l’annonce par les autorités américaines au début du mois de mars de leur intention d’instaurer des droits de douane sur l’acier et l’aluminium et les menaces proférées par la Chine en représailles, les perspectives relatives au commerce mondial se sont assombries. (…)

Malgré la vigueur de l’activité dans l’économie mondiale, le FMI se déclare inquiet à propos des menaces croissantes de protectionnisme et des tensions commerciales, aussi bien que de leur impact sur la croissance économique. Comme Maurice Obstfeld l’écrit, la perspective que soient instaurées des barrières commerciales et que celles-ci soient suivies de mesures de représailles menace de saper la confiance et de faire dérailler prématurément la croissance mondiale. Pour aggraver les choses, les désaccords commerciaux peuvent détourner l’attention des réformes nécessaires. Il semble paradoxal de voir de grandes économies flirter avec une guerre commerciale à un moment d’expansion économique généralisée, en particulier quand l’expansion dépend si étroitement de l’investissement et du commerce. L’économiste en chef du FMI lie cela aux bénéfices asymétriques de l’intégration commerciale et à leur perception par les ménages. Concernant les récentes négociations bilatérales américaines, Obstfeld estime qu’elles ne vont cependant pas changer grand-chose au déficit du compte courant externe américain (…), dans la mesure où ce dernier s’explique essentiellement par le fait que l’économie américaine dépense davantage qu’elle ne génère de revenu.

Ce point est soutenu par Martin Wolf, qui ajoute que (…) loin de se contracter, le déficit du compte courant américain va en fait s’accroître en conséquence de la stimulation budgétaire. Donald Trump, le président américain, n’arrêtera pourtant pas de faire porter le blâme sur les perfides étrangers. Les tensions géopolitiques restent un risque de long terme, même si pour l’heure les tensions protectionnistes générées par les Etats-Unis ne devraient pas empêcher le volume du commerce mondial de continuer de croître.

Cette incertitude mondiale se répercute sur les marchés boursiers, comme Paul Krugman l’explique : quand les investisseurs pensent que Donald Trump va réellement adopter les droits de douane qu’il menace d’instaurer et qu’elles amèneront les pays étrangers à adopter des mesures en représailles, le cours des actions chute. Chaque fois qu’ils se disent que c’est juste de la comédie, le cours des actions rebondit. Les marchés ne réagissent pas bien aux perspectives d’une guerre commerciale comme les entreprises ont investi en supposant que l’économie mondiale resterait très intégrée et une guerre commerciale transformerait en épaves de nombreux actifs issus de ces investissements. (…)

En ce qui concerne les relations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis, Simon Nixon signale que l’expiration le 1er mai de l’exemption temporaire des droits de douane sur l’acier et l’aluminium pour l’UE pourrait être un point crucial : l’UE veut que l’exemption devienne permanente, mais le gouvernement américain a clairement indiqué que ce ne serait le cas qu’en échange de concessions de la part de l’UE. Il considère que les relations commerciales entre l’UE et les Etats-Unis sont actuellement déséquilibrées et injustes. L’administration Trump évalue typiquement la santé des relations commerciales des Etats-Unis au prisme du compte courant et, en octobre dernier, elle qualifia l’excédent bilatéral de l’Allemagne avec les Etats-Unis comme « énorme et inquiétant ». Bruxelles a déclaré qu’elle veut bien discuter plus largement de la relation commerciale entre les deux zones, mais seulement après que les Etats-Unis aient inconditionnellement rendu permanente l’exemption des tarifs douaniers.

Pascal Lamy, l’ancien chef de l’OMC, voit deux manières susceptibles de mettre un terme aux tensions actuelles, en fonction de ce que Trump fera concrètement. Les récentes annonces peuvent avoir pour but de renforcer le pouvoir de négociation. Cependant, si le Président américain vise à poursuivre le commerce bilatéral et non multilatéral, la réaction adéquate consisterait pour les partenaires commerciaux à joindre leurs forces de façon à protéger le système commercial multilatéral des agressions américaines. Indiquer clairement qu’il s’agit du plan B est probablement la meilleure option tactique pour le reste du monde afin de s’assurer que le plan A (améliorer le système multilatéral fondé sur des règles et non le détruire) soit le jeu auquel joue Trump.

Joseph Stiglitz affirme que l’actuel conflit commercial révèle l’ampleur à laquelle les Etats-Unis ont perdu de leur position dominante dans le monde. (…) La Chine a déjà dépassé les Etats-Unis en termes de production manufacturière, d’épargne, de commerce et même de PIB lorsqu’on mesure ce dernier en termes de parité de pouvoir d’achat. Et en outre, elle peut prendre les devants pour l’intelligence artificielle. Au cours des prochaines années, nous allons avoir à trouver une façon de créer un régime commercial mondial qui soit « juste » parmi des pays avec des systèmes économiques, des histoires, des cultures et des préférences sociétales fondamentalement différents. »

Inês Goncalves Raposo, « Trade Wars: what are they good for? », in Bruegel (blog), 23 avril 2018. Traduit par Martin Anota

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