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Tag - récession

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mercredi 14 août 2019

Pourquoi la guerre commerciale de Trump effraye autant les marchés

« Ce que les marches obligataires suggèrent, c’est que la belligérance croissante de Donald Trump sur le commerce accroît le risque de récession. Mais je n’ai vu personne expliquer clairement pourquoi cela pourrait être le cas. Le problème n’est pas simplement, ni même principalement, qu’il semble vraiment être un homme de droits de douane. Le problème est qu’il est un homme des droits de douane capricieux et imprévisible. Et que cette tendance à faire des caprices est réellement mauvaise pour l’investissement des entreprises.

Tout d’abord : pourquoi est-ce que je me focalise sur les marchés obligataires et non sur les marchés d’actions ? Non pas parce que les investisseurs obligataires sont moins sanguins et plus rationnels que les actionnaires, bien que cela pourrait être le cas. Non, c’est parce que la croissance économique anticipée a un effet bien plus clair sur les obligations que sur les actions.

Supposons que le marché devienne pessimiste à propos du rythme de la croissance l’année prochaine ou même au-delà. Dans ce cas, il va s’attendre à ce que la Fed réagisse en réduisant les taux d’intérêt de court terme et ces anticipations vont se refléter par une chute des taux de long terme. C’est pourquoi l’inversion de la courbe des taux (l’écart entre les taux de long terme et ceux de court terme) inquiète tant. Par le passé, elle a toujours signalé une récession imminente (en gris sur le graphique). Et le marché semble en effet prédire que cela va survenir à nouveau.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis (en %)

Paul_Krugman__courbe_des_taux_yield_curve_recession_Etats-Unis.png

Mais que dire des actions ? Une croissance plus faible signifie moins de profits, ce qui est mauvais pour les actions. Mais elle signifie aussi des taux d’intérêt plus faibles, ce qui est bon pour les actions. En fait, parfois de mauvaises nouvelles sont de bonnes nouvelles : un mauvais indicateur économique pousse les actions à la hausse, parce que les investisseurs pensent qu’elle va amener la Fed à réduire ses taux. Donc le cours des actions n’est pas un bon indicateur des anticipations de croissance.

D’accord, on en a fini avec les préliminaires. Parlons maintenant des droits de douane et de la récession.

Vous entendez souvent dire que le protectionnisme provoque des récessions, que le Smoot-Hawley Act aurait provoqué la Grande Dépression, etc. Mais c’est loin d’être clair (…). Oui, l’économie de base dit que le protectionnisme nuit à l’économie. Mais celui-ci provoque des dommages via du côté de l’offre, rendant l’économie mondiale moins efficace. Les récessions, cependant, sont habituellement provoquées par une insuffisance de la demande et il n’est pas du tout certain que le protectionnisme ait nécessairement un effet négatif sur la demande.

Je m’explique : une guerre commerciale mondiale pousserait chacun à changer ses dépenses de façon à moins acheter d’importations et davantage acheter de biens et services domestiques. Cela va réduire les exportations de chacun, provoquant des destructions d’emplois dans les secteurs exportateurs, mais cela va en parallèle accroître les dépenses et l’emploi dans les secteurs concurrencés par les importations. Il n’est pas du tout évident dans quel sens irait l’effet net.

Pour donner un exemple concret, considérez l’économie mondiale dans les années cinquante, avant la création du marché commun et bien avant la création de l’OMC. Il y avait beaucoup de protectionnisme et bien moins d’échanges internationaux qu’il n’y en a eu par la suite. (La révolution des conteneurs a eu lieu plusieurs décennies après.) Mais l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord étaient généralement plus ou moins au plein emploi.

Donc pourquoi les accès de colère tarifaires de Trump semblent avoir un effet négatif prononcé sur les perspectives économiques à moyen terme ? La réponse, selon moi, est qu’il ne se contente pas seulement d’accroître les droits de douane, mais qu’il le fait d’une façon imprévisible.

Les gens commettent des confusions quand ils parlent à propos des effets adverses de l’incertitude économique, en utilisant fréquemment le terme d’"incertitude » pour en fait évoquer « une probabilité accrue que quelque chose de mauvais va arriver". Ce n’est pas vraiment de l’incertitude : cela signifie que les anticipations moyennes des événements futurs sont plus pessimistes, donc c’est une chute de la moyenne, non une hausse de la variance. Mais l’incertitude à proprement parler peut avoir de sérieux effets adverses, en particulier sur l’investissement.

Je vais donner un exemple hypothétique. Supposons qu’il y ait deux entreprises, Cronycorp et Globalshmobal, qui seraient affectées de façons opposées si Trump imposait ou non un nouveau train de droits de douane. Cronycorp aimerait vendre des produits que nous sommes en train d’importer et construirait une nouvelle usine pour produire si elle est assurée qu’elle serait protégée par des droits de douane élevés. Globalshmobal considère l’idée de construire une nouvelle usine, mais elle dépend fortement des intrants importés, si bien qu’elle ne construirait pas d’usine si ces importations faisaient l’objet de droits de douane élevés.

Supposons que Trump aille de l’avant (…) en imposant des droits de douane élevés et en les rendant permanents. Dans ce cas, Cronycorp lancera son projet d’investissement, tandis que Globalshmobal annulera le sien. L’effet global sur les dépenses serait plus ou moins un remous. Maintenant, supposons que Trump annonce que nous obtenions un nouvel accord : tous les droits de douane sur la Chine sont annulés, de façon permanente (…). Dans ce cas, Cronycorp va annuler ses projets d’investissement, mais Globalshmobal lancerait le sien. A nouveau, l’effet global sur les dépenses est un remous. Mais maintenant, introduisons une troisième possibilité, celle selon laquelle personne ne sait ce que Trump va faire, probablement même pas Trump lui-même, puisque cela va dépendre de ce qu’il voit sur Fox News la veille au soir. Dans ce cas, ni Cronycorp, ni Globalshmobal ne vont lancer leurs projets d’investissement : Cronycorp parce qu’elle n’est pas sûr que Trump mettra à exécution ses menaces tarifaires, Globalshmobal parce qu’elle n’est pas sûre qu’il ne le fera pas.

Pour le dire de façon technique, les deux entreprises vont voir une valeur d’option à retarder leurs investissements jusqu’à ce que la situation soit plus claire. Cette valeur d’option est fondamentalement un coût pour l’investissement et plus la politique de Trump est imprévisible, plus ce coût est élevé. Et c’est pourquoi les colères commerciales exercent un effet dépressif sur la demande.

De plus, il est difficile de voir ce qui peut réduire cette incertitude. La législation commerciale américaine donne au président une forte autorité discrétionnaire pour imposer des droits de douane ; la loi ne fut pas conçue pour traiter avec un dirigeant qui ne sait pas gérer ses pulsions. Il y a deux ans, plusieurs analystes s’attendaient à ce que Trump soit retenu par ses conseillers, mais ses conseillers les plus compétents ont quitté son administration, beaucoup de ceux qui restent sont stupides et, de toute façon, il paraît qu’il accorde peu d’attention aux conseils des autres.

Rien de tout cela ne garantit une récession. L’économie américaine est énorme, il y a plein d’autres choses qui se passent en-dehors du domaine de la politique commerciale et d’autres domaines de politique économique n’offrent pas autant de liberté pour les caprices présidentiels. Mais maintenant vous comprenez pourquoi les colères tarifaires de Trump ont un tel effet négatif. »

Paul Krugman, « Tariff tantrums and recession risks », 7 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

lundi 17 juin 2019

La reprise américaine fête son dixième anniversaire

« Ce mois marque le dixième anniversaire de la reprise économique des Etats-Unis. Juin 2009 avait marqué le "creux", la fin de la Grande Récession de 2007-2009. (Mais attention, dire que la récession est finie signifie avant tout que l’économie a atteint "le fond".)

Qui ou quoi a eu le mérite d’avoir contribué à la durée de cette expansion ? Beaucoup de choses ont dû contribuer à mettre un terme à la chute libre que l’économie a connue en janvier 2009 (une chute qui se reflétait à travers une destruction d’emplois, une contraction de la production et un effondrement des marchés financiers) et le début de la reprise en juin 2009. Il y a aussi eu des choses qui ont contribué à freiner la reprise qui s’ensuivit (son rythme de croissance ayant été deux fois moindre que celui de l’expansion de 1991-2001).

Mais la meilleure réponse de la question de la durée de l’expansion de 2009-2019 est désespérément simple. La récession de 2007-2009 est la pire qu’ait connue l’économie américaine depuis celle des années trente. Plus le trou est profond, plus il faut du temps en pour ressortir. Certains diraient que Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont prédit avec précision que la reprise qui suit une récession synchrone à une crise financière sévère prend plus de temps qu’une reprise suivant tout autre type de récession. Mais je dirais que leur prédiction la plus impressionnante concernait la profondeur de la récession elle-même ; la longueur de la reprise qui s’ensuivit découle essentiellement de la profondeur de la contraction.

La date du dixième anniversaire est particulièrement remarquable parce que (en supposant que les Etats-Unis ne soient pas déjà, sans le savoir, dans une nouvelle récession) l’actuelle expansion est en passe d’être la plus longue expansion qui ait été enregistrée aux Etats-Unis. Ce record est pour l’heure détenu par l’expansion longue de 10 ans que les Etats-Unis ont connue de mars 1991 à mars 2001. (Techniquement, les enregistrements de pics et creux de l’activité américaine remontent jusqu’à 1854.) L’expansion américaine longue de dix ans est cependant loin de constituer l’expansion la plus longue que les pays développés aient connue. L’honneur revient à l’expansion économique de l’Australie qui a débuté au milieu de l’année 1991 et qui est toujours en cours, si bien qu’elle arrive à sa vingt-huitième année.

La base pour la datation de l’expansion en Australie et presque tous les autres pays est la règle qui définit une récession comme une période de croissance négative du PIB au minimum de deux trimestres consécutifs. Les Etats-Unis sont presque les seuls à établir officiellement les dates de début et fin des récessions, non pas selon la règle des deux trimestres, mais par un processus moins mécanique qui prend en compte le chômage et divers autres indicateurs en plus du critère du PIB. (Le gouvernement du Japon utilise une procédure moins mécanique.)

Les creux et pics de l’économie américaine sont identifiés par le comité de datation du cycle d’affaires du National Bureau of Economic Research. Le NBER est une organisation de recherche privée non lucrative. (Je suis membre de ce comité, mais ne parle pas en son nom. J’écris cette colonne pour donner mon seul avis personnel.) Les dates du NBER sont officielles dans le sens où le Département du commerce et d’autres agences gouvernementales des Etats-Unis dépendent d’elles, par exemple, pour leurs graphiques. Dans certains autres pays, il existe des institutions qui s’écartent aussi de la règle automatique des deux trimestres et qui cherchent à dater les points de retournement du cycle d’affaires en se basant sur divers critères. Mais leurs chronologies ne sont pas reconnues par les autorités de leurs pays respectifs et tendent à recevoir moins d’attention de la part des médias. De tels organismes incluent notamment l’OCDE et le comité de datation du cycle d’affaires pour la zone euro du CEPR.

Le choix de la méthode utilisée pour dater les cycles d’affaires n’est pas neutre. Par exemple, l’économie italienne a connu plusieurs récessions distinctes depuis 2008 si l’on utilise la règle standard des deux trimestres, mais une unique longue récession si l’on appliquait une approche faisant davantage sens.

La règle des deux trimestres de croissance négative a clairement des avantages et des inconvénients relativement à l’approche du comité du NBER. Un avantage à la règle automatique est qu’elle apparaît généralement plus objective. Un autre avantage est que le public est mis au courant d’un point de retournement cyclique dans un délai de quelques mois, c’est-à-dire le temps de compiler les statistiques relatives au PIB. Le NBER, à l’inverse, attend typiquement un an ou plus encore, le temps de compiler toutes les données nécessaires, avant d’annoncer un point tournant. Ses annonces sont tournées en ridicule à cause de la longueur de ce délai.

Un désavantage majeur de la règle des deux trimestres est que les statistiques du PIB sont habituellement révisées après coup, ce qui peut nécessiter de réviser rétroactivement les points de retournement. Par exemple, une récession en 2011-2012 avait été annoncée au Royaume-Uni, avant de ne plus être considérée comme telle lorsque les données du PIB furent révisées en juin 2013. Par conséquent, les évocations de la récession dans les discours des politiciens britanniques ou les travaux des chercheurs, faites de bonne foi à l’époque, se révélèrent erronées après coup. La raison pour laquelle le NBER attend si longtemps avant d’annoncer un pic ou un creux est qu’ainsi il peut être raisonnablement sûr qu’il n’aura pas à réviser son jugement à l’avenir. De même, le gouvernement japonais attend une année ou même davantage.

Une raison relativement mineure plaidant en faveur d’alternatives à une procédure basée sur le seul PIB est que cette dernière ne permet pas de désigner des mois précis, puisque la plupart des pays ne compilent les statistiques relatives au PIB que sur une base trimestrielle. Certaines complications techniques nécessitent une interprétation même en ce qui concerne la mesure de la production domestique brute à utiliser. Le NBER met le revenu intérieur brut réel "sur un pied d’égalité" avec la mesure du produit intérieur brut basé sur les dépenses qui est plus largement connue. Les conséquences des différences méthodologies statistiques pour mesurer le PIB peuvent être énormes dans certains pays, par exemple l’Inde ces dernières années.

Une autre raison pour abandonner la règle des deux trimestres est plus fondamentale. Certains pays connaissent des ralentissements brutaux ou des périodes d’"activité économique diminuée" (…) et ils ont pourtant des taux de croissance tendanciels de long terme qui sont soit si élevés, soit si faibles que la règle de croissance négative ne capture pas ce qui est recherché. Considérons, tout d’abord, une situation où la règle rapporterait un nombre excessif de "récessions". Au Japon, la croissance de la population est négative et la croissance de la productivité est bien inférieure à ce qu’elle avait l’habitude d’être par le passé, si bien que la tendance de la croissance de sa production a été en moyenne de 1 % par an au cours des dernières décennies. En conséquence, même de petites fluctuations peuvent rendre la croissance du PIB négative. La règle des deux trimestres suggèrerait que le Japon bascule dans une nouvelle récession environ tous les 4 ans (7 ralentissements au cours des 26 années depuis 1993).

Maintenant, considérons le problème opposé, comment la règle des deux trimestres peut rapporter trop peu de récessions. Certes, le succès de l’Australie peut être attribué à l’adoption de réformes structurelles depuis les années quatre-vingt, telles que l’ouverture au commerce international et l’adoption d’un taux de change flottant. L’une des raisons expliquant pourquoi le PIB n’a pas connu de baisse au cours des 28 dernières années, cependant, est que ses taux de croissance de la population et de la main-d’œuvre sont substantiellement plus élevés que ceux des Etats-Unis et d’autres pays de l’OCDE, en particulier d’Europe et d’Asie de l’Est. La Chine constitue un autre exemple. Elle n’a pas eu de récession depuis 26 ans (depuis 1993). Bien sûr, la performance de son économie a été incroyable. Comme la plupart des pays, elle a souffert de la Grande Récession en 2008-2009, mais même avec une perte de croissance de 8 points de pourcentage (la croissance chinoise est passée de 14 % en 2007 à 6 % en 2008), ce ralentissement n’a pas suffi pour amener la croissance chinoise en territoire négatif. La raison, bien sûr, est que son taux de croissance potentielle était très élevé (due à la croissance de la productivité).

En supposant que l’expansion américaine se poursuive au moins jusqu’en juillet, elle obtiendra le record en termes de durée que détenait jusqu’à présent l’expansion (de 120 mois) qu’avait connue l’économie américaine entre 1991 et 2001. Mais il faut noter que si la datation des cycles d’affaires aux Etats-Unis se faisait sur la base de la règle qu’appliquent la plupart des autres pays, la récession de mars-novembre 2011 n’aurait pas été enregistrée comme telle. Elle n’inclut pas deux trimestres consécutifs de croissance négative du PIB, mais plutôt deux trimestres de croissance négative au milieu desquels était compris un trimestre de croissance positive. (…) Selon cette interprétation, le record des Etats-Unis serait détenu par une expansion longue de 17 ans allant du premier trimestre 1991 au quatrième trimestre 2007 et l’actuelle expansion serait bien loin de la détrôner. »

Jeffrey Frankel, « Tenth birthday of the june 2009 recovery », in Econbrowser (blog), 17 juin 2019. Traduit par Martin Anota



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« Peut-on féliciter Trump pour la bonne santé de l’économie américaine ? »

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vendredi 7 juin 2019

Comment saurons-nous qu'une récession est sur le point d'éclater aux Etats-Unis ?

« Cela peut sembler étonner de parler en cet instant précis de récessions. La croissance du PIB est forte et (selon les données du mois d’avril) le taux de chômage s’élève à 3,6 %, soit son plus faible niveau depuis 1969. Nous connaissons aussi une expansion économique inhabituellement longue. La Grande Récession a officiellement fini en juin 2009, avec une croissance de l’emploi privé continue reprenant à partir de mars 2010. Cela a permis à l’économie américaine de connaître la plus longue période ininterrompue de croissance de l’emploi de son histoire.

Alors que d’autres indicateurs de la santé du marché du travail ne sont pas aussi positifs et que les moyennes ne reflètent pas toujours la diversité des expériences sur le marché du travail que connaissent les individus ou les régions, le portrait général est celui d’un marché du travail solide. Pourtant, l’Histoire nous dit que la bonne conjoncture ne dure pas et les tensions internationales et divers indicateurs du marché financier ont récemment suscité certaines inquiétudes. Inévitablement, une nouvelle récession va arriver, ses conséquences seront douloureuses pour les travailleurs, les entreprises et les gouvernements. La durée de cette expansion soulève des questions urgentes : quand va-t-elle s’achever ? allons-nous voir en avance l’arrivée de la prochaine récession ?

Les approches les plus directes pour identifier les récessions (en attendant que le National Bureau of Economic Research n’annonce une récession ou en attendant avant de voir le PIB chuter pendant deux trimestres consécutifs) sont appropriées pour l’analyse historique, mais elles sont trop tardives pour être utiles pour la politique économique. Par exemple, le NBER a annoncé la Grande Récession en décembre 2008, soit un an après le début de la récession, soit bien trop tard pour amorcer une réponse monétaire ou budgétaire appropriée.

Alors qu’(…) une réponse en temps opportun peut atténuer les dommages, elle nécessite des indicateurs en temps réel qui puissant précisément identifier les récessions. Nous croyons que le taux de chômage est le plus important de ces indicateurs : des hausses rapides du taux de chômage, qu’importe son niveau, nous aident à rapidement observer les récessions. Bien sûr, les variations du taux de chômage national ne nous disent pas tout ce que nous aimerions savoir sur la santé des marchés du travail. En particulier, ils n’indiquent pas dans quelle mesure les travailleurs ont quitté la population active ou subissent du sous-emploi, deux situations importantes pour saisir le degré de mou sur le marché du travail. Mais les hausses du taux de chômage peuvent nous dire à propos de la détérioration du marché du travail en quasi-temps réel.

En fait, l’économiste Claudia Sahm a constaté (…) que si le taux de chômage (plus exactement, sa moyenne mobile sur trois mois) est au moins supérieur de 0,5 point de pourcentage au-dessus de son minimum des 12 mois précédents, alors l’économie américaine est déjà en récession. (…) L’indicateur a correctement signalé une récession 4-5 mois suite au début de la récession et n’a jamais annoncé par erreur une récession depuis 1970 (...) »

Ryan Nunn, Jana Parsons et Jay Shambaugh, « How will we know when a recession is coming? », in Brookings (blog), 6 juin 2019. Traduit par Martin Anota



Les choses pourraient ne pas être différentes cette fois-ci


« Estimer la probabilité qu’une récession éclate à court terme se révèle être un véritable défi pour les économistes. Chaque cycle semble légèrement différent du précédent et essayer de trouver des indicateurs avancés précis de crises nous mène soit à en annoncer erronément, soit à les manquer comme certains risques sont sous-estimés. Comme les Etats-Unis entrent dans la plus longue expansion qu’ils aient connue de leur histoire, nous nous demandons à nouveau s’il existe des indicateurs fiables qui pourraient nous aider à prévoir la date du prochain point de retournement.

Sans fournir une liste exhaustive de tous les candidats, mettons en avant l’interaction entre trois régularités statistiques et ce qu’ils nous informent (ou non) sur les risques à venir :

Trois régularités statistiques (liées):

1. La courbe des taux (yield curve) tend à s’inverser avant une récession.

GRAPHIQUE Courbe des taux aux Etats-Unis : taux des bons du Trésor à 10 ans moins taux des bons du Trésor à 3 mois

Antonio_Fatas__Etats-Unis_yield_curve_courbe_des_taux.png

2. Les Etats-Unis ne semblent pas être capables de soutenir un faible taux de chômage. A chaque fois que l’économie américaine atteint le "plein emploi" (ou même avant qu’elle l’atteigne), le chômage remonte comme nous atteignons un point de retournement. J’ai déjà écrit sur cette régularité dans mon précédent billet.

GRAPHIQUE Ecart du taux de chômage par rapport à son niveau au début des récessions américaines (en points de %)

Antonio_Fatas__taux_de_chomage_Etats-Unis_autour_des_recessions.png

3. Aucune expansion américaine n’a duré plus de 120 mois. En utilisant les datations des cycles d’affaires du NBER, nous sommes sur le point d’entrer dans la plus longue expansion depuis que leurs données ont commencé en 1857.

Ces trois régularités statistiques sont liées. A mesure qu’une expansion se poursuit, nous voyons une baisse graduelle du taux de chômage et un aplatissement de la courbe des taux. Cela ne devrait pas être surprenant, dans la mesure où les banques centrales relèvent les taux de court terme à mesure que le chômage diminue. Mais ce qui est intéressant, c’est que les Etats-Unis (jusqu’à présent) n’ont pas été capables d’atteindre un état où la courbe des taux reste plate pendant une longue période de temps ou, de façon équivalente, un état où le taux de chômage reste faible pendant de nombreuses années. La pente de la courbe des taux et le taux de chômage suivent des trajectoires en forme de V. Et c’est probablement lié à la durée de l’expansion : quand la reprise commence, le taux de chômage et la pente de la courbe des taux baissent à partir de niveau élevés et, lorsqu’ils atteignent leur plus faible niveau possible, ils rebondissent en fixant une limite pour la durée des expansions. Dans l’actuelle expansion, et après 10 ans, même si nous commencions avec un chômage élevé (comme en 2009), nous devons être très proches du plein emploi (et la courbe des taux est plate ou inversée).

Mais ne s’agit-il pas de simples régularités statistiques sans argument causal évident ? C’est vrai, mais le fait que cette régularité statistique soit robuste et régulière signifie que si les Etats-Unis poursuivent leur expansion pendant quelques années, c’est que "cette fois les choses auront été différentes".

Les choses pourraient-elles être différentes cette fois-ci ?

Est-il possible que les risques ou déséquilibres qui avaient entraîné les précédentes récessions ne soient pas présents ou soient mieux gérés aujourd’hui ? Peut-être. Il est vrai que les cours boursiers ne semblent pas aussi élevés qu’à la veille de la récession de 2001. Il est vrai que les prix de l’immobilier ne semblent pas aussi élevés aujourd’hui que l’année précédant la Grande Récession de 2008. Mais nous ne devons pas oublier qu’au cours de ces années nous avions sous-estimé la pertinence de tels risques. En 2007, les responsables de la Réserve fédérale vantaient la résilience du système financier américain face à une possible chute des prix de l’immobilier. Est-il possible que nous ayons échoué à voir des risques pertinents aujourd’hui ?

Et n’oublions pas que, même ex post, certaines récessions ne sont pas clairement précédées par des déséquilibres excessifs. Ce fut par exemple le cas de la récession de 1990. Cette récession semble être davantage l’accumulation de petits risques combinés à des événements géopolitiques (tels que l’invasion du Koweït par l’Irak). Et alors que certains de ces risques politiques sont difficiles à prédire, il n’est pas difficile de produire une liste des menaces potentielles auxquels le monde fait face (du Brexit aux conflits commerciaux initiés par l’administration Trump en passant à l’instabilité potentielle de la zone euro, etc.)

En résumé, les régularités statistiques suggèrent qu’une récession est imminente. Est-ce que les choses pourraient être différentes cette fois-ci parce qu’il n’y a pas d’amples déséquilibres ? Peut-être. Mais n’oublions pas qu’au cours des dernières fois nous n’avions pas vu la taille et les implications des déséquilibres d’alors. Et n’ignorons pas la longue liste de risques potentiels qui pourraient se matérialiser et produire un ralentissement mondial qui pourrait facilement faire basculer les Etats-Unis et peut-être d’autres pays dans une récession. Les choses pourraient ne pas être différentes cette fois-ci. »

Antonio Fatás, « This time might not be different », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 6 juin 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« L’inversion de la courbe des taux signale-t-elle l’imminence d’une récession aux Etats-Unis ? »

« L’insoutenabilité du plein emploi, ou pourquoi les Etats-Unis seront en récession l’année prochaine »

« L'expansion américaine va-t-elle mourir de vieillesse ? »

mercredi 7 octobre 2015

Quelles sont les conséquences des récessions ?

« La crise financière mondiale a mis un coup de projecteur sur l’effet d’hystérèse, hypothèse selon laquelle les récessions pourraient avoir des effets permanents et se traduire à terme par une baisse de la production. Le graphique 1 illustre de façon frappante l’évolution de la production aux États-Unis et dans la zone euro depuis 2000 et montre que, depuis la crise financière mondiale, la production paraît suivre une trajectoire plus basse, peut-être même une trajectoire plus basse, en particulier dans la zone euro.

GRAPHIQUE 1 PIB réel des pays avancés (en indices, base 100 au premier trimestre 2000)

Blanchard_Cerutti_Summers__PIB_reel_pays_avances_Etats-Unis_zone_euro.png

Pour comprendre ce que cette évolution a de singulier, Blanchard, Cerutti et Summers (2015) ont étudié 122 récessions survenues dans 23 pays avancés depuis les années 60. Leur analyse de l’évolution relative de la production après chaque récession suit une méthode non paramétrique qui estime et extrapole les tendances précédant les récessions en prenant en considération, entre autres facteurs, le fait qu’une économie peut avoir connu une période d’expansion, et donc se trouver au-dessus de la tendance, avant le début de la récession. Le graphique 2 illustre le cas du Portugal, qui est représentatif d’autres pays. Il apparaît que, depuis 1960, toutes les récessions sauf une sont liées non seulement à une baisse de la production par rapport à la tendance, mais aussi à un recul ultérieur de la croissance tendancielle, qui creuse l’écart entre la production tendancielle réelle et passée.

GRAPHIQUE 2 Portugal : évolution du log du PIB réel et tendances extrapolées

Blanchard_Cerutti_Summers__Portugal_evolution_du_log_du_PIB_reel_et_tendances_extrapolees.png

Plus généralement, l’analyse par ces auteurs de l’écart de production moyen entre la tendance avant les récessions et le log du PIB effectif (sur une période de trois à sept ans suivant les récessions) conclut que deux tiers des récessions sont suivies d’une baisse de la production par rapport à la tendance antérieure, proportion étonnamment élevée. De plus, près de la moitié de ces récessions sont suivies non seulement d’un recul de la production, mais aussi d’une croissance de la production inférieure à la tendance précédant les récessions, ce qui est encore plus surprenant.

Mais une relation de corrélation ne signifie pas nécessairement une relation de causalité. On peut avancer trois explications à ce phénomène :

  • L’effet d’hystérèse : On pense que plusieurs mécanismes peuvent produire des trajectoires de la production plus basses après des récessions. Les crises financières, comme le récent krach mondial, provoquent souvent des transformations institutionnelles, notamment des exigences de fonds propres plus strictes, ou des changements dans les modèles commerciaux des banques, qui peuvent avoir un effet sur la production à long terme. Sur le marché du travail, une récession, ainsi que le chômage élevé qui l’accompagne, peut amener certains travailleurs soit à quitter définitivement leur emploi, soit à devenir inaptes au travail. (Blanchard et Summers, en 1986, établissent aussi un lien entre la hausse du chômage en Europe pendant les années 80 et l’effet d’hystérèse qui prend la forme d’épisodes prolongés de chômage provoquant un changement des institutions du marché du travail.) Pendant une récession, il arrive aussi que les entreprises compriment les dépenses de recherche et développement, et la productivité devient alors inférieure à ce qu’elle aurait été s’il n’y avait pas eu de récession. Il est plus difficile, mais pas impossible, de trouver des mécanismes à travers lesquels une récession se traduit à terme par une croissance inférieure de la production. (Pour distinguer l’effet d’une récession sur le taux de croissance de son effet sur le niveau de production, Ball (2014) appelle le premier "supereffet d’hystérèse".) Une récession peut provoquer des changements de comportement ou amener les institutions à réduire définitivement leurs dépenses de recherche et développement, ou à réduire définitivement les réaffectations. Les changements peuvent aller d’une augmentation des restrictions à la prise de risques par les établissements financiers, imposées par la loi ou volontaires, à des réformes fiscales qui découragent l’activité entrepreneuriale.

  • Les effets dynamiques des chocs du côté de l’offre : Les chocs qui s’exercent du côté de l’offre (les chocs pétroliers et les crises financières, par exemple) peuvent être à l’origine à la fois des récessions et, ultérieurement, du recul de la production. Ainsi, on peut plausiblement avancer que la forte baisse de la production au début de la crise mondiale et la trajectoire de croissance plus basse qui a suivi ont la même cause profonde, à savoir la crise du système financier, qui elle-même se manifeste par un effet intense au début, qui devient plus chronique après.

  • La causalité inverse : Une récession peut être en partie la conséquence de l’anticipation d’un recul de la croissance. Ainsi, une baisse exogène de la croissance tendancielle potentielle peut inciter les ménages à réduire leur consommation et les entreprises à diminuer leurs investissements, et ainsi déclencher une récession.

Pour différencier ces trois explications, Blanchard, Cerutti et Summers (2015) s’intéressent à des décompositions fondées sur la cause première des récessions. Ils se concentrent sur les récessions provoquées par une désinflation intentionnelle — des récessions dues à des chocs du côté de la demande, caractérisées par une forte hausse des taux d’intérêt nominaux, suivie par une désinflation — dans lesquelles la corrélation a plus de chances de s’expliquer par un effet d’hystérèse que dans les deux autres hypothèses. Les auteurs constatent que, même dans le cas de ces récessions, la proportion de récessions suivies d’une baisse de la production par rapport à la tendance antérieure est sensible (17 sur les 28 récessions provoquées par une désinflation intentionnelle). Les conséquences de ces conclusions pour l’action des pouvoirs publics sont importantes, mais éventuellement contradictoires. Lorsque l’on est en présence d’un effet d’hystérèse, en règle générale, les politiques macroéconomiques doivent être plus agressives. L’écart de production par rapport à son niveau optimal est beaucoup plus durable et, par conséquent, plus coûteux qu’on le suppose habituellement. Cela dit, dans la mesure où les deux autres explications sont aussi pertinentes, on risque de surestimer la production potentielle durant et après une récession et, par conséquent, de surestimer l’écart de production. Les politiques macroéconomiques qui reposent sur un écart de production surestimé peuvent alors se révéler trop agressives. Il faut donc que l’arsenal de mesures macroéconomiques soit non seulement adapté à chaque pays, mais aussi propre à chaque récession. »

Olivier Blanchard et Eugenio Cerutti, « Récessions : quelles conséquences ? », in FMI, Perspectives de l'économie mondiale, octobre 2015, pp. 53-54.



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