« Les difficultés à expliquer les variations atypiques du ratio capital sur travail, de la productivité par travailleur et des salaires réels ont récemment amené beaucoup à chercher à réconcilier les faits avec l’économie néoclassique, à faire quelques ajustements dans le paradigme néoclassique ou bien à changer tous les deux. J’ai déjà parlé de la tentative de Joseph Stiglitz de distinguer entre le capital productif (K) et la richesse monétaire (W) pour expliquer pourquoi les ratios richesse sur production aient pu augmenter dans un contexte de stagnation des salaires comme le souligne Thomas Piketty.

Robert Solow a exploré une autre possibilité il y a quelques jours. Retournant à ses travaux séminaux sur la théorie de la croissance d’il y a 60 ans, Solow s’est posé la question suivante : pourquoi supposions-nous qu’il y avait une concurrence pure et parfaite et que les facteurs étaient rémunérés à leur productivité marginale ? Nous savions qu’il y avait des monopoles, continua Solow ; cependant, la théorie de la concurrence imparfaite (Edward Chamberlin et Joan Robinson) existait dès les années trente. Solow dit : "Je n’arrive pas à trouver une bonne raison, mais puisque la théorie et les faits étaient globalement en accord, personne ne s’inquiétait de telles hypothèses". C’est-à-dire, jusqu’à récemment. Comment pouvons-nous expliquer, continua Solow, une divergence soutenue et significative entre la productivité dans les entreprises non agricoles et le salaire réel ? Malgré quelques incertitudes à propos de la mesure des deux variables, il n’y a aucun doute qu’elles aient divergé. Mais cela va à l’encontre de tout ce que nous pensions savoir !

Cependant, si vous supposez un modèle de concurrence imparfaite, où en plus du travail et du capital, il y aussi une rente (due au fait que le prix est plus élevé que la productivité marginale), la question devient : comment la rente va être répartie entre le travail et le capital ? Et jusqu’au début des années quatre-vingt, en raison au pouvoir des syndicats (...), une pénurie relative de la main-d’œuvre, des négociations trilatérales (entre le gouvernement, le capital et le travail), etc., la rente fut répartie de façon favorable au travail. Mais avec le déclin des syndicats, les assauts idéologiques contre le travail (la révolution reaganienne) et une forte expansion du travail peu cher à travers le monde (avec l’intégration de la Chine et de l’Europe de l’Est à l’économie mondiale), le pouvoir de négociation du travail s’est réduit et celui du capital s’est accru. Par conséquent, la part du capital dans le revenu national s’est accrue et la croissance de la productivité s’est découplée de la croissance du salaire réel.

Voici mon interprétation de ce que Solow a dit. Il n’y a pas encore d’article sur le sujet et il se pourrait que j’interprète mal. Ou Solow peut introduire certains changements dans son modèle.

Ce que je trouve intéressant ici est le "mariage" entre une conception néoclassique standard de la répartition du revenu entre travail et capital (parce que même si leurs parts sont déterminées dans une forme de concurrence imparfaite, cette détermination dépend toujours d’une fonction de production néoclassique) et la répartition de la rente qui répond à des facteurs essentiellement politiques. Les lecteurs vont se rappeler que cette dernière fut une vieille idée remontant aux néoricardiens qui affirmèrent simplement que la répartition entre w et r peut s’opérer en un quelconque point de la frontière w-r ; elle est simplement déterminée politiquement. Dans la perspective de Solow, la détermination de la répartition de la rente entre capital et travail n’est pas seulement politique. Elle dépend aussi des raretés respectives des facteurs (ou, pour le dire d’une autre manière, de "l’armée industrielle de réserve" que constituent les chômeurs). Mais les facteurs politiques jouent aussi un rôle : la puissance des syndicats, l’idéologie, le groupe qui contrôle le gouvernement, la crainte d’une révolution, etc. Donc, comme ces facteurs politiques ont changé et se révèlent désormais défavorables au travail, la division du gâteau étant devenue plus favorable au capital.

C’est une belle histoire et j’apprécie tout particulièrement le fait qu’elle combine de façon réaliste une analyse purement économique avec la politique du monde réelle. Elle doit évidemment être étoffée. Solow fut surpris du manque de savoir empirique parmi les économistes à propos des prix et taux de marge en différents secteurs (les taux de marge sont une indication de l’existence de rentes). Apparemment, ce n’est pas l’objet de beaucoup d’études empiriques. Si, comme le dit Solow, nous estimions que 20 à 30 % du revenu national correspond à une rente, alors les facteurs politiques pourraient sûrement expliquer pourquoi la part du revenu rémunérant le capital est à la hausse. Si nous estimions que la rente correspondait plutôt à 2 ou 3 % du revenu national, alors ce récit n’est pas très prometteur. Donc, il faut retourner à l’analyse empirique ! C’est une jolie théorie à tester et celui qui la validerait changerait réellement les choses et obtiendrait une puissante notoriété. Peut-être, qui sait, autant que le fit Solow ! »

Branko Milanovic, « Bob Solow on rents and decoupling of productivity and wages ». Traduit par Martin Anota