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Tag - renminbi

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mardi 20 août 2019

L'administration Trump a-t-elle raison d'accuser la Chine de manipuler le yuan ?

« La guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine s’est intensifiée lors de la première semaine du mois d’août. Le 1er août, Donald Trump a abruptement annoncé le projet d’ajouter des droits de douane de 10 % sur les 300 milliards de dollars d’importations de biens chinoises qui n’avaient pas été touchés par les précédentes hausses de tarifs douaniers. Les autorités chinoises ont laissé leur devise, le renminbi, chuter sous le seuil visible des 7 renminbis pour un dollar. L’administration américaine a immédiatement réagi le 5 août en qualifiant la Chine de "manipulateur de devise" ; c’est la première fois qu’un pays reçoit ce qualificatif depuis 25 ans. Les commentateurs ont parlé de guerre de devises, tandis que les investissements ont réagi en envoyant immédiatement les marchés boursiers à la baisse.

L’accusation que la dépréciation du renminbi est une manipulation de la devise pour gagner un avantage compétitif déloyal n’est pas exacte. Il serait plus correct de dire que les autorités chinoises ont laissé faire les pressions du marché (il y a eu plus de vendeurs que d’acheteurs de renminbi sur le marché des changes) et que la source immédiate des pressions de marché a été l’annonce par Trump de nouveaux droits de douane.

La théorie des manuels dit que les droits de douane n’arrivent pas à améliorer le solde commercial de la façon par laquelle pensent leurs partisans. Quand le taux de change est déterminé par le marché, il varie de façon à compenser le droit de douane. Intuitivement, si les droits de douane amènent les consommateurs américains à ne plus acheter de biens chinois, alors la demande de renminbi sur le marché des changes va chuter. Donc le prix du renminbi va chuter.

Les critères pour parler de manipulation de devise

Le Congrès américain en 1988 a donné au Trésor la tâche d’évaluer sur les partenaires à l’échange manipulaient leur devise. Il donna trois critères spécifiques au Trésor pour qu’il puisse établir son jugement. (Le Congrès modifia légèrement les règles en 2015.) Deux des trois tests coïncident avec les critères en vigueur au niveau international pour parler de manipulation, selon les articles de l’Accord du FMI : une intervention durable de la part d’un pays en vue de pousser à la baisse la valeur de sa devise et un large excédent de compte courant. La Chine ne viole aucun de ces deux critères.

Le troisième critère spécifié par le Congrès (un large déséquilibre bilatéral avec les Etats-Unis) ne fait pas sens en termes économiques et par conséquent il ne joue aucun rôle dans les accords internationaux. Les Etats-Unis connaissent de larges déficits bilatéraux avec la plupart de leurs partenaires à l’échange. (C’est simplement parce que son déficit commercial total est important et continue de croître, ce qui constitue la conséquence prévisible des actions de Trump pour financer le déficit budgétaire américain, un schéma familier connu sous le nom de déficits jumeaux.) Le troisième critère retenu dans les accords internationaux est une évaluation du niveau du taux de change. (Le renminbi était sous-évalué par la plupart des tests entre 2004 et 2008, mais probablement surévalué en 2014.) Avec le déclin subséquent entre 2014 et 2019, un rapport du FMI publié le 24 juillet jugea la valeur de la devise chinoise au niveau "justifié par les fondamentaux et des politiques désirables". En tout cas, même sous les procédures américaines, le seul critère du déficit commercial bilatéral n’est pas supposé suffire pour qualifier un pays de manipulateur.

Pendant trente ans, le Trésor américain a rempli son mandat vis-à-vis du Congrès d’une façon professionnelle, et ce indépendamment de la couleur partisane de la personne à la tête de la Maison Blanche. La décision abrupte d’accuser la Chine de manipulation de devise ce mois-ci malgré le fait qu’elle ne remplisse aucun critère constitue un autre cas où Trump piétine de façon inconsidérée les normes en vigueur, l’expertise professionnelle, la crédibilité à long terme des institutions américaines et même la signification de la loi.

Certes, il y a eu une époque, en particulier entre 2004 et 2008, où la Chine a agi de façon à maintenir sa devise significativement sous-évaluée. De 2004 au milieu de l’année 2014, les autorités chinoises intervenaient massivement pour ralentir l’appréciation de la devise tirée par le marché. Graduellement au cours de la décennie, la devise s’est néanmoins appréciée, en l’occurrence de 30 % vis-à-vis du dollar.

Ensuite, la direction du vent changea. Pendant les cinq dernières années, les autorités chinoises sont intervenues pour ralentir la dépréciation du renminbi contrairement aux accusations récurrentes formulées par Trump et d’autres politiciens américains. La valeur de la devise a atteint son pic au milieu de l’année 2014. Ensuite, les pressions du marché l’ont poussé à la baisse, initialement en raison du ralentissement de la croissance chinoise et un assouplissement de sa politique monétaire. En 2015 et 2016, la banque centrale chinoise dépensa 1.000 milliards de dollars en réserves de change étrangères, à partir d’un stock accumulé total de 4.000 milliards de dollars, de façon à pousser le renminbi à la hausse. C’est de loin la plus large intervention dans l’histoire en vue de soutenir une monnaie. Au-delà des interventions de la banque centrale chinoise, la Chine a aussi utilisé d’autres outils pour contenir la dépréciation. (…)

Il est juste d’interpréter la décision du 4 août de Pékin de laisser le taux de change passer la barrière des 7 renminbi pour un dollar comme une réponse délibérée des dirigeants chinois à la dernière offensive tarifaire de Trump. Mais il y a davantage que cela. La Chine s’est inquiétée à l’idée de voir le renminbi chuter trop loin trop vite, déstabilisant les marchés financiers. La décision de le laisser se déprécier fut une reconnaissance déplaisante des réalités du marché. Les droits de douane de Trump ont été de plus en plus importants parmi ces réalités du marché. Ce sont eux, non la manipulation, qui sont la cause fondamentale de la récente évolution du taux de change.

Une guerre des devises ?

Trump maîtrise la vieille astuce consistant à accuser les autres des transgressions qu’il a lui-même commises ou pensé commettre. Il veut manipuler le dollar. Il a fait pression sur la Réserve fédérale pour qu’elle réduise ses taux d’intérêt, ce qui est en soi une violation de normes domestiques depuis longtemps en vigueur. Il a explicitement parlé d’affaiblir le dollar, ce qui met non seulement fin à une trentaine d’années d’orientation de la politique américaine en faveur d’un "dollar fort", mais constitue aussi une violation des plus récents accords internationaux informels. Il voit clairement le monde comme un jeu de dépréciation compétitive. (Certains candidats démocrates à la présidence se sont également montrés désireux d’affaiblir le dollar en gérer activement le taux de change.)

La Maison Blanche a dit le mois dernier qu’elle avait même considéré la possibilité d’intervenir directement sur le marché des changes pour pousser le taux de change du dollar à la baisse, en vendant des devises étrangères en échange de dollars. (Trump a déclaré le 26 juillet : "je pourrais le faire en deux secondes si je le voulais".)

Cela semble peu probable. La dernière fois que les Etats-Unis ont entrepris un effort pour faire déprécier le dollar vis-à-vis d’autres devises, lors de l’Accord du Plazza de 1985, cela fonctionna seulement parce que ce fut partie intégrante d’un effort coopératif du G7 visant à corriger un désalignement reconnu. L’objectif était de couper court au protectionnisme du Congrès, alors que Trump veut une dépréciation du dollar précisément de façon à soutenir ses droits de douane.

Les circonstances sont très différentes aujourd’hui. Si les Etats-Unis s’engageaient dans une pure guerre de devises avec la Chine, ils se retrouveraient sans munitions. La taille de l’arsenal du Trésor américaine pour les interventions sur le marché des changes (arsenal connu sous le nom de Fonds de Stabilisation des Changes) représente une petite fraction (environ un trentième) des munitions détenues par les autorités chinoises sous la forme d’actifs étrangers. De plus, peu importe à quel point la politique américaine est insensée, les marchés financiers mondiaux continuent de répondre à toute intensification des perceptions de risque mondial en se tournant vers les dollars américains, la monnaie-refuge. Paradoxalement, la volatilité trumpienne peut envoyer le dollar à la hausse, plutôt qu’à la baisse.

Les gouvernements majeurs se sont conformés à un accord informel de 2013 visant à refréner les dépréciations compétitives, en définissant celles-ci comme des interventions cherchant explicitement à faire déprécier une monnaie via notamment des interventions directes sur le marché des changes. Pour être juste, les moulins à vent auxquels Trump fait chimériquement allusion peuvent ne pas être totalement imaginaires, si les guerres de devises sont définies de façon bien plus large pour qualifier toute décision des banques centrales d’assouplissement de la politique monétaire qui aurait pour effet prévisible de faire déprécier leur monnaie. La Banque d’Angleterre a réagi au référendum du Brexit avec un assouplissement monétaire qui contribua à faire déprécier la livre sterling. Plus récemment, la BCE a réagi à un ralentissement de la croissance européenne en signalant une politique monétaire plus accommodante que ce qui avait été anticipé l’année dernière.

Les guerres commerciales (ou dépréciations compétitives) ont toujours été décrites avec les mêmes termes que les guerres commerciales. Les unes et les autres sont associées aux politiques du "chacun pour soi" de la Grande Dépression, quand chaque pays essayait de gagner un avantage compétitif vis-à-vis de ses partenaires à l’échange dans un exercice collectivement vain. Le système international coopératif d’après-guerre élaboré à Bretton Woods en 1944 était conçu de façon à éviter une répétition des erreurs des années trente : le projet était d’éviter les dévaluations compétitives en ancrant les taux de change et en réduisant les droits de douanes via les négociations multilatérales. En vérité, les guerres de devises sont moins dommageables que les guerres commerciales. Donc l’importance de la coordination internationale est moins claire concernant les premières. Une guerre de devises peut se traduire par une politique monétaire plus accommodante à travers le monde. Mais une guerre commerciale totale peut vraiment faire dérailler l’économie mondiale et ses marchés financiers. La réaction des Etats-Unis au franchissement du taux de change de la ligne des 7 renminbis pour un dollar apparaît comme une autre étape dans l’escalade de la maudite guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Et le risque est que les baisses de taux d’intérêt de la Fed donnent l’impression aux politiciens que la politique monétaire peut réparer les effets de leurs erreurs en matière de politique commerciale. »

Jeffrey Frankel, « RMB reaches 7.0; US names China a manipulator », in Econbrowser (blog), 12 août 2019. Traduit par Martin Anota

aller plus loin... lire « L’énigme du yuan »

jeudi 30 mars 2017

Trump, les réunions multilatérales et les accusations de manipulation de devise

« Steven Mnuchin, le Secrétaire du Trésor américain, est déjà coincé de tous les côtés. Les contraintes domestiques viennent des promesses que Trump et lui ont faites et des lois de l’arithmétique. Comment parviendra-t-il à réconcilier les propositions budgétaires sur lesquelles le candidat Trump a fait sa campagne avec la promesse d’une "règle de Mnuchin" selon laquelle les impôts ne seront pas réduits pour les riches ? C’est même encore plus difficile que le dilemme auquel font traditionnellement face les Secrétaires au Trésor républicains : avoir à expliquer comment de massives baisses d’impôts (auxquelles ils sont réellement engagés) peuvent se concilier avec une réduction du déficit budgétaire (à laquelle ils prétendent être engagés).

Plusieurs de ses prédécesseurs ont trouvé qu’ils avaient plus de latitude dans la partie internationale de leur fonction que dans sa partie domestique. (…) Mais Mnuchin va avoir plus de difficultés qu’eux sur le plan international. Tout d’abord, l’administration actuelle a indiqué de plusieurs façons qu’elle ne désire plus assurer la mission de meneur dans le système mondial. Le meneur est celui qui persuade les autres pays que s’accorder sur certaines règles, telles que celles d’un système d’échanges ouvert, est dans l’intérêt de chacun. L’administration Trump n’a pas intérêt à jouer ce rôle. Elle considère que la chose appropriée à faire dans les négociations internationales consister à faire des demandes unilatérales.

Ce serait une bonne chose que Mnuchin réalise qu’il n’est approprié d’accuser la Chine de manipulation de devise qu’en avril, lorsque le rapport biannuel du Trésor au Congrès sera publié, et non le jour même où Trump accède à la présidence. Mais il ne doit pas se saisir de cette opportunité. Il doit expliquer à son chef que la Chine ne manipule plus sa devise, et ce avant la réunion de Trump avec le Président chinois Xi jin Ping qui est programmée pour le 6-7 avril, à Mar-a-Lago. Le Président Trump a explicitement répété les accusations de manipulation de devise qu’il a tenues durant sa campagne à l’encontre des Chinois.

Les "négociateurs" ne gagnent rien en se lançant dans une esbroufe mal informée sur laquelle ils seront par la suite obligés de revenir. On l’a vu lorsque Trump remit en question la politique de la "Chine unique" en décembre, avant de faire machine arrière sans surprise en appelant le Président Xi le 9 février. L’imprédictibilité n’est pas toujours un avantage, comme il semble le penser. Les Chinois connaissent la différence entre user d’un argument de négociation et perdre la face. Trump est maintenant affaibli pour traiter avec la Chine. Un meneur au cerveau fonctionnel en tirerait une leçon.

Est-ce que la Chine manipule sa monnaie ? Le vocabulaire relatif aux "manipulations de taux de change" trouve son origine dans une décision des membres du FMI en 1977. Parmi les divers critères utilisés pour déterminer si un pays manipule intentionnellement sa devise pour gagner un avantage compétitif et influencer la balance des paiements, la condition sine qua non est l’achat systématique de devises étrangères pour pousser à la baisse la valeur de la devise nationale ("l’intervention prolongée à grande échelle dans un sens sur le marché des changes"). Les deux autres critères sont le solde du compte courant du partenaire et la valeur de sa devise (par exemple, jugée au regard de la compétitivité-prix internationale par rapport à une référence appropriée).

Ce sont les trois critères dans le droit international. Les rapports biannuels que le Trésor américain transmet au Congrès à propos des politiques de change des principaux partenaires à l’échange étaient originellement mandatés dans une loi de 1988, puis "renforcés" par une loi de 2015. Le Trésor inclut le solde commercial bilatéral du pays vis-à-vis des Etats-Unis comme l’un des trois critères, même si les soldes bilatéraux ne jouent en soi aucun rôle que ce soit selon les règles du FMI ou selon la logique économique. (Que les Etats-Unis connaissent des déficits bilatéraux commerciaux avec plusieurs pays s’explique par des facteurs autres que la politique de change. En l’occurrence, les Etats-Unis connaissent un déficit commercial parce qu’ils ont une faible épargne nationale. Et il est susceptible de s’aggraver avec les mesures budgétaires que Trump a promises.) (…)

Il est vrai que le renminbi était sous-évalué en 2004 (d’environ 30 % selon les estimations), d’après une large variété de critères. Mais aujourd’hui la Chine ne peut plus être accusée de manipuler sa devise selon n’importe lequel des trois critères acceptés au niveau international : le niveau du taux de change, le solde commercial et l’usage de réserves de change. Le renminbi s’est apprécié de 37 % entre 2004 et 2014 (sur une large base réelle pondérée par les échanges). Son excédent commercial, après avoir atteint de 9 % du PIB en 2007, a ensuite diminué avec le recul de sa compétitivité-prix (…).

De plus, en 2014, comme l’économie chinoise ralentissait relativement à l’économie américaine, les entrées de capitaux de la Chine laissèrent place aux sorties de capitaux. Par conséquent, la balance de paiements se retrouva en déficit. Les réserves de change attinrent un pic en juillet de cette année et ont chuté depuis lors. Loin de pousser le renminbi à la baisse, la Banque populaire de Chine a dépensé des milliers de milliards de dollars de réserves au cours des trois dernières années pour essayer de soutenir sa devise sur le marché des changes, de loin la plus grande intervention de ce genre au cours de l’histoire. Les autorités ont aussi renforcé les contrôles sur les sorties de capitaux, à nouveau avec l’objectif de résister à la dépréciation. Elles ont réussi, dans le sens où, malgré certains fondamentaux adverses, le renminbi a continué d’être l’une des devises les plus recherchées au monde (…).

Ces points ne sont pas nouveaux. Certes, il fallut du temps pour que les commentateurs américains notent les changements concernant la politique de change chinoise. Maintenant, ces changements datent d’il y a trois ans et beaucoup de commentateurs l’ont maintenant noté. Mais pas le Président américain. Certains autres pays en Asie vérifient un ou plusieurs critères de la manipulation. L’excédent commercial de la Corée du Sud s’est élevé à environ 7 % du PIB et son compte courant est même encore plus élevé ; mais elle n’accumule pas des réserves de change de la même façon qu’il y a quelques années. Même chose avec la Thaïlande. Il n’est pas certain qu’un pays asiatique vérifie tous les critères.

Peter Navarro, le directeur du Conseil du Commerce national de Trump, pointe du doigt l’Allemagne, en disant qu’elle 'continue d’exploiter aussi bien d’autres pays-membres de l’UE que les Etats-Unis avec un 'implicite deutsche mark' assez sous-évalué". Il est vrai que l’excédent commercial de l’Allemagne s’élève au niveau élevé de 8 % du PIB et que son excédent de compte courant est proche de 9 % du PIB, ce qui est en effet excessif. Mais l’Allemagne n’a pas eu sa propre devise depuis que le mark a laissé place à l’euro en 1999. La BCE n’a pas opéré sur le marché de change depuis plusieurs années ; et quand elle le fit, l’intervention visait à soutenir l’euro, pas à le pousser à la baisse.

Compte tenu de l’absence d’intervention directe sur le marché des changes parmi les pays du G7, ceux qui prétendent que des pays manipulent leur devise suggèrent que certains gouvernements font d’autres choses pour maintenir leurs devises sous-évaluées, par exemple accroître l’offre de monnaie. Bien sûr, les banques centrales s’engagent dans la relance monétaire en sachant que celle-ci risque d’entraîner une dépréciation de leur devise et une relance de leurs exportations. Mais on ne doit pas oublier que 1) les pays ont le droit d’utiliser la politique monétaire pour répondre aux conditions économiques domestiques ; 2) dans des situations normales, cela nécessiterait qu’une personne sache lire dans les pensées pour savoir si la dépréciation de la devise était le principal motif derrière la relance ; 3) une relance monétaire efficace va aussi accroître le revenu via les canaux domestiques et par conséquent accroître les importations, si bien que l’effet net sur le solde commercial peut aller aussi bien dans un sens que dans l’autre ; 4) si d’autres pays n’aiment pas les dynamiques de leur taux de change et de leur solde commercial, ils sont libres d’entreprendre une expansion de leur propre politique monétaire. En 2010-2011, ce sont les arguments qui ont été donnés (avec raison) pour défendre le programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) de la Fed et la dépréciation du dollar, quand les autorités brésiliennes accusèrent les Etats-Unis de s’engager une "guerre de devises".

L’accusation de manipulation de devise que l’administration Trump a portée à l’encontre de l’Allemagne est tout particulièrement stupide. Il est vrai que la BCE a répondu à la récession mondiale de 2008-2009 (tardivement) en réduisant ses taux d’intérêt et en entreprenant un assouplissement quantitatif et que cela a contribué à la dépréciation de l’euro. Mais tout le monde sait que l’Allemagne s’est régulièrement opposée à la relance monétaire de la BCE. On n’a pas à lire dans les pensées des responsables allemands pour voir qu’une accusation de manipulation constitue un non-sens.

D’autres forces ont à l’œuvre derrière l’affaiblissement des devises étrangères vis-à-vis du dollar. Peut-être que la plus grande de ces forces ces cinq derniers mois a été Donald Trump lui-même. L’annonce d’un possible accroissement des tarifs douaniers vis-à-vis du Mexique, de la Chine et d’autres partenaires à l’échange a contribué à faire déprécier ces devises vis-à-vis du dollar. La proposition d’une Taxe d’Ajustement à la Frontière a le même effet. Finalement, Trump a promis de fortes réductions d’impôts et elles sont susceptibles d’être votées au Congrès (bien qu’il ait grandement retardé ses projets fiscaux en faisant d’une priorité la refonte de l’Obamacare). Cela risque de se traduire par un accroissement rapide de la dette publique, or celle-ci va probablement pousser à la hausse les taux d’intérêt, le dollar et le déficit commercial.

Le calendrier multilatéral inclut une réunion des leaders du G7 en Sicile en mai et un sommet du G20 à Hambourg en juillet. La tâche peu enviable de Mnuchin est de réconcilier Trump avec la réalité d’ici là. »

Jeffrey Frankel, « Mnuchin, multilateral meetings, money manipulation, and message mayhem », in Econbrowser (blog), 25 mars 2017. Traduit par Martin Anota

samedi 3 décembre 2016

L’équilibre dual de la Chine

« Il y a quelques semaines, Doakai (David) Li a affirmé que le "bon" taux de change pour la Chine n’est pas clairement déterminé par ses fondamentaux ou, pour être plus exact, que deux niveaux de taux de change différents sont compatibles avec les fondamentaux de la Chine.

"Actuellement, le régime du taux de change du yuan se caractérise par des équilibres multiples. Lorsque nous nous attendons à ce que le yuan se déprécie, les investisseurs financiers vont convertir de larges montants de yuans en dollars, ce qui provoque alors des sorties de capitaux massives et une nouvelle dépréciation de la devise. Si nous nous attendons à ce que le yuan reste stable, les mouvements de capitaux transfrontaliers et le taux de change seront relativement stables. La subtilité tient au fait que la liquidité en Chine est la plus forte au monde. S’il n’y a aucun signe de changement des anticipations relatives au taux de change, l’ample liquidité dans le yuan se traduit par des pressions sur les flux de capitaux transfrontaliers."

Si les résidents chinois gardent confiance dans leur devise et ne l’échangent pas contre des actifs étrangers, l’actuel excédent commercial de la Chine doit soutenir la devise à peu près à son niveau actuel. Inversement, si les résidents chinois perdent confiance dans le yuan, les sorties de capitaux vont épuiser les réserves de la Chine, à moins que la version financière du grand pare-feu (les contrôles de capitaux) adopté par la Chine parvienne à contenir les sorties.

J’ai été particulièrement été intéressé par les propos de Li, car ils rejoignent mes propres idées. J’affirmerais qu’il n’y a pas simplement plusieurs équilibres de taux de change possibles pour la Chine ; il y a également au moins deux équilibres macroéconomiques possibles.

A l’équilibre associé à un "yuan" fort, les sorties de capitaux sont maintenues à un niveau que la Chine peut soutenir avec son excédent commercial (d’environ 5 % du PIB), qui se traduit par un excédent de compte courant d’environ 2,5 % du PIB à présent, bien qu’il me semble possible qu’un déficit du tourisme gonflé artificiellement ait supprimé l’excédent de compte courant de la Chine et que l’excédent réel soit un peu plus élevé. (Je pense qu’une partie du déficit du tourisme correspond à des sorties de capitaux dissimulées. Si c’est le cas, le véritable excédent courant de la Chine est supérieur à 2,5 % du PIB. Je pense qu’il est actuellement autour de 3,5 % du PIB, un chiffre qui implique que ce déficit du tourisme inclut un point de pourcentage correspond à des sorties de capitaux dissimulées.) A cet équilibre, un déficit budgétaire du gouvernement central plus ample, combiné à une expansion de l’assurance sociale, stimulerait la demande globale, même si l’investissement chutait.

A l’équilibre associé à un yuan "faible", la Chine laisse le marché pousser le taux de change de sa devise à la baisse et une plus faible devise accroît en retour les excédents commercial et courant. De tels excédents financeraient des sorties de capitaux soutenues, même si celles-ci dépassaient les 500 milliards de dollars par an sans nécessairement creuser davantage dans les réserves de la Chine. Les excédents courants seraient particulièrement larges, en particulier à une époque où le soutien populaire pour le commerce s’est quelque peu effrité. Par exemple, une dépréciation du yuan de 15 à 20 % (en plus de la dépréciation de 10 % que l’on a pu observer au cours de l’année dernière) pourrait très bien faire passer l’excédent commercial de la Chine du niveau de 525 milliards de dollars aujourd’hui à une valeur comprise entre 800 et 1.000 milliards de dollars. La règle empirique que l’on a pu tirer de la propre expérience de la Chine et des études transnationales du FMI est qu’une dépréciation de 10 % du yuan améliorerait le solde commercial de 1,5 à 2 points de PIB et améliorerait parallèlement l’excédent de compte courant. Ce large excédent commercial financerait à la fois les importations de tourisme et les sorties de capitaux. Et, bien sûr, un plus ample excédent commercial fournirait aussi un soutien pour l’économie. Comme l’investissement ralentit, la Chine pourrait ainsi s’appuyer de nouveau sur les exportations et cela ne nécessiterait pas d’utiliser la marge de manœuvre budgétaire du gouvernement central pour soutenir la demande globale.

Ces deux éventualités sont tout à fait possibles.

L’équilibre associé à un yuan fort est évidemment meilleur pour l’économie mondiale que l’équilibre associé à un yuan faible à court terme. Et je pense que c’est également le cas à long terme. En partie parce qu’une faible devise aujourd’hui génère des pressions politiques qui maintiennent la devise faible demain. C’est du moins ma lecture de l’expérience que la Chine a pu avoir avec une "faible" devise au milieu des années deux mille. Après 2000 et surtout après 2002, le yuan a suivi le dollar à la baisse, en se dépréciant de 13 % en termes réels entre 2001 et 2005. Cette dépréciation coïncida avec l’entrée à l’OMC et donna lieu à l’un des booms d’exportations les plus spectaculaires. Et l’essor des exportations a suscité de nombreux intérêts à maintenir une devise faible. Les autorités chinoises subissent des pressions de la part du secteur exportateur pour éviter l’appréciation. Et, aussi longtemps que les exportations (et la substitution à l’importation, qui est susceptible d’être presque aussi significatif dans le cas courant de la Chine) font tourner l’économie domestique, elles ne sont pas incitées à prendre les décisions politiquement difficiles qui sont pourtant nécessaires pour fournir une véritable relance budgétaire et développer le système d’assurance sociale. Exporter l’épargne à travers de larges excédents de comptes courants se substitue aux réformes qui diminueraient les niveaux élevés d’épargne nationale de la Chine.

Je pense que quelque chose de similaire s’est également déroulé en Corée du Sud après que le won se soit déprécié en 2008 et 2009. Les exportations de la Corée du Sud ont répondu au plus faible won. Les automobiles notamment. Par conséquent, les autorités coréennes ont subi des pressions pour l’amener à garder le won faible, par l’intervention si nécessaire (les inquiétudes à propos de la volatilité de la devise tendent à être plus prononcées lorsque le won se renforce).

La façon moderne de maintenir une devise sous-évaluée n’est pas d’intervenir pour affaiblir votre devise. C’est de reculer et de laisser le marché pousser votre devise à la baisse, puis ensuite intervenir pour résister aux pressions subséquentes à l’appréciation (et reconstituer les réserves) lorsque le marché pousse la pression à la hausse.

Dans les pays qui ont déjà géré leur devise par le marché et qui ont déjà eu de robustes secteurs exportateurs, une faiblesse conjoncturelle de la devise peut se traduire par une faiblesse permanente de la devise. On pourrait appeler cela l’économie politique de la faiblesse de la devise. »

Brad Setser, « China’s dual equilibria », in Follow The Money (blog), 28 novembre 2016. Traduit par Martin Anota