« Les marchés financiers ont été très nerveux à propos de la Turquie ces dernières semaines. Nous passons en revue les opinions des économistes à propos des risques économiques, politiques et géopolitiques et les opportunités de cette situation.

Jamie Powell et Colby Smith écrivent (…) que la crise turque ressemble à l’un de ces classiques effondrements que connaissent les pays émergents : une économie en forte croissance financée par une dette de court terme libellée en dollar et dirigée par un homme fort ayant un penchant pour nommer des proches dans les positions clés du gouvernement. Ainsi, cela rappelle la crise asiatique de 1997 et 1998 (…).

Brad Setser pense que la Turquie partage certes certaines similarités avec les pays qui ont subi la crise asiatique dans les années quatre-vingt-dix, mais qu’il y a aussi d’importantes différences. Les banques turques sont la principale raison pour laquelle la crise de change peut se transformer une crise de financement, en laissant la Turquie sans réserves suffisantes pour éviter un défaut majeur. Mais, à la différence des banques asiatiques, la Turquie a été capable d’utiliser le financement externe en devises étrangères pour soutenir un boom domestique en prêtant des lires aux ménages. Les banques turques n’ont vraiment pas besoin d’emprunter en devises étrangères auprès du reste du monde pour soutenir le niveau actuel de leurs prêts en devises étrangères aux entreprises turques et leur besoin apparent de financement de marché est en lires, non en dollars. En outre, le boom réel du crédit n’est pas venu du prêt en devises étrangères aux entreprises, mais plutôt des prêts en lire aux ménages. Le mystère financier (que Setser va ensuite expliquer) n’est pas de savoir comment les banques ont prêté des devises étrangères aux entreprises domestiques, mais comment elles ont utilisé l’emprunt externe en devises étrangères pour soutenir un prêt domestique en lires.

GRAPHIQUE Dette externe de la Turquie (en milliards de dollars)

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source : Brad Setser (2018)

Jacob Funk Kirkegaard écrit que les développements économiques poussent inévitablement la Turquie à s’approcher du FMI pour son deuxième renflouement depuis le début du siècle. Les difficultés fondamentales de la Turquie dérivent des déficits jumeaux qu’elle a creusés ces dernières années. Ce qui aggrave les problèmes de la Turquie, ce sont diverses difficultés politiques liées à sa relation avec l’OTAN, l’UE et les Etats-Unis, comme le pays n’a jamais été aussi isolé sur le plan international au cours de ces dernières décennies qu’aujourd’hui. La route pointe donc vers le FMI, mais le Fonds risque de ne pas vouloir aider la Turquie sans que celle-ci adopte en contrepartie des sévères mesures d’austérité, des mesures qui risquent d’affaiblir la mainmise d’Erdogan sur le pouvoir. Mais Erdogan a un certain levier politique potentiel (assez déplaisant), comme une imminente attaque imminente du gouvernement syrien juste au sud de la frontière turque pourrait facilement amorcer un afflux de réfugiés au nord de la Syrie. La décision de la Turquie d’ouvrir ou non ses frontières et d’offrir un refuge aux Syriens pourrait bien dépendre (…) de l’aide économique de l’Occident ou des termes d’un plan de sauvetage du FMI.

Grégory Claeys et Guntram Wolff ne sont pas d’accord à cette idée et affirment qu’une correction des politiques macroéconomiques de la Turquie est nécessaire, mais qu’il est trop tôt pour dire si la Turquie aura besoin d’un programme de sauvetage. Les décideurs européens doivent cependant réfléchir sur ce que doit être la position de l’UE à l’égard de la Turquie. Une crise financière dans un pays voisin de l’UE peut avoir un impact négatif direct sur l’économie de l’UE, principalement via l’exposition de ses banques opérant en Turquie et via le commerce. En outre, une crise en Turquie peut déclencher de possibles effets domino politiques et des changements conséquents dans la politique migratoire de la Turquie, sans mentionner des menaces géopolitiques. Si un programme du FMI était infaisable et si les pays de l’UE en venaient à la conclusion qu’il est dans leur intérêt d’éviter une escalade de la crise turque, l’UE pourrait essayer d’organiser un plan de soutien financier via son programme d’assistance macrofinancière réservé aux pays partenaires hors de l’UE. Mais dans ce cas, l’UE doit décider si un tel instrument doit être utilisé pour obtenir des avancées en matière de valeurs démocratiques ou si l’UE doit avoir une approche plus fonctionnelle et limiter la conditionnalité sur des politiques macro-structurelles spécifiques. (…)

Jim O’Neill estime que la Turquie doit maintenant fortement resserrer sa politique monétaire, réduire l’emprunt étranger et se préparer à l’éventualité d’une sévère récession, durant laquelle l’épargne domestique ne se reconstituera que lentement. Parmi les puissances régionales, la Russie est parfois mentionnée comme possible sauveteur. Alors qu’il n’y a aucun doute que Vladimir Poutine aimerait utiliser la crise turque pour éloigner davantage la Turquie de ses alliés de l’OTAN, Erdogan et ses conseillers se tromperaient s’ils pensaient que la Russie puisse combler le vide financier de la Turquie : une intervention du Kremlin aurait peu d’effet sur la Turquie et exacerberait les défis économiques de la Russie.

José Antonio Ocampo affirme plutôt que les schémas durables dans les pays émergents peuvent ne plus s’appliquer. Au pic des turbulences turques, dans la semaine entre le 8 et le 15 août, les devises de l’Argentine, de l’Afrique du Sud et de la Turquie se sont dépréciées de 8 % à 14 % vis-à-vis du dollar américain. Pourtant les devises des autres pays émergents ne se sont pas dépréciées de plus de 4 %. Cela suggère que la contagion ne se fait pas aussi facilement que par le passé et lue des arrêts brusques (sudden stops) sont peut-être moins probables que par le passé. Même les économies les plus affectées étaient capables de limiter les effets de la chute de leur devise. Cela semble refléter une nouvelle résilience face à la contagion qui s’est formée au cours des dix dernières années, voire plus. Mais cela ne signifie pas que les économies émergentes sont immunisées ; au contraire, elles ont de quoi s’inquiéter, notamment avec l’escalade d’une guerre commerciale. Des politiques réfléchies, avec une amélioration globale du filet de sécurité financier de la part du FMI, restent par conséquent de la plus haute importance. (…) »

Silvia Merler, « The Turkish crisis », in Bruegel (blog), 27 juillet 2018. Traduit par Martin Anota



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