Annotations

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - télétravail

Fil des billets

mardi 14 juin 2022

Qu’avons-nous appris sur le télétravail réalisé pendant la pandémie ?

« Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les entreprises et les travailleurs ont adopté et adapté de nouvelles façons de travailler qui amenaient certains travailleurs à travailler principalement, voire exclusivement, à domicile. Un précédent billet de blog examinait comment le télétravail pouvait affecter la productivité. Ce billet de blog passe en revue des travaux plus récents sur l’expérience du travail à domicile durant la pandémie de Covid-19 et il considère quelles leçons peuvent être tirées quant à l’impact du télétravail sur les emplois du temps, les interactions sur le lieu de travail et la productivité.

Comment le télétravail a-t-il modifié les emplois du temps ?


Avec le télétravail durant l’épidémie de Covid-19, les travailleurs ont réalloué le temps qu’ils consacraient jusqu’alors aux déplacements domicile-travail pour avoir à la fois plus de travail et plus de loisir. Teodorovicz et alii (2021) ont analysé l’enquête de l’organisation de l’emploi du temps de travailleurs américains durant la pandémie. Ils ont constaté que les gestionnaires et ceux dans les grandes entreprises tendaient à consacrer l’essentiel du temps libéré sur le transport pour travailler davantage et, en l’occurrence, pour participer à davantage de réunions. Le télétravail durant la pandémie a aussi été associé à des heures de travail plus longues et à davantage d’heures supplémentaires non payées (voir Haigney et alii, 2021, et de Fillipis et alii, 2021).

Les télétravailleurs ont aussi réalloué leur temps de travail vers des horaires moins "traditionnels". En se basant sur les enquêtes sur l’usage du temps de l’ONS, Haigney et alii (2021) ont constaté que les travailleurs en télétravail tendaient à travailler davantage durant les heures du soir que ceux qui ne télétravaillaient pas. En se basant sur les données en temps réel relatives aux utilisateurs de GitHub dans le monde, McDermott et Hansen (2021) concluent que, durant la pandémie de Covid-19, les travailleurs ont eu tendance à déplacer du travail des heures de travail traditionnelles vers les heures de loisirs.

Comment le télétravail change-t-il les interactions sur le lieu de travail ?


Des réunions en ligne longues et fréquentes peuvent entraîner de la fatigue, une multiplication des tâches et un moindre engagement. Bailenson (2021) conçoit quatre causes théoriques à la "Zoom fatigue" : i) il y a un volume excessif de contacts visuels ; ii) se voir durant les discussions vidéo épuise ; iii) les tchats vidéo réduisent fortement notre mobilité habituelle, en raison de la nécessité de rester dans le champ de la caméra ; et iv) la charge mentale est bien plus forte dans les discussions vidéo, comme il est plus difficile d’envoyer et de recevoir des signaux de communication non verbaux. L’étude basée sur enquête de Fauville et alii (2021) confirme que la fréquence plus élevée et la durée plus longue des réunions sur Zoom, ainsi que les intervalles plus courts entre les réunions, ont été associés à un niveau plus élevé de fatigue durant la pandémie. Shockley et alii (2021) rapporte aussi des éléments empiriques tirées d’une expérience de terrain suggérant que les réunions sur Zoom avec la caméra allumée ont été associées à des niveaux plus élevés de fatigue que les réunions suivies la caméra éteinte, en particulier pour les femmes et les nouveaux salariés.

Cao et alii (2021) ont utilisé une enquête télémétrique menée à grande échelle auprès des salariés de Microsoft aux Etats-Unis et une étude quotidienne menée auprès de 715 personnes. Ils ont constaté que la multiplication des tâches durant les réunions en ligne est omniprésente, potentiellement en raison de la facilité avec laquelle on peut couper la vidéo et le son. La multiplication des tâches apparaît souvent lors des réunions qui incluent beaucoup de participants, qui sont longues, récurrentes, et qui se déroulent le matin, c’est-à-dire lorsque l’équipe a besoin de vérifier s’il y a des mails urgents.

Le télétravail peut aussi entraîner une compartimentation de la communication et réduire la collaboration. Yang et alii (2022) ont examiné les données relatives à la communication électronique des salariés de Microsoft aux Etats-Unis au cours des six premiers mois de l’année 2020. Ils ont constaté que le télétravail généralisé à l’ensemble de la firme a rendu le réseau de communication des travailleurs plus statique et compartimenté et que la communication est devenue plus asynchrone. Les auteurs en ont conclu que le télétravail généralisé à l’entreprise peut compliquer l’acquisition et le partage de nouvelles informations des salariés à travers le réseau.

Un inconnu clé est si la "pénalité de carrière associée au télétravail" que certaines études avaient identifiée avant la pandémie de Covid-19 va persister (voir par exemple, Elsbach et alii, 2010, et Golden et Eddleston, 2020). Par exemple, Bloom (2021) note que les mères tendent à préférer avoir davantage de jours en télétravail. Il estime que si la "pénalité de carrière associée au télétravail" persiste et que les travailleurs des groupes sous-représentés préfèrent travailler davantage en télétravail, alors laisser les salariés choisir leur calendrier en télétravail peut nuire à leur progression de carrière et à la diversité.

Comment le télétravail a-t-il affecté la productivité ?


Un billet précédent passait en revue les travaux réalisés avant la pandémie sur l’impact du télétravail sur la productivité. Certaines études portant sur la période de la pandémie suggèrent que le travail à domicile peut dégrader la productivité. Gibbs et alii (2021) ont comparé le télétravail avant et après la pandémie dans une grande entreprise de services asiatique. Ils ont constaté que la productivité a décliné de 8 à 19 % pendant la pandémie. Künn et alii (2022) ont constaté que la performance des joueurs d’échecs a décliné dans les compétitions en ligne durant la pandémie, ce que les auteurs attribuent à un environnement moins adapté à domicile.

Mais d’autres études observent une stimulation de la productivité avec le passage au télétravail. Barrero et alii (2021) ont utilisé une enquête menée auprès de travailleurs américains et ils ont constaté que la productivité autodéclarée est plus élevée avec le télétravail. Comme la productivité est définie par la production par heure travaillée, l’effet du télétravail sur la productivité dépend de ce qui est compté comme "heures de travail", si le temps associé aux trajets domicile-travail est comptabilisé comme du temps de travail, alors la productivité estimée a augmenté de 4,1 %, mais elle n’a augmenté que de 1 % dans le cas contraire.

Les effets sur la productivité dépendent de la nature de la tâche réalisée. Une enquête réalisée auprès d’universitaires par Aczel et alii (2021) a par exemple constaté que les tâches telles que le partage de réflexions, la communication avec l’équipe et la collection de données ont été réalisés plus efficacement au bureau. A l’inverse, le travail à partir de manuscrits, la lecture de textes et l’analyse de données ont été réalisés plus efficacement au domicile. (…) »

Lena Anayi, John Lewis & Misa Tanaka, « What did we learn from working from home during Covid? », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 14 juin 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

vendredi 9 juillet 2021

Quel est l’impact du télétravail sur la productivité ?

« La pandémie de Covid-19 a imposé une large adoption du télétravail en conséquence des politiques de confinement adoptées dans plusieurs pays. Cette situation a renouvelé l’intérêt et les débats autour des conséquences du télétravail. Dans ce billet, nous passons en revue la littérature portant sur l’impact du télétravail sur la productivité. Cette littérature très diverse nous offre les résultats clés suivants : l’impact dépend de la nature des tâches, la part du télétravail importe et il y a une grosse différence entre télétravail contraint et télétravail choisi. Et les mises en garde sont également importantes : la réduction des coûts au niveau des entreprises ne se traduit par automatiquement par des gains de productivité au niveau de l’économie et les éléments empiriques sur les effets à long terme restent très diffus.

La littérature sur le sujet est très large et variée. Dans ce billet, notre focale porte sur l’effet sur la productivité. Nous n’évoquerons pas de questions plus larges telles que le bien-être, le style de management, les marchés du travail, les implications spatiales, les déplacements sectoriels et d’autres impacts potentiels.

Les effets du télétravail sur la productivité diffèrent significativement selon les tâches et fonctions


Peut-être que l’étude la plus connue dans la littérature est celle de Nicholas Bloom et alii (2015). Ces derniers se sont appuyés sur une expérience pour étudier l’impact du télétravail sur la performance de travailleurs de centres d’appels chinois procédant à des réservations hôtelières et à des réservations de vols. Parmi des travailleurs qui étaient volontaires pour le télétravail, certains ont été choisis aléatoirement pour travailler à domicile et les autres ont travaillé au bureau, et ce afin de se préserver contre les effets de biais de sélection dans l’échantillon. Ceux assignés au télétravail ont vu leurs performances s’améliorer de 13 % par rapport à ceux qui travaillèrent au bureau. Une partie de ce gain de performance est attribuée au fait que les télétravailleurs ont moins eu à prendre de congés ou à s’arrêter pour cause de maladie et une partie du gain a été attribuée au fait que les télétravailleurs ont pu profiter d’un environnement de travail plus calme qui leur permit de prendre plus d’appels par minute.

Mais d’autres études constatent que la séparation physique des travailleurs peut réduire la productivité pour d’autres types de tâches, par exemple quand les équipes ont besoin de travailler ensemble pour résoudre des tâches urgentes et complexes. Diego Battiston et alii (2017) exploitent une expérience naturelle impliquant 999 opérateurs de centres d’appels et opérateurs radio au Royaume-Uni. Ils constatent que la performance, mesurée par le temps pris entre l’enregistrement de l’incident par l’opérateur du centre d’appel et la prise de contact avec des agents de police par un opérateur radio est 2 % meilleure quand les équipes sont dans la même salle et ils attribuent ce gain aux bénéfices de la communication en face-à-face.

Timothy Golden et Ravi Gajendran (2019) décèlent aussi des éléments empiriques suggérant que l’impact du télétravail sur la productivité dépend de la fonction. Ils utilisent les données d’enquête appariées relatives à des employés télétravaillant volontairement et à leurs superviseurs dans une organisation. Globalement, les deux économistes trouvent une relation positive entre télétravail et performance au travail. Mais il y a une association positive encore plus forte entre performance et l’ampleur du télétravail dans les fonctions avec une plus grande complexité de tâches et moins d’interdépendance.

La relation entre télétravail et productivité sur le lieu de travail peut être non linéaire


En utilisant cinq études de cas relatives à deux grandes entreprises de télécommunication, Marja Coenen et Robert Kok (2014) constatent que le télétravail améliore la vitesse et la qualité de développement de nouveaux produits, à condition que les contacts en face à face (qui sont davantage susceptibles de nourrir la confiance et faciliter la transmission de savoirs de haute qualité) ne soient pas complètement remplacés par les contacts virtuels. En étudiant l’influence du télétravail sur la productivité du travail au Japon en utilisant des données d’enquêtes de 2017 et 2018, Sachiko Kazekami (2020) constate que la relation est en forme de cloche : jusqu’à un certain niveau, le télétravail stimule la productivité, mais lorsque le temps de travail réalisé au domicile est trop important, la productivité chute. Une méta-analyse de 46 études psychologiques réalisée par Ravi Gajendran et David Harrison (2007) suggère aussi que plus de 2,5 jours de télétravail par semaine peut nuire aux relations avec les collègues. Pour évaluer l’impact à long terme du télétravail sur le PIB, Kristian Behrens et alii (2021) construisent un modèle d’équilibre général. Ils estiment que 1-2 jours (20 %-40 %) de télétravail maximiserait le PIB de long terme étant donné le niveau courant de développement des technologies d’information et de communication, dans la mesure où davantage de télétravail réduirait la productivité.

L’environnement domestique est également un déterminant clé des effets de la productivité du télétravail. Le domicile n’est initialement pas conçu pour le travail et il s’avère plus ou moins adapté aux travailleurs selon leurs moyens financiers et leurs conditions de vie. L’OIT (2020) note des difficultés à obtenir des conditions de télétravail appropriées et à surveiller la conformité avec les normes de santé du travail. PWC (2020) souligne le manque d’espace physique, de respect de la vie privée et de disposition de moyens technologiques comme possibles problèmes, plus sévères pour les plus jeunes travailleurs (qui sont davantage susceptibles de vivre dans de petits logements et dans des ménages avec davantage d’adultes qui travaillent) et ceux qui ont des enfants à la maison. Les analyses empiriques réalisées durant le premier confinement face à l’épidémie de Covid-19 suggèrent aussi que travailler au domicile avec des enfants réduit la productivité, en particulier pour les mères. Alison Andrew et alii (2020) ont réalisé une enquête des familles avec deux parents au Royaume-Uni avec des enfants âgés de 4 à 15 ans durant la période de fermetures d’école en avril et mai 2020. Ils constatent que les mères ne faisaient en moyenne qu’un tiers du temps de travail rémunéré ininterrompu des pères.

Mais certaines études ont aussi montré que certaines formes d’organisation de bureaux peuvent réduire la productivité et la collaboration. Tonya Smith-Jackson et Katherine Klein (2009) ont étudié l’effet du fond sonore sur les taux de finalisation des tâches et ils trouvent que les open spaces trop bruyants réduisent les performances. Ethan Bernstein et Stephen Turban (2018) ont entrepris une étude des interactions bilatérales mesurées par des dispositifs sociométriques et ils constatent que plus d’ouverture dans les bureaux réduit les interactions en face à face de 70 %, comme les employés recherchent à avoir plus d’intimité. Marja Coenen et Robert Kok (2014), dont nous avons déjà évoqué l’étude, constatent que l’incidence du télétravail augmenta après l’introduction d’espaces de bureau partagés. Une étude réalisée par l’Oxford Economics (2016) qui se basait sur une enquête notait que la capacité à se focaliser sans interruptions, la connectivité, la disposition de zones de collaboration et l’attribution aux employés d’espace personnel constituent les aspects les plus importants de l’organisation des bureaux pour améliorer la productivité.

Il est important que les travailleurs aient le choix


L’étude réalisée par Nicholas Bloom et alii (2013) évoquée précédemment constatait qu’environ 50 % des volontaires initiaux changèrent d’avis et décidèrent de travailler au bureau après la fin de l’expérimentation, en avançant des raisons sociales et que cela perturbait d’autres membres de leur ménage. Environ 10 % des non-volontaires optèrent pour le télétravail après avoir été convaincus par ses bienfaits sur leurs pairs qui avaient travaillé à domicile.

Rocco Palumbo (2020) et Jodi Oakman et alii (2020) ont eu tendance à trouver que la liberté de choisir où travailler et la perception de l’autonomie sont des facteurs importants pour expliquer les résultats positifs du télétravail. Mais le télétravail forcé, motivé par le désir de réduire la superficie des bureaux, peut mener à un autre résultat. Par exemple, Nicholas Bloom (2020) note que son étude souvent citée se penchait sur un cas où les salariés étaient volontaires pour passer au télétravail et n’obtinrent l’autorisation de télétravailler s’ils avaient un bureau à la maison où personne d’autre ne pouvait entrer. Il décrit le télétravail forcé dans des espaces inadaptés comme "un désastre de productivité pour les firmes".

De plus larges considérations


Les études sur le télétravail tendent à se focaliser sur des conséquences à court terme, plutôt que sur les effets à plus long terme. Les études empiriques et expérimentales existantes observent typiquement un ensemble étroit, bien défini de tâches et des indicateurs de productivité étroitement spécifiés. Cette littérature ne dit pas grand-chose sur les effets à plus long terme et ces effets sont difficiles à mesurer, que ce soit sur l’innovation, la rétention de salariés, l’intégration de nouveaux collègues et la cohésion des équipes.

En outre, les expériences sur le télétravail peuvent être affectées par le stock de capital social accumulé au cours des expériences passées au bureau en termes de réseaux, de savoir institutionnel et de construction de la confiance (Haldane, 2020). Si le basculement vers davantage de télétravail affecte l’accumulation de capital social, les effets peuvent être différents de ceux détectés par les expériences. De même, les modèles d’affaires et les technologies d’information peuvent ne pas être (pour l’heure) adaptés à un monde avec davantage de télétravail.

Il est aussi important de noter que faire travailler à domicile les travailleurs peut se traduire par une réduction des coûts au niveau des entreprises prises individuellement, mais pas nécessairement pas une hausse de la productivité au niveau agrégé de l’économie. La productivité mesurée relie la production agrégée aux intrants. Un télétravail davantage généralisé peut permettre aux entreprises de réduire leurs coûts sur les intrants intermédiaires et la terre (l’espace pour les bureaux, le chauffage, l’éclairage, etc.). Mais si cela déplace simplement les coûts des entreprises vers les travailleurs tout en maintenant inchangée la fonction de production sous-jacente en termes de travail et de capital, cela n’aura pas d’effet direct sur la productivité. La décision des entreprises de faire passer leurs travailleurs au télétravail ne peut se traduire par des gains de productivité agrégés que si les travailleurs peuvent être plus productifs à leur domicile qu’ils ne le sont au bureau ou si les entreprises utilisent le télétravail pour réduire l’espace des bureaux sans perdre en productivité et l’espace libéré pour d’autres activités productives.

Ultimes remarques


Une récente enquête réalisée après la pandémie par Taneja et alii (2021) suggère qu’environ 80 % des travailleurs au Royaume-Uni préfèreraient travailler au domicile au moins quelques jours par semaine. Il reste à voir si l’essor soudain et rapide de l’usage du télétravail avec l’épidémie de Covid-19 mènera à des changements plus permanents dans les façons de travailler. La littérature portant sur le télétravail a décollé depuis le début de la pandémie et le débat est susceptible de demeurer. Les messages clés tirés de ces travaux suggèrent un impact hétérogène selon les tâches et les travailleurs, selon la qualité relative du domicile relativement au bureau et selon que le télétravail soit contraint ou choisi. Mais étant donné l’environnement riche pour de nouvelles études fourni par la pandémie et l’intérêt accru pour le sujet ces 12 derniers mois, la littérature portant sur le sujet n’est qu’au début de discussions plus durables et plus générales. »

John Lewis, Andrea Šiško et Misa Tanaka, « Covid-19 briefing: working from home and worker productivity », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 2 juillet 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

samedi 6 février 2021

Que pouvons-nous apprendre de la plus grande expérience de télétravail ?

« En février 2014, le métro de Londres a été en partie fermé par une grève qui força plusieurs usagers à trouver de nouvelles façons d'aller travailler. La perturbation dura juste 48 heures, mais quand trois économistes (Shaun Larcom, Ferdinand Rauch et Tim Willems) étudièrent les données du réseau de transport de la ville, ils découvrirent quelque chose d’intéressant. Des dizaines de milliers d’usagers ne reprirent pas leur trajet initial, ayant a priori trouvé des façons plus rapides ou agréables de rejoindre leur destination. Quelques heures de perturbation avaient suffi pour les amener à prendre conscience qu’ils s’étaient trompé toute leur vie d’adulte sur leur moyen de transport.

Je le mentionne parce que nous sommes à un point tournant dans la pandémie. Beaucoup de personnes, notamment moi-même, ont travaillé à distance, depuis leur domicile. Pendant plusieurs mois, il a été difficile de se défaire du sentiment que cela durerait à jamais. Maintenant, nous faisons face à un possible retour à la normalité avec les vaccins ; peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain, mais bientôt.

Ce que la grève du métro de 2014 nous apprend, c’est que des perturbations temporaires peuvent avoir des effets permanents. Parfois, il y a des cicatrices qui ne disparaissent pas. Parfois, une crise nous offre quelques leçons qui nous serons utiles une fois qu’elle sera finie. Donc, qu’avons-nous appris de l’expérience du travail à domicile ? Et dans quelle mesure va-t-elle se poursuivre une fois que l’épidémie sera finie ?

Un point évident est que, comme un usager du métro qui investit dans l’achat d’un vélo lorsque le métro est en grève, les salariés et les employeurs ont consacré beaucoup de temps et d’efforts pour acquérir les équipements et les compétences nécessaires pour supporter le changement. De tels investissements vont rendre le travail à domicile moins coûteux et plus attrayant à l’avenir. Je pense, cependant, que l’étape cruciale n’est pas l’investissement, mais l’information. Nous avons appris que le travail à domicile est plus productif que nous ne le pensions.

Emma Harrington et Natalia Emanuel, deux jeunes économistes de l’Université de Harvard, ont constaté qu’avant la pandémie les télétravailleurs d’une grande entreprise ont été moins productifs que ceux qui étaient restés travailler dans l’établissement de l’entreprise. Pourtant, quand tout le monde bascula au travail à distance, la productivité globale augmenta. L’explication de cette apparente contraction est que le travail à domicile est intrinsèquement plus productif, mais que cette vérité a été occultée par le fait que ce sont les travailleurs les moins productifs qui travaillèrent à la maison. Maintenant que les employeurs ont découvert que cette apparente pénalité en termes de productivité était illusoire, peut-être que le télétravail sera plus populaire à l’avenir.

De même, une fameuse étude sur le télétravail par Nicholas Bloom et ses collègues a analysé une expérience randomisée à Ctrip, une grande entreprise chinoise de voyage, dans laquelle certains salariés furent assignés au travail à domicile. On s’attendait à ce que la productivité chute, mais que les coûts à offrir un espace au bureau chuteraient également. En fait, Bloom et ses collègues observèrent que les travailleurs devinrent bien plus productifs avec le télétravail.

Tout cela suggère que la pandémie, comme la grève du métro, constituera l’électrochoc qui nous poussera à faire le télétravail que nous aurions dû faire dès le début. Mais je n’en suis pas sûr.

Un point qui est facilement occulté est que, dans ces deux études, les travailleurs en question, ont cessé de prendre des appels dans un centre d’appels pour prendre des appels à leur domicile. Dans l’étude de Bloom, les télétravailleurs et les travailleurs qui restèrent dans l’établissement de leur entreprise utilisaient le même équipement et le même logiciel, faisaient les mêmes tâches et étaient rémunérés avec les mêmes bonus.

Cela doit nous rappeler qu’il ne faut pas tirer de conclusions trop générales. Dans un centre d’appels qui fonctionne bien, les protocoles pour assigner, surveiller et clôturer les tâches sont biens établis. Ils ne nécessitent pas une chaîne de mails de groupes pour savoir ce qui se passe ou programmer une réunion sur Zoom. Ce n’est pas le cas de l’essentiel du travail intellectuel.

Comme Cal Newport, l’auteur de l’ouvrage A World Without Email, l’a souligné dans le New Yorker en mai dernier : "le travail intellectuel qui est réalisé dans les bureaux modernes (réflexion, investigation, synthèse, écriture, planification, organisation, et ainsi de suite) apparaît flou et désorganisé en comparaison avec les processus structurels de l’industrie manufacturière par exemple". Pour Newport, c’est un problème que l’on peut résoudre, mais la plupart des bureaux n’ont simplement pas trouvé la façon d’y parvenir. (...) L’improvisation va rester le principal mode de travail et, pour cela, les contacts en face à face semblent essentiels.

Une récente étude réalisée par Bloom avec Jose Maria Barrero et Steven Davis estime que le télétravail aux Etats-Unis sera quatre fois plus utilisé qu’avant la pandémie, passant de 5 % à 22 % des jours travaillés. Cela sera un retour à la normalité ; les chercheurs estiment qu’en mai 2020 plus de 60 % des travailleurs aux Etats-Unis travaillèrent depuis leur domicile. Mais il y aurait toujours une chute sismique de la demande pour les trajets travail-domicile et pour les bureaux aux centres-villes.

J’espère que la crise nous apprendra comment réaliser un travail productif et épanouissant à domicile. Mais il semble que la plupart d’entre nous, la plupart du temps, sont destinés à retourner au bureau le moment venu. Si c’est le cas, j’espère que la crise nous apprendra à réaliser un travail productif et épanouissant quel que soit l’endroit où nous serons. »

Tim Harford, « What can we learn from the great working-from-home experiment? », 28 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Et si nous restions au domicile ? Les heurs et malheurs du télétravail »

« Quel est l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur la productivité ? »