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Tag - taux de chômage naturel

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samedi 24 novembre 2018

Ce que Solow pense de l’offensive de Friedman

« La fameuse allocution présidentielle de Milton Friedman en 1967 porte explicitement sur les usages et la conduite de la politique monétaire. Mais cela entrait dans un objectif plus large. Il cherchait à saper le keynésianisme américain éclectique des années cinquante et soixante, (…) celui auquel Joan Robinson donna l’étiquette (…) de keynésianisme "bâtard".

En fait, si j’emploie l’adjectif "éclectique", c’est pour vous rappeler que ce n’était pas une doctrine axiomatique unifiée, mais plutôt une collection d’idées à travers lesquelles des gens comme James Tobin, Arthur Okun, Paul Samuelson et d’autres (notamment moi-même) ont évoqué des événements et politiques macroéconomiques. Ils pensaient généralement qu’un déséquilibre entre la demande agrégée et l’offre agrégée (ou "potentiel") était possible, mais aussi que les mécanismes équilibreurs étaient tellement lents et faibles qu’une tel déséquilibre était susceptible de persister. Quand la demande est insuffisante par rapport au potentiel, une certaine version du modèle Is-LM était utilisée, à laquelle on pouvait ajouter des extensions et des raffinements quand c’était nécessaire. En temps utile, une variante ou une autre de la courbe de Phillips était intégrée dans l’appareillage standard. Les chocs d’offres et leurs conséquences furent ensuite pris en compte.

Dans la section où il explique "ce que la politique monétaire ne peut pas faire", Friedman (…) affirme tout d’abord que la banque centrale, en l’occurrence la Fed, ne peut "fixer" (peg) le taux d’intérêt réel. (Cette idée de "fixation" va se révéler importante.) Ce devait être le taux d’intérêt réel s’il s’agissait d’affecter l’investissement et d’autres dépenses. Le but ici est de remettre en cause la courbe LM standard. Ces jours-ci, il est pratique courante de remplacer la vieille courbe LM avec un M donné par une fonction de réaction de la banque centrale de base qui spécifie une taux directeur réel comme fonction du niveau de l’activité économique. Dans ce cadre, l’affirmation de Friedman est qu’il peut ne pas avoir une telle fonction de réaction. La Fed peut fixer le taux de fonds fédéraux, mais pas le taux d’intérêt réel.

La raison fondamentale est que la Fed contrôle une variable nominale, la taille de son propre bilan, et qu’elle peut utiliser ce contrôle pour déterminer une autre quantité nominale, mais pas réelle. (Les keynésiens américains éclectiques pensaient que ces territoires étaient remplis de rigidités, de retards et d’irrationalités, si bien que les événements nominaux pouvaient facilement avoir des conséquences réelles.) Mais Friedman explique plus concrètement l’essence de son raisonnement. Supposons que la Fed essaye d’atteindre un taux d’intérêt réel plus faible (en partant depuis une certaine position d’équilibre initiale), des achats de titres vont accroître leur prix et réduire leur rendement nominal. Mais comme le niveau des prix ne répond pas instantanément, le taux d’intérêt réel chute aussi. Comme Friedman le dit, c’est seulement le début du processus, pas la fin. De plus faibles taux d’intérêts et de plus amples détentions de liquidité vont stimuler l’investissement et peut-être d’autres dépenses. (C’est ce qui semblait être l’objectif de la Fed en premier lieu.) Les plus fortes dépenses vont accroître la demande de crédit, pousser les prix à la hausse et donc réduire les détentions de liquidité, et ainsi de suite. Après une brève discussion, Friedman en vient au point que je veux souligner. "Ces (…) effets vont annuler la pression baissière sur les taux d’intérêts assez promptement, disons, en moins d’un an. Ensemble, ils vont tendre plus tard, disons, après une année ou deux, à ramener les taux d’intérêt au niveau qu’ils auraient sinon atteint" (Friedman, p. 6). Maintenant, nous savons ce que la "fixation" signifie.

Ces affirmations à propos du calendrier ne sont pas anecdotiques. L’objectif, souvenez-vous, est de réfuter la conception que se faisait le keynésianisme américain éclectique de la politique monétaire contracyclique (…). Si la Fed peut avoir une influence significative seulement pendant un ou deux ans au maximum, alors elle joue sûrement un jeu perdant, en particulier à la vue de ces "délais longs et variables". Est-ce vraiment le cas ? Un esprit chevronné peut facilement imaginer une économie qui fonctionne ainsi ; la question est de savoir si notre économie fonctionne comme cela.

Dans un récent article bien caustique ("The Trouble With Macroeconomics", qui sera bientôt publié dans l’American Economist), Paul Romer a montré (dans son graphique n° 2) ce qui s’est passé pour le taux réel des fonds fédéraux dans les années juste avant et juste après la nomination de Paul Volcker à la tête de la Réserve fédérale. Le taux réel des fonds a fluctué autour de zéro au cours de l’année précédente. Après une brève récession, il a ensuite grimpé brutalement à 5 % et fluctué autour de ce niveau pendant les six années suivantes, lorsque le diagramme de Romer s’arrête. Cette hausse soutenue de 5 points de pourcentage du taux réel des fonds fédéraux n’est pas un événement aléatoire. Ce fut le résultat d’une intervention délibérée, visant à mettre un terme à l’inflation "à deux chiffres" des années soixante-dix, et celle-ci y parvint, avec de réels dommages collatéraux. Cette chaîne d’événements peut ne pas avoir fonctionné via un quelconque mécanisme de "perception erronée", il n’y avait pas de secret à propos de ce que faisait la Fed de Volcker.

Paul_Romer__desinflation_Volcker.png

source : Romer

Donc, la Fed était en fait capable de contrôler (fixer) son taux directeur réel, non pas sur un an ou deux, mais pendant au moins six ans, certainement assez longtemps pour que la conduite normale de la politique monétaire contracyclique soit efficace. L’histoire de la Fed de Bernanke et de Yellen est bien plus compliquée, en raison de la borne inférieure zéro (zero lower bound), mais elle ne soutient clairement pas la conception de Friedman. La Fed était apparemment capable de réduire le taux réel des bons du Trésor à dix ans une demi-douzaine d’années, entre 2011 et 2016. (…) La différence entre "une année ou deux" et une "demi-douzaine d’années" n’est pas une mince affaire. Cette partie du projet de démolition de Friedman semble avoir échoué en tant qu’économie pragmatique, bien qu’elle ait pu avoir réussi à séduire la profession.

La deuxième contribution, plus marquante, de l’allocution présidentielle de 1967 a été l’introduction du "taux de chômage naturel" par Friedman avec la courbe de Phillips verticale à long terme et ses implications accélérationnistes. Selon la formule bien connue, le taux naturel est celui "qui résulterait de l’équilibre général walrasien, en tentant compte des caractéristiques structurelles des marchés des biens et du travail, notamment des imperfections de marché, de la variabilité stochastique des demandes et des offres, du côté d’obtention d’informations à propos des postes vacants ou des disponibilités en main-d’œuvre, des coûts de mobilité, et ainsi de suite" (p. 8). (Etait-ce ironique ? Y a-t-il une personne sur Terre qui soit capable de dire ce que pourrait être le taux naturel ce trimestre ou le suivant ?)

Je n’ai pas besoin de rappeler la discussion classique de Friedman des conséquences si la Fed (ou quelqu’un d’autre) cherche à pousser le taux de chômage sous le taux naturel : une plus forte expansion monétaire, qui accroît tout d’abord les dépenses, la production et l’ample, comme les prix s’ajustent avec retard au nouvel état de la demande. Mais au final, le taux d’inflation, qu’importe son niveau antérieur, s’accroît et cela est pris en compte dans les anticipations. "Les salariés vont commencer à prendre conscience de la hausse des prix des choses qu’ils achètent et à demander de plus hauts salaires nominaux à l’avenir" (Friedman, p. 10). Donc la Fed doit créer encore une plus forte croissance monétaire pour soutenir le taux de chômage plus faible et vous connaissez la suite. Une fois encore, nous pouvons imaginer un tel monde ; ce que Friedman affirme, c’est que nous vivons dans un tel monde. (…)

Pendant une brève période de temps dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, le modèle accélérationniste le plus simple semblait bien fonctionner : si vous représentiez la variation du taux d’inflation et le taux de chômage (cf. Modigliani et Papademos, 1975), vous obteniez un nuage de points qui tendait à se regrouper autour d’une droite décroissante croisant l’axe des abscisses à un taux naturel (ou NAIRU) assez bien défini. A d’autres époques, pas vraiment.

Modigliani_Papademos__courbe_de_Phillips_accelerationniste.png

source : Modigliani et Papademos (1975)

Par exemple, Olivier Blanchard (2016) a récemment observé soigneusement et impartialement la période après 1980 et il a abouti aux conclusions suivantes. Premièrement, il y a toujours une courbe de Phillips, dans le sens où l’inflation réagit au chômage. Deuxièmement, les anticipations d’inflation sont devenues de plus en plus "ancrées", ce qui signifie de moins en moins dépendantes de l’expérience courante et récente. Donc (…) nous sommes plus ou moins retournés à la courbe de Phillips de Phillips où le taux d’inflation, non la variation du taux d’inflation, dépend du taux de chômage. (Une telle ancre n’est pas susceptible de survivre lorsque l’inflation dévie significativement et durablement par rapport à l’expérience courante. C’est dans le moyen terme que nous vivons.) Troisièmement, la pente de la courbe de Phillips s’est aplatie, depuis les années quatre-vingt, et elle est désormais assez faible. Et enfin, l’écart-type autour de la courbe de Phillips est large ; la relation n’est pas bien définie dans les données.

Combinés, ces deux derniers constats impliquent qu’il n’y a pas de taux de chômage naturel bien défini, que ce soit statistiquement ou conceptuellement. (…). Entre 2009 et 2016, le taux de chômage national a chute assez régulièrement de 9,3 % à 4,9 % tandis que l’inflation (du PIB en chaîne) est passée de 0,8 % à 1,3 % par an, sans tendance claire.

C’est très différent de l’histoire que l’on entend être récitée avec tant de confiance et d’aisance dans l’allocution de 1967. (…) L’allocution présidentielle de Friedman (…) a certainement contribué à mener la macroéconomie vers son étant actuel de non-pertinence épurée. La crise financière et la récession qui suivit celle-ci a peut-être planté certains doutes, mais nous ne pouvons même pas être certains de cela.

Certains des grands échecs comme ceux que j’ai notés dans cette note peuvent ne pas suffire pour rejeter la doctrine de Friedman et de ses divers successeurs. Mais ils suffisent certainement pour justifier qu’on se montre sceptique, en particulier parmi les économistes, pour qui le scepticisme devrait de toute façon être l’état mental par défaut. Donc pourquoi (…) ces idées ont-elles vogué pendent si longtemps sans rencontrer beaucoup de résistance ? Je n’ai pas de réponse définitive.

On peut spéculer. Peut-être qu’un patchwork d’idées comme celles du keynésianisme américain éclectique, tenues ensemble avec du ruban adhésif, constitue toujours un désavantage par rapport à une doctrine monolithique qui a une réponse pour tout et la même réponse pour tout. Peut-être que cette même doctrine monolithique s’est renforcée et a été renforcée par le déplacement général des préférences politiques et sociales vers la droite que l’on a pu observer au cours du temps. Peut-être que ce morceau d’histoire intellectuelle était essentiellement une concaténation accidentelle d’événements, de personnalités et de dispositions. Et peut-être que c’est la sorte de question dont il vaut mieux discuter en grillant des marshmallows autour d’un feu de camp mourant. »

Robert Solow, « A theory is a sometime thing », in Review of Keynesian Economics, vol. 6, n °4, 2018. Traduit par Martin Anota



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« La courbe de Phillips est-elle bien morte ? (édition américaine) »

L’élaboration et la réception du discours présidentiel de Friedman

« Quel est l’héritage du discours présidentiel de Friedman ? »

« Gordon et l’hypothèse du taux de chômage naturel »

« Le taux de chômage naturel, un concept suranné »

vendredi 11 mai 2018

L’économie contre-nature

« Est-ce que l’hypothèse du taux naturel est morte ? Peut-être. Probablement.

Depuis le milieu des années soixante-dix (…), l’opinion écrasante en macroéconomie était qu’il n’y avait pas d’arbitrage à long terme entre le chômage et l’inflation, que toute tentative visant à maintenir le chômage sous un certain niveau déterminé par des facteurs structurels ne mènerait qu’à une inflation croissante. Mais les données n’ont pas soutenu cette idée pendant un moment ; et le dernier rapport sur l’emploi aux Etats-Unis, indiquant un faible chômage officiel et une croissance des salaires toujours bien faible, semble avoir porté les doutes quant au taux naturel à leur masse critique.

Mais qu’est-ce que cela signifie de remettre en cause ou de rejeter le concept de taux naturel ? En lisant l’explication de Mike Konczal pour le profane ou l’exposition d’Olivier Blanchard pour les professionnels, je me suis demandé si les choses étaient assez claires. Je ne veux pas dire par là qu’il y a quelque chose de faux dans les propos de Konczal ou de Blanchard ; je suis entièrement d’accord avec ce qu’ils disent tous les deux, si ce n’est que je prendrai un accent plus agressif à l’encontre de la vieille orthodoxie que ne le fait Olivier Blanchard (…). Mais je pense qu’il est utile de reprendre l’exposé et ses implications.

Ce qu’il faut retenir ici, c’est que les arguments en faveur de politiques monétaire et (si nécessaire) budgétaire agressives pour soutenir la demande globale sont bien plus robustes que nous avions tendance à le penser. Les erreurs comme le tournant de l’austérité et le relèvement du taux directeur de la BCE en 2011 étaient de bien plus grandes erreurs que ne le suggérait la précédente doctrine ; les hausses prématurées du taux de la Fed seraient une plus grande erreur que ne semble le réaliser aujourd’hui la Fed. A la lumière de ce que nous savons pour l’heure, la production perdue à cause de la faible demande est perdue à jamais ; il n’y a aucune chance de la rattraper plus tard.

Durant les années soixante-dix, l’ensemble de la profession des macroéconomistes était convaincu par l’expérience de la stagflation que Milton Friedman et Edmund Phelps avaient raison : il n’y a pas d’arbitrage à long terme entre inflation et le chômage. L’inflation courante dépend de l’inflation, mais aussi directement de l’inflation anticipée :

Inflation = f(U) + inflation anticipée

Où f(U) est une certaine fonction du taux de chômage. En même temps, l’inflation anticipée reflète vraisemblablement l’inflation passée. Donc essayer de maintenir U à de très faibles niveaux signifie pousser l’inflation à des niveaux toujours plus élevés de manière à ce qu’elle garde son avance sur les anticipations, ce qui n’est pas une stratégie soutenable.

En fait, la vitesse à laquelle la profession a adopté l’hypothèse du taux naturel est remarquable ; et elle est particulièrement exceptionnelle lorsque l’on voit la mollesse et la réticence dont font preuve de nombreux macroéconomistes à l’idée d’admettre que les événements depuis la crise de 2008 justifient qu’ils révisent leurs modèles et peut-être même qu’ils concèdent que les Keynésiens étaient sur quelque chose. Mais cette histoire sera pour une prochaine fois.

Alors, que s’est-il passé ? Considérons le comportement du chômage et de l’inflation sous-jacente depuis les années quatre-vingt (...) La première moitié des années quatre-vingt était marquée par une forte hausse du chômage, qui a fini par revenir à peu près à son niveau initial ; mais l’inflation à la fin de ce cycle était à un niveau bien plus faible qu’initialement, ce qui semblait confirmer l’hypothèse accélérationniste. Mais après 2008, nous avons de nouveau eu une forte hausse du chômage, qui a fini par revenir à pratiquement à son point de départ (en fait plus bas encore). Si ce cycle avait produit une désinflation aussi forte qu’au cours des années quatre-vingt, nous aurions dû être à présent en déflation. Or l’inflation est à peu près au même niveau qu’au départ.

Est-ce que cela signifie qu’il n’y a pas de relation entre le chômage et l’inflation ? Malgré les énigmes entourant les récentes données américaines, je n’irai pas jusque là. Les événements extrêmes sont nos amis dans de tels cas, parce que la logique sous-jacente est moins susceptible d’être obscurcie par des circonstances spéciales. Donc je regarde des choses comme la désinflation de l’Espagne dans le contexte d’un chômage de masse.

GRAPHIQUE Courbe de Phillips en Espagne entre 2000 et 2017

Paul_Krugman__Espagne_inflation_chomage_courbe_de_Phillips.png

Je dirais que la pléthore de preuves empiriques soutient toujours l’idée qu’un chômage élevé tend à déprimer l’inflation et qu’un faible chômage tend à stimuler l’inflation.

Mais ce n’est pas ce que demande l’hypothèse du taux naturel. C’est ce que j’ai appelle la courbe de Phillips néo-paléo-keynésienne, dans laquelle il y a un arbitrage entre l’inflation et le chômage, même à long terme.

Pourquoi est-ce que l’accélérationnisme, qui a fonctionné dans les années quatre-vingt, ne semble plus marcher aujourd’hui ? D’une façon ou d’une autre, je pense que nous sommes dans le domaine de la rationalité limitée et de l’économie comportementale. La rigidité des salaires nominaux à la baisse est une chose réelle, qui devient très pertinente à de faibles niveaux d’inflation. Et comme Blanchard le suggère, dans un monde de faible inflation les gens arrêtent tout simplement de prêter attention à l’inflation globale et de construire des anticipations changeantes lorsqu’ils fixent leurs prix.

Donc pourquoi est-ce que cela importe ? Considérons l’histoire suivante ; toute ressemblance avec des événements réels est entièrement intentionnelle. Imaginons que nous connaissions un sévère ralentissement de l’activité économique qui pousse temporairement le chômage à la hausse et réduise l’inflation, mais que l’inflation revienne finalement là où elle était au départ.

Sur la conception accélérationniste, la période de chômage élevé doit entraîner une moindre inflation anticipée, donc pour ramener l’inflation à son niveau originel les responsables doivent laisser l’économie en surchauffe pendant un certain temps, avec le chômage sous son niveau soutenable à long terme. En supposant qu’ils réussissent à le faire, la période de surchauffe contribuerait à compenser le coût du ralentissement initial ; en fait, le taux de chômage moyen finirait par être au bout d’une décennie à peu près égal à ce qu’il aurait été s’il n’y avait pas eu initialement de ralentissement.

GRAPHIQUE Evolution du taux de chômage selon la conception accélérationniste

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De ce point de vue, la tâche des banques centrales et des autorités budgétaires n’est pas le plein emploi ; c’est la "stabilisation", c’est-à-dire éviter les fortes fluctuations du chômage. (...)

Mais la conception paléo, qui est celle soutenue par les données empiriques, dit que ramener l’inflation au niveau originel ne signifie pas que l’économie sera temporairement en surchauffe ; ça signifie juste réduire le chômage. Donc il n’y a jamais de compensation pour le ralentissement initial.

GRAPHIQUE Evolution du taux de chômage selon la vision non accélérationniste

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Selon cette conception, le fait que nous n’ayons pas généré assez de demande après 2008 a imposé un énorme coût, un coût que nous ne pourrons jamais combler. Et, en ce qui concerne l’avenir, il y a une grande asymétrie entre le risque que nous soyons trop laxistes et le risque que nous soyons trop restrictifs : laisser l’économie ralentir de nouveau va encore imposer d’énormes coûts qui ne seront jamais rattrapés, alors qu’il n’y a aucun problème sérieux pour l’avenir à ce que nous laissions l’économie aller en surchauffe.

Est-ce que cette réalité se reflète dans la politique économique ? Je pense que beaucoup d’économistes dans les banques centrales ont une vision néo-paléo de l’inflation. Mais la politique actuelle semble, au mieux, toujours être conduite avec une courbe de Phillips accélérationniste en arrière-fond ; il n’y a clairement aucune volonté de laisser l’économie en surchauffe, même temporairement.

Cela importe. Nous ne devons pas laisser la politique économique être conduite par des idées qui n’ont pas fonctionné pendant des décennies. »

Paul Krugman, « Unnatural economics », 6 mai 2018. Traduit par Martin Anota



La mort de l’accélération


« Je suis actuellement assis dans une salle remplie d’hommes en costumes gris, parlant de politiques monétaire et budgétaire. Et j’ai pensé que je pourrais donner un nouveau coup à un sujet auquel je me suis déjà attaqué : l’hypothèse du taux naturel, l’idée selon laquelle il y aurait un unique taux de chômage cohérent avec une inflation stable.

Ce qu’il y a de sous-jacent à l’hypothèse du taux naturel, c’est l’« accélérationnisme », l’idée selon laquelle un faible chômage ne va pas juste entraîner une forte inflation, mais aussi une inflation croissante, et inversement qu’un chômage élevé ne va pas juste réduire l’inflation, mais aussi entraîner une inflation décroissante.

L’accélérationnisme était d’habitude une bonne description des évolutions de l’inflation. Considérons la forte contraction du début des années quatre-vingt. Le chômage a explosé pendant un moment, puis il est revenu à peu près là où il était initialement. L’inflation, cependant, n’est pas revenue là où elle avait commencé : elle a diminué de 5 points de pourcentage :

GRAPHIQUE Chômage et inflation aux Etats-Unis à partir de 1980

Paul_Krugman__chomage_inflation_sous-jacente_Etats-Unis_1980_1988.png

Mais c’était il y a longtemps. Considérons ce qui s’est passé après la crise financière de 2008. Comme dans les années quatre-vingt, le chômage a explosé pendant un moment, puis il a fini par refluer. Mais l’inflation n’a pas vraiment varié ; en l’occurrence, elle a fini le cycle à peu près là où elle avait commencé :

GRAPHIQUE Chômage et inflation aux Etats-Unis à partir de 2008

Paul_Krugman__chomage_inflation_sous-jacente_Etats-Unis_2008_2016.png

Le truc, c’est que la Fed et d’autres banques centrales opèrent toujours fondamentalement avec un cadre accélérationniste. Quand est-ce qu’elles s’adapteront à la réalité ? »

Paul Krugman, « The death of acceleration », 11 mai 2018. Traduit par Martin Anota



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