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Tag - tertiarisation

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jeudi 20 février 2020

Le ralentissement de la croissance est le signe d'un progrès

« Nous sommes habitués à observer le taux de croissance du PIB pour évaluer la santé d’une économie. C’est ce pour quoi le récent ralentissement de la croissance économique inquiète. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB pour 2019 était de 2,3 % ; cela fait neuf ans que la croissance n’a pas atteint les 4 % et presque aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint les 3 %. Pour le Royaume-Uni, l’histoire est la même : cela fait quinze ans que la croissance n’a pas dépassé les 3 %. Dans la zone euro dans son ensemble, la croissance n’a pas dépassé les 4 % depuis 2000. Ces ralentissements observés dans les pays développés datent d’avant la crise financière mondiale et amènent naturellement beaucoup à se poser les questions suivantes : qu’est-ce qui va mal dans l’économie ? et comment faire pour qu’elle aille mieux ?

Mais le ralentissement que nous observons n’est pas quelque chose que nous pouvons réparer (ou que nous voudrions réparer), parce que le ralentissement n’a jamais été la conséquence de mauvaises choses. En fait, comme je le montre dans mon nouveau livre, le ralentissement est une conséquence de bonnes choses.

D’une simple perspective comptable, il y a deux principaux facteurs derrière le ralentissement de la croissance économique : la chute de la fertilité durant le vingtième siècle et le report de nos dépenses des biens vers les services. Et ces deux facteurs explicatifs peuvent être considérés comme des succès. La chute de la fertilité a eu un impact significatif sur la croissance économique pendant plusieurs décennies, en particulier aux Etats-Unis. Le baby boom a généré une vague exceptionnelle de capital humain qui toucha l’économie durant le milieu du vingtième siècle. Avec l’arrivée de ces nouveaux travailleurs sur le marché du travail, la proportion de travailleurs dans la population a significativement augmenté, comme le suggère la chute du ratio de dépendance des jeunes entre 1960 et 1980 (cf. graphique 1). En combinaison avec la forte hausse du niveau d’éducation des baby boomers en comparaison avec les précédentes générations, cela a fortement stimulé la croissance économique, en l’augmentant d’environ 1,25 point de pourcentage en 1990 par rapport à l’immédiat après-guerre.

GRAPHIQUE 1 Les ratios de dépendance aux Etats-Unis

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Puis cette vague de capital humain s’atténua, si bien que le taux de croissance déclina également. A partir du début des années deux mille, le ratio de dépendance des personnes âgées a commencé à augmenter (cf. graphique 1). C’est une conséquence inévitable de la chute du ratio de dépendance des jeunes durant les années soixante et soixante-dix. Comme beaucoup de travailleurs devinrent trop vieux pour continuer de travailler (et beaucoup continuent de partir à la retraite), cela a poussé à la baisse le taux de croissance de l’économie agrégée. Ce 1,25 point de pourcentage de stimulation durant le vingtième siècle disparut au vingt-et-unième siècle, ce qui explique l’essentiel du ralentissement de la croissance américaine.

Mais pourquoi devrions-nous voir ces changements démographiques comme un succès ? La chute de la fertilité après le baby boom derrière ces dynamiques démographiques s’explique par plusieurs succès. Le plus grand accès à l’enseignement universitaire retarda l’âge auquel les gens voulaient se marier. L’ouverture de plusieurs professions aux femmes, avec la croissance de l’ensemble des salaires, amena beaucoup de femmes à retarder leur mariage. Finalement, les avancées dans la technologie contraceptive a permis aux femmes de saisir les nouvelles opportunités éducationnelles et professionnelles qui se présentaient à elles. Le ralentissement de la croissance économique aujourd’hui est une conséquence de décisions familiales faites il y a plusieurs décennies en réponse à la hausse des niveaux de vie et au développement des droits des femmes.

La deuxième source de ralentissement, la tertiarisation, découle aussi d’un succès. Au cours du dernier siècle, nous avons fortement gagné en efficacité pour produire des biens comme les vêtements, la nourriture, les fournitures et les ordinateurs. La conséquence était une réduction régulière du prix de ces biens relativement aux services. Nous aurions pu utiliser cette réduction des prix pour acheter même plus de biens que nous le faisions, mais à la place nous avons surtout profité du supplément de pouvoir d’achat pour consommer plus de services comme l’éducation, la santé et le tourisme. Par conséquent, la composition de nos dépenses s’est modifiée en donnant moins de place aux biens et plus aux services (cf. graphique 2). Nous consommons toujours plus de biens qu’auparavant, c’est juste qu’ils sont devenus si bon marché que leur part dans nos dépenses totales a chuté relativement aux services.

GRAPHIQUE 2 Répartition des dépenses aux Etats-Unis

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Cela a cependant affecté la croissance économique globale. La croissance de la productivité dans les services est plus faible que pour les biens. Cela ne dénote pas un échec des services ces dernières années. C’est en raison de leur qualité inhérente, comme le notait l’économiste William Baumol au cours des années soixante avec l'idée de "maladie des coûts". Si un restaurant (…) essayait de produire avec la moitié de son personnel habituel, les clients se plaindraient de la lenteur du service et du manque d’attention à leur égard. En comparaison, si une usine produisait un ordinateur (un bon ordinateur) avec deux fois moins de travail, vous ne vous en rendriez pas compte. Cela fait que la croissance de la productivité est plus difficile pour les services que pour les biens. Comme nous avons reporté nos dépenses vers les services, la croissance de la productivité agrégée était donc condamnée à chuter. Entre le milieu du vingtième siècle et aujourd’hui, cela a probablement amputé de 0,2 à 0,25 point de pourcentage le taux de croissance. Mais notez que cela est arrivé précisément parce que nous avons connu en premier lieu une croissance de la productivité, une bonne chose.

Relativement aux réussites derrière la dynamique démographique et le changement de composition des dépenses, les suspects habituels ne sont pas capables d’expliquer le ralentissement de la croissance économique. Les taux d’imposition ont chuté quand le ralentissement s’amorça et les études empiriques portant sur les Etats et secteurs aux Etats-Unis montrent qu’un surcroît de réglementation est associé à une accélération, et non à un ralentissement, de la croissance économique. Le commerce avec la Chine a explosé ces vingt dernières années, mais les études empiriques suggèrent que cela a eu peu d’effets sur l’économie dans son ensemble, même si des groupes ou régions en particulier en ont tiré d’importants gains ou subi d’importants coûts. Les indicateurs au niveau agrégé de l’économie suggèrent que la marge (mark-up) des entreprises a augmenté, mais il semble que cela n’ait pas freiné la croissance. La réallocation des activités vers les secteurs à forte marge a même permis de contenir la chute des taux de croissance, dans la mesure où cela signifie que nous avons produit des produits de plus grande valeur.

Si vous n’êtes toujours pas convaincu que le ralentissement de la croissance économique est la conséquence d’une réussite, demandez-vous ce que vous seriez prêt à sacrifier pour ramener la croissance à 4 %. Vous pourriez détruire la moitié de vos biens : les voitures, les canapés, les télévisions, les ordinateurs, les logements, les trampolines, et ainsi de suite. Cela entraînerait une réallocation massive des dépenses vers les biens, comme nous devrions alors tout remplacer et nous verrions un saut dans la croissance de la productivité. Nous pourrions aussi revenir sur les droits contraceptifs et pousser les femmes à se retirer du marché du travail dans l’espoir de connaître un nouveau baby boom. Attendez vingt ans et vous aurez un autre boom du capital humain dans l’économie. Est-ce que cela vaudra la peine de sacrifier tout cela juste pour voir la croissance atteindre à nouveau les 4 %, peut-être pas avant 2040 ? En supposant que la réponse soit « non », cela nous dit que la croissance a ralenti parce qu’il y a eu de bonnes choses, des choses que nous ne voudrions pas sacrifier.

L’idée que le ralentissement de la croissance résulte d’un succès ne signifie pas que nous ne devrions pas nous soucier à propos de l’économie, ni que les questions entourant les inégalités, le pouvoir de marché, la réglementation ou le commerce soient peu importantes. En fait, le ralentissement de la croissance économique montre que nous avons la capacité de répondre à ces questions. Nous ne devrions pas perdre la chance de s’attaquer aux mauvaises choses dans l’économie en nous focalisant seulement sur la croissance perdue en raison de bonnes choses. »

Dietz Vollrath, « Slow economic growth is a sign of success », in London School of Economics, LSE Business Review, 18 février 2020. Traduit par Martin Anota

lundi 22 mai 2017

Baumol et la maladie des coûts

« Comme mon horloge interne n’est pas synchronisée avec internet, je ne propose qu’à peine un billet en réaction de la disparition de William Baumol, auquel j’ai régulièrement fait référence sur mon blog depuis plusieurs années. (...) Je n’ai pas d’histoire à partager à propos de l’homme ; je ne l’ai jamais rencontré. Ce que je compte faire, par contre, c’est passer un peu de temps pour plonger dans ce que je considère être l’article essentiel dans lequel il développe son idée la plus connue : la "maladie des coûts des services" (cost disease of services). Je pense qu’en tant qu’universitaire, il apprécierait autant cela qu’une anecdote.

Avant de commencer, il faut rappeler que Baumol est l’un de ces grands économistes qui a récemment disparu, aux côtés de Ken Arrow et d’Allan Meltzer. D’ailleurs, j’appelle à placer Robert Solow dans un bunker souterrain sécurisé et à l’envelopper dans du papier bulle.

Retournons à Baumol. Son article essentiel est “Macroeconomics of unbalanced growth: The anatomy of urban crisis”, publié en 1967 dans l’American Economic Review. Pour moi, il contient plusieurs intuitions qui permettent de comprendre une grande partie de l’histoire de la croissance économique de ces cinquante dernières années.

Pour commencer, Baumol divise l’activité économique de la façon suivante : "La source fondamentale de différenciation réside dans le rôle joué par le travail dans l’activité. Dans certains cas, le travail est principalement un instrument, quelque chose d’accessoire pour obtenir le produit final, tandis que dans d’autres types d’activité, à toutes fins pratiques, le travail lui-même constitue le produit final". Pour le premier cas, avec le travail comme instrument, lisez "biens manufacturés". (…) Le travail est juste accessoire de votre perspective de consommateur final.

Comparez cela avec le passage suivant : "D’un autre côté, il y a de nombreux services pour lesquels le travail est une fin en soi, pour lesquels la qualité est jugée directement en termes de montant de travail. L’enseignement en est un bon exemple… Un exemple même plus extrême est celui que j’ai utilisé dans un autre contexte : la performance en direct. Une demi heure de quartette demande un certain temps de la part des musiciens et toute tentative visant à accroître ici la productivité est susceptible d’être mal vue par les critiques et l’auditoire".

Ici, le travail est l’essence même du produit. Si vous allez voir le quintet, alors vous achetez du temps de ces musiciens. De même, dans une classe de cours, vous achetez le temps du professeur. Dans un (bon) restaurant, vous achetez souvent le temps et l’attention d’un serveur.

La première grosse conclusion, qui est vraiment une hypothèse pour Baumol, est que la croissance de la productivité du travail dans le premier type de production (celle de biens) est relativement rapide, tandis que la croissance de la productivité du travail dans le second type de production (celle de services) est relativement faible. C’est juste dû à la nature du travail tel qu’il est utilisé. Pour la plupart des services, vous ne pouvez pas "faire plus avec moins". Personne ne veut voir une symphonie d’une demi-heure être jouée en seulement un quart d’heure.

D’où la maladie des coûts vient-elle ? La prochaine hypothèse cruciale que Baumol fait est que les coûts du travail (les salaires) dans les deux types d’activités varient conjointement. Soyons clairs, il ne suppose pas (ou n’a pas besoin de supposer) que les salaires sont identiques dans les deux secteurs, seulement qu’une hausse des salaires dans un secteur pousse à la hausse les salaires dans l’autre secteur. C’est le cas si le travail est mobile entre les deux activités. Une autre façon de le dire est de dire que les travailleurs peuvent travailler dans l’un ou l’autre des secteurs. (Ils peuvent être aussi productifs dans les deux secteurs, comme dans le récent article d’Alwyn Young, qui avance la possibilité que Baumol ait tort à propos de la croissance de la productivité relative…)

(…) La croissance de la productivité dans le secteur des biens pousse à la hausse le salaire dans ce secteur, mais accroît aussi la production de ce secteur. Donc le ratio salaire sur production (une mesure du coût d’une unité de production) reste constant au cours du temps. Une hausse des salaires dans le secteur des biens fait pression sur les salaires dans le secteur des services, donc les salaires s’accroissent au cours du temps ici. Mais (si l’on fait l’hypothèse extrême selon laquelle) la productivité ne s’accroît pas dans les services, alors la production ne s’accroît pas. Le ratio salaires sur production dans les services (une mesure des coûts) s’accroît donc au cours du temps. C’est la "maladie des coûts des services".

Les éléments cruciaux sont, à nouveau, l’hypothèse que la croissance de la productivité du travail est relativement faible dans les services et l’hypothèse que le travail est mobile entre les secteurs. Etant donné cela, le coût des services va augmenter au cours du temps.

(…) La plus grande intuition que Baumol ait eu a été de noter la différence dans l’importance du travail dans la production de biens et de services. Le raisonnement subséquent n’est pas, en soi, une grande révolution. L’effet Balassa-Samuelson (développé par ces deux auteurs dans des articles publiés en 1964) développe la même idée. Ils distinguent entre des biens échangeables et non échangeables, plutôt qu’entre biens et services et ils font des comparaisons entre pays, plutôt que de voir une évolution au niveau d’un seul pays, mais la conséquence est identique. Les pays qui sont très productifs en biens échangeables vont tendre à avoir des niveaux élevés de prix agrégés (une régularité empirique connue sous le nom d’"effet Penn"), comme cette productivité conduit à la hausse des coûts dans leurs secteurs produisant des biens non échangeables.

Il est utile ici de noter que les noms importent. Si vous appelez ce phénomène "maladie des coûts", vous le considérerez nécessairement comme un problème. Si vous l’appelez "effet Penn", cela signifie que les pays riches ont de plus hauts prix et que c’est juste une bizarrerie empirique. "La maladie des coûts" semble être une mauvaise chose, mais c’est comme mourir à plus de 90 ans, simplement de vieillesse. C’est terrible que vous mouriez, mais n’oublions pas que vous avez plus de 90 ans. La maladie des coûts de Baumol est le résultant d’une richesse incroyable.

Les symptômes précis de la maladie des coûts dépendent d’hypothèses supplémentaires. Baumol a précisé les possibilités dans le reste de l’article. Nous savons que les coûts (et donc les prix) du secteur des services croissent relativement au secteur des biens.

"Nous pouvons nous demander ce qui se passerait si, malgré le changement de leurs coûts et prix relatifs, la magnitude des productions relatives des secteurs ne changeait pas… si la demande pour le produit en question (les services…) était suffisamment inélastique au prix ou élastique au revenu."

C’est l’intuition essentielle suivante, celle selon laquelle la demande de services est inélastique au prix ou élastique au revenu. Cela signifie que malgré la hausse des coûts, les gens continuent de consommer des services et peuvent en fait accroître leurs dépenses dans les services comme ils deviennent plus chers. Baumol en déduit les implications de la demande de services pour l’économie au niveau agrégé. Dans la citation suivante, le "secteur progressif" est le secteur qui produit des biens, avec une productivité croissante, tandis que le "secteur non progressif" est celui qui produit les services, marqué par une faible croissance de la productivité. (…)

"Si la productivité horaire par travailleur s’élève cumulativement dans un secteur relativement à son taux de croissance ailleurs dans l’économie, tandis que les salaires s’élèvent proportionnellement dans tous les domaines, alors les coûts relatifs dans les secteurs non progressifs doivent inévitablement s’accroître et ces coûts vont s’accroître cumulativement et sans limite… Donc, les avancées dans les secteurs technologiquement progressifs accroissent inévitablement les coûts dans les secteurs technologiquement invariants de l’économie, à moins que les marchés du travail dans ces domaines puissent être scellés et les salaires maintenus absolument constants, quelque chose de très peu probable. Nous voyons ensuite que les coûts vont s’accroître mécaniquement dans plusieurs secteurs de l’économie (…). Si leurs productions relatives sont maintenues, une proportion toujours croissante de la main-d’œuvre doit être canalisée dans ces activités et le taux de croissance de l’économie doit ralentir de façon proportionnelle."

J’ai essayé de résumé cela avec mes propres mots trois ou quatre fois, mais je ne pense pas avoir fait un meilleur boulot que Baumol. J’ai consacré plusieurs billets de ce blog sur la réalisation de la prédiction de Baumol en ce qui concerne le ralentissement de la croissance de la productivité qui s’opère à mesure que nous passons vers des secteurs non progressifs. Je vais juste répéter que le ralentissement de la croissance agrégée qu’implique la maladie des coûts de Baumol s’explique par la nature de la demande, non par une limite technologique.

Souvent les gens se focalisent sur la question de la "maladie des coûts" dans l’article de Baumon, sans prendre en considération la seconde partie, qui se penche sur l’effet de la demande pour les services. Scott Alexander a publié un billet sur la maladie des coûts il y a quelques mois qui le démontre. Le billet d’Alexander n’est pas le seul à le faire, mais c’est le dernier qui s’est inscrit dans ma liste de lecture sur ce sujet, si bien que je l’utilise pour illustrer un point précis.

C’est un billet (très) long, mais Alexander parle de l’éducation, de la santé, des services offerts par l’Etat, en documentant la maladie des coûts. Il cristallise cela en posant ce genre de question : "que préféreriez-vous ? Envoyer votre enfant dans une école de 2016 ? ou envoyer votre enfant dans une école de 1975 et obtenir un chèque de 5000 euros chaque année?". Il pose ensuite la même question avec l’université : vous préférez l’université moderne ou l’université de vos parents, plus 72.000 dollars ? Et ensuite avec la santé : les soins modernes ou les soins de l’époque de vos parents (…), plus 8.000 dollars chaque année ?

La réponse implicite d’Alexander à toutes ces questions est que vous choisiriez la seconde option : le vieux niveau de service plus l’argent. Une grande partie du billet cherche à expliquer que le service offert aujourd’hui n’est pas de meilleure qualité que le service offert une génération plus tôt. Même si j’ai beaucoup de choses à dire sur cette conclusion, ce n’est pas la question qui m’intéresse. Supposons que la qualité de la santé et de l’éducation n’ait pas changé en une génération (…). Voici la question que Baumol s’est implicitement posée. Où les gens dépensent-ils le supplément d’argent qu’ils gagnent ?

Ils peuvent l’utiliser pour acheter une nouvelle voiture ou un nouvel appareil électroménager, c’est-à-dire un bien manufacturé. Peut-être que c’est ce qu’Alexander avait en tête ; il n’a jamais dit ce qu’il adviendrait au supplément d’argent.

Mais les gens peuvent aussi dépenser ces cinq ou huit milles dollars supplémentaires pour finalement prendre des vacances bien méritées, c’est-à-dire dépenser dans le tourisme et des services d’hospitalité. Ou ils peuvent bien décider de dépenser cet argent pour envoyer leurs enfants dans une meilleure (et plus coûteuse ?) école ou les mettre dans une crèche à plein temps plutôt qu’à temps partiel. Ou pour envoyer leurs enfants à l’université. Peut-être que les gens vont obtenir l’épargne pour retourner à l’université afin d’obtenir un diplôme supplémentaire et ainsi obtenir une promotion au travail ou bien pour acquérir une nouvelle certification qui accroît leur salaire.

Et une partie de cette épargne peut être dépensée dans les services de santé. Les individus peuvent se lancer dans des procédures pour guérir totalement de leurs problèmes chroniques plutôt que de continuer à seulement en alléger les symptômes. Peut-être que les enfants obtiennent un traitement orthodontique complet, plutôt qu’un traitement partiel se contentant de renforcer une dent. Alexander suggère que l’épargne pourrait être dépensée pour voir des spécialistes permettant de traiter des problèmes de santé persistants, plutôt que de la dépenser pour aller voir un médecin généraliste.

A partir de la seconde intuition de Baumol, la demande pour ce genre de services est élastique au revenu et inélastique au prix. Ce qui signifie qu’une grande partie de l’argent que les gens obtiennent de l’expérience de pensée d’Alexander est réinvestie dans l’éducation et la santé. Qu’est-ce que cela entraîne ? La courbe de la demande se déplace pour la santé et l’éducation. Et ensuite que se passe-t-il ? Le prix augmente et le volume supplémentaire de soins de santé ou d’éducation n’est pas aussi important. En outre, il n’y a pas de déclin significatif (et peut-être même une hausse) dans la part du PIB représentée par la santé et l’éducation.

C’est la même conséquence que Baumol décrit, même si pour lui l’origine de cela se trouve dans la hausse de la productivité dans le secteur des biens. Mais l’origine de la hausse de la productivité n’est pas importante, ce qui importe est la structure de la demande pour les services. Aussi longtemps que notre demande de services est élastique au revenu et inélastique aux prix, la part de la santé et de l’éducation dans le PIB s’accroît comme nous devenons plus productifs, peu importe d’où l’amélioration de la productivité provient.

Nous n’affirmons pas par là que la santé et l’éducation sont efficacement gérées. (…) Mais leurs coûts élevés ne sont pas entièrement dus à leur inefficacité délibérée et une réduction de ces coûts ne réduirait pas leur part dans le PIB.

Je pense que le billet d’Alexander est un exemple d’analyse (parmi d’autres) qui considère trop littéralement la partie "maladive" de la "maladie des coûts". La hausse des coûts dans l’éducation et la santé ne représente pas toujours une pathologie. A bien des égards, nous sommes les victimes de notre propre prospérité et de nos préférences. Il n’y a rien dans l’analyse de Baumol qui implique que la maladie des coûts réduise les niveaux de vie ou détériore le bien-être. Rappelez-vous que la maladie des coûts est en premier lieu une conséquence des améliorations de la productivité.

Même si la "maladie des coûts" n’est peut-être pas le meilleur nom qu’on aurait pu lui donner, nous devons reconnaître que Baumol a su anticiper la trajectoire de la croissance économique et du changement structurel dans les pays développés au cours de la fin du vingtième siècle. Il le fit sans avoir eu à recourir à des mathématiques plus complexes que celles que je peux utiliser dans mes cours à la fac et en utilisant un langage accessible à tous. Si la croissance économique vous intéresse, il vous sera utile de consacrer du temps pour lire ses travaux. »

Dietz Vollrath, « Understanding the cost disease of services », 15 mai 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 2 novembre 2012

La tertiarisation des émergents asiatiques

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« La crise en zone euro a dominé la discussion entre les responsables politiques au cours des dernières années, mais le ralentissement économique dans les deux géants asiatiques, en l’occurrence en République populaire de Chine et en Inde, est devenue également une source de préoccupation croissante. (…) Après des années de croissance du PIB à deux chiffres, l'économie chinoise est en pleine décélération. (…) La croissance ralentira à 7,7% cette année, contre 9,3% en 2011. La population chinoise vieillit, les salaires réels sont en hausse et la croissance se modère vers des taux plus durables. L'Inde aussi a un énorme potentiel de croissance rapide et de dividende démographique, mais elle a été aux prises avec les réformes structurelles. (…) L'expansion de l'économie indienne va ralentir à 5,6% en 2012, contre 6,5% l'an dernier.

La faiblesse de la demande extérieure est en partie responsable du ralentissement de la croissance, mais les facteurs domestiques (à savoir le ralentissement de l’investissement et la stagnation de la consommation) contraignent également l’expansion économique. Maintenir la croissance malgré le ralentissement mondial est une tâche ardue et celle-ci exige de repenser l'avenir de "l'usine Asie". L’essor de l'Asie s'explique en grande partie par les liens interrégionaux de l’activité manufacturière : les biens et composants intermédiaires provenaient de l'intérieur de l'Asie pour être assemblés en des produits finals exportés vers les économies avancées. Mais avec le resserrement du budget autour du monde, la demande pour les exportations asiatiques devrait continuer à faiblir. Où l’Asie devrait-elle alors chercher une autre source de croissance ?

Le développement du secteur des services (par exemple, le traitement des affaires, le tourisme et les soins de santé) pourrait jouer un rôle crucial dans la croissance future de la région. Le secteur asiatique des services est déjà important, en contribuant dès à présent de manière significative à la croissance économique et à l'emploi. Les services ont représenté près de la moitié du PIB de l'Asie en développement en 2010, les deux tiers de la croissance indienne de 2000 à 2010 et, sur la même période, 43% de la croissance d’une Chine pourtant orientée vers l’industrie manufacturière. En outre, les travailleurs du secteur des services représentent plus du tiers de l'emploi total dans l'Asie en développement. Si ces pays suivent le même chemin que parcoururent autrefois les économies avancées, la domination de l'agriculture va laisser la place à l'industrie, qui à son tour sera supplantée par les services, ce qui élargira encore davantage leur rôle. Il y a certainement une marge de manœuvre pour la croissance : la part de l'industrie dans la production de l’Asie en développement a dépassé la moyenne de l'OCDE en 2010 (41% contre 24%), mais la part des services accuse toujours un profond retard (48% contre 75%). »

Changyong Rhee, « Asia’s stifled services », in Project Syndicate, jeudi 1er novembre 2012.