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« Avec les nations européennes qui se débattent actuellement avec la crise de la dette souveraine (...), un intense débat s’est développé sur les avancées, l'opportunité et l'avenir de l'intégration tant économique que politique du marché unique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) en 1951 avait été perçue par Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, comme constituant "un premier pas vers une fédération européenne". Depuis le Traité de Rome, l'Acte unique européen et le traité de Maastricht ont contribué à la poursuite de l'intégration économique et politique entre les nations de l'Europe. Toutefois, les importants problèmes économiques auxquels font face aujourd'hui plusieurs pays de la zone euro ne peuvent être résolus que par une action collective et une poursuite de l’intégration économique. Cela conduit à nous demander s'il est possible de le faire sans approfondir également l'intégration politique au sein de l'Europe.

L'intégration économique se définit comme "la suppression des frontières économiques entre deux ou plusieurs économies", étant considérée comme frontière toute "différenciation qui réduit les mouvements effectifs et potentiels des biens, services et facteurs de production". En outre, ce type d'intégration désigne à la fois l'intégration des marchés et celle des politiques économiques, la première restant toutefois l’essence même de l'intégration économique. (...) L'intégration économique conduit, en théorie, à une multiplication des échanges totaux, à l'intensification de la concurrence réelle ou potentielle et au relèvement des taux de croissance dans la zone intégrée. De plus, les consommateurs de la région devraient profiter d’une baisse des prix, avoir accès à des produits de plus grande qualité et à une plus grande diversité de choix, dans la mesure où l'intégration accroît l'efficacité de l'allocation des ressources.

L'intégration politique se définit comme "le processus par lequel les nations renoncent à la volonté et à la capacité de mener des politiques étrangères et nationales clés indépendamment les unes des autres, cherchant plutôt à prendre des décisions communes, voir à déléguer le processus de prise de décision à de nouveaux organes centraux". Les caractéristiques clés de ce type d'intégration sont (…) le passage de la souveraineté nationale à la souveraineté partagée et la création d'institutions supranationales. Des études empiriques ont montré que l'intégration stimule l'innovation et la croissance économique et intensifie la concurrence sur les marchés économiques et politiques. Il y a eu un débat continu pour savoir si l'intégration politique est une condition ou un processus et si elle a un aboutissement, ce qui est particulièrement important lorsque l'on considère les objectifs à long terme du "projet" européen.

La crise actuelle a révélé des failles profondes dans le processus d'intégration économique entre les membres de la zone euro, tout en montrant également que l'intégration politique affecte l'optimalité de l'union monétaire. Le défaut majeur est l'absence d'un système fédéral pour stimuler la convergence en termes de croissance, via des fonds pouvant être alloués là où ils sont nécessaires en cas de chocs asymétriques (c’est-à-dire de chocs ne touchant que certains Etats). La crise a conduit à une profonde divergence en termes de croissance entre les États du "cœur" de l’Europe (Allemagne, France et Autriche) et sa "périphérie" (Espagne, Portugal, Irlande et Grèce). Les partisans d'un tel système prennent comme exemple les États-Unis où le budget fédéral redistribue les revenus entre les régions, compensant ainsi une partie des différences de revenu entre les régions.

L’idée d’émettre des obligations communes, ou "euro-obligations" (eurobonds), a aussi été avancée pour permettre aux pays en difficulté d'emprunter à un plus faible taux qu’ils ne le font actuellement sur les marchés. Non seulement cette consolidation des budgets nationaux et de la dette s'accompagnerait de la création d'une autorité budgétaire commune protégeant les Etats-membres d’un défaut de paiement, mais elle serait aussi un engagement très visible et très contraignant qui devrait "convaincre" les marchés de l'avenir à long terme de l’union. En outre, l'appel à la création d'une "union bancaire" entre les Etats-membres, pour garantir les dépôts de tout individu dans la zone, a pris de l’ampleur lorsque l'Irlande a garanti tous les dépôts de ses épargnants, sans que les autres pays ne fassent de même. De plus, l’existence d’un budget distinct pour la zone euro est apparue nécessaire pour améliorer le fonctionnement de l'Union, puisqu’il permettrait notamment d’amortir l'impact des chocs asymétriques.

(…) La mise en place d'un système fédéral en Europe rencontre plusieurs complications. La principale d’entre elles est que les gouvernements nationaux auraient à abandonner le seul instrument économique qui leur est encore disponible, en l’occurrence la politique budgétaire. En outre, non seulement cela impliquerait de substantielles transformations dans les constitutions des Etats-membres (…), mais il faudrait également convaincre les contribuables de la zone d’aider financièrement leurs "concitoyens européens". À l'heure actuelle, il est peu probable que ces difficultés soient surmontées, en raison des prochaines élections nationales et du silence des citoyens dans les pays du cœur européen, qui ont déjà eu à subventionner des plans massifs de sauvetage. L'appel à l’émission d’eurobonds a rencontré une forte résistance de la part de pays qui, comme l'Allemagne, jouissent actuellement de taux réels d’emprunt négatifs et estiment que cela augmenterait le risque d'aléa moral. Le risque serait que, avec l’assurance implicite, les Etats-membres émettent trop de dette.

Les discussions sur "l’union bancaire" ont commencé entre les ministres des Finances de la zone mais elles rencontrent déjà de multiples problèmes. Il y a des désaccords sur le degré auquel la Banque centrale européenne assurera la surveillance : l'Allemagne réclame que l'organe supranational ne surveille que les 60 plus grandes banques de la zone, tandis que la France estime que la BCE devrait être responsable de la surveillance de toutes les institutions bancaires. La perspective d'un budget distinct pour la zone euro semble bien sombre en raison de l'incapacité de tous les membres de l'UE à se mettre d'accord sur un budget collectif pour la période 2014-2020 et un accord semble de plus en plus improbable. En outre, le budget 2012 de l'UE totalise 0,98 % du revenu national brut des régions, or un budget efficace pour la zone euro devrait être beaucoup plus conséquent.

L’approfondissement de l’intégration économique et politique nécessiterait de faire évoluer les institutions supranationales dans la région. Comme nous l’avons précédemment dit, l'intégration économique signifierait que davantage de pouvoirs soient transférés à la Banque centrale européenne, une organisation qui a été construite pour être totalement indépendante des gouvernements nationaux. Le transfert de la politique financière à un organisme qui dispose déjà de la politique monétaire et n'est pas responsable (accountable) n’apparaît pas politiquement souhaitable. Il est également peu probable que la Commission européenne et le Parlement aient une plus grande influence dans la gestion de la politique régionale. Une grande partie du débat porte déjà sur l'utilité de la politique agricole commune (PAC) et avec des institutions déjà fortement impliquées dans l'élaboration des politiques concurrentielles, commerciales et industrielles ; la transmission de nouveaux pouvoirs à Bruxelles remettrait en cause la nécessité de gouvernements nationaux.

Les processus d'intégration économique et politique entre les pays européens ont été largement interdépendants et l'approfondissement de la première nécessite une poursuite de la seconde. La situation économique du continent après 1945 poussa à l’action politique collective ; celle-ci se traduisit par un accroissement des liens économiques entre les nations pour améliorer la prospérité de la région. La suppression continue des barrières économiques entre les économies européennes a conduit à de bonnes performances en termes de croissance économique dans la seconde moitié du vingtième siècle, ce qui renforce la nécessité que la première s’accompagne de la dernière. L’actuelle crise de la dette souveraine menace cependant la poursuite des deux types d'intégration. Il est désormais évident que la longévité du processus d'intégration repose sur le renforcement des liens économiques entre les pays, mais il est possible que le processus d'intégration politique ait atteint son "point final". »

Thomas Viegas, « The European integration question: economical or political? », in A Younger Perspective (blog), 7 février 2013.