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mercredi 12 décembre 2012

Se souvenir d'Albert Hirschman

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« Albert Hirschman, l’un des plus grands auteurs en sciences sociales, vient de nous quitter. Il était vraiment unique en son genre : toujours à l’offensive, tourné sans relâche vers l'auto-subversion et jamais embarrassé par les frontières disciplinaires.

La vie de Hirschman était aussi extraordinaire que son œuvre. Né à Berlin en 1915, il fit ses études en France et en Allemagne. Plus tard, il acquit la maîtrise de l'italien, puis de l’espagnol et de l’anglais. Il fuit Berlin pour Paris en 1933 et rejoignit la résistance française en 1939. Craignant d'être abattu comme traître par les forces allemandes, il prit une nouvelle identité, celle d'un Français, Albert Hermant. En 1941, il émigra aux Etats-Unis, y rencontra et épousa Sarah Hirschman, y rejoignit l'armée américaine et se trouva bientôt de retour en Europe pour participer à l'effort de guerre. Après la fin des hostilités, il participa à l'élaboration du Plan Marshall, puis passa quatre ans à Bogotá où nombre de ses idées sur le développement économique prirent forme. Sarah et lui ont été mariés pendant plus de sept décennies ; elle est morte en janvier cette année.

Non seulement Hirschman a écrit plusieurs livres brillants dans ce qui était sa quatrième ou cinquième langue, mais il s'est également amusé à inventer des palindromes. Beaucoup d'entre eux ont été rassemblés dans un livre, Senile Lines (…). Les formes d'expression lui importaient autant que les idées elles-mêmes. Contrairement à Mancur Olson, il croyait que l'action collective est une activité naturelle aux êtres humains et il fut ravi d’observer que l'on pouvait inverser une phrase dans la déclaration d'indépendance pour exprimer cette inclination comme "le bonheur de poursuivre".

Les contributions intellectuelles de Hirschman étaient nombreuses et variées, mais le joyau de la couronne est son chef-d'œuvre Exit, Voice, and Loyalty. Dans ce court ouvrage, il réussit à renverser l’une après l'autre nombre d'idées reçues et traça de nouvelles voies de recherche. Ce livre se penche sur les mécanismes qui peuvent arrêter et inverser le déclin de la performance des entreprises, des organisations et des Etats. C’est l'interaction entre deux de ces mécanismes (la désertion et l'articulation ou la sortie et la voix) que Hirschman considéra comme d'une importance capitale.

La sortie, par exemple à travers le départ des clients, des salariés ou des citoyens en faveur d'un rival, peut faire prendre conscience à une organisation de son propre déclin et lui permettre de mettre en œuvre des mesures correctives. Mais la protestation (…) le peut également. Un rythme de sorties trop rapide peut saper la protestation et entraîner l'effondrement de l'organisation au lieu de la reprise. Inversement, s’il est impossible de faire défection, la protestation devient inutile et les mauvaises performances peuvent se poursuivre indéfiniment.

Des organisations dysfonctionnelles préfèrent que l'option de sortie ne soit disponible que pour les critiques les plus véhémentes, de manière à se retrouver avec des clients, membres ou citoyens moins exigeants. Par conséquent, une limitation des sorties peut entraîner (…) « une oppression des faibles par les incompétents et une exploitation des pauvres par les paresseux qui seront des plus durables et étouffantes (…) ». Les quasi-monopoles avec des options de sortie pour les plus mécontents peuvent donc plus mal fonctionner que les monopoles complets. Il n'est pas surprenant que de nombreux Etats dysfonctionnels invitent à l'exil volontaire de leurs plus féroces critiques internes.

La propension à faire défection est elle-même déterminée par l’étendue de la fidélité à une entreprise ou à l'État. La fidélité ralentit le taux de sorties et peut offrir du temps à une organisation pour corriger ses défauts de performance. Mais une loyauté aveugle, qui étouffe la protestation même si elle empêche la sortie, peut conduire à une persistance des mauvaises performances. Il est dans l'intérêt des organisations de promouvoir la fidélité et d’élever le "prix de sortie", mais les gains qu’elles en retirent à court terme peuvent ne pas suffire à les sauver de l'effondrement, dans la mesure où les deux mécanismes correctifs sont affaiblis.

Parmi les nombreuses cibles de Hirschman se trouvent le modèle de la concurrence politique élaboré par Downs et le théorème de l'électeur médian. Puisqu’il considère l’action collective comme une expression de la protestation, facilement adoptée en réponse à l'insatisfaction, il ne peut y avoir un "électeur captif". Ceux qui, en périphérie d'un parti politique, sont dans l'incapacité d'opter pour la sortie ne peuvent pas pour autant être considérés comme acquis à ce dernier : l’impossibilité de sortir renforce juste leur inclinaison à faire entendre leur voix. Chose qu'ils font avec délectation, ce qui conduit les partis à s’éloigner de l'électeur médian comme les responsables politiques sont pris entre la crainte d’une sortie des modérés et la menace de protestations de la part des extrémistes.

Albert Hirschman a vécu une longue vie mouvementée et était un penseur joyeusement iconoclaste. Ses livres seront lus par les générations à venir. Mais il aura toujours quelque chose d'un étranger dans la profession ; ses idées sont tout simplement trop larges et interdisciplinaires pour trouver une expression soignée dans les modèles et les manuels. Il était un rebelle intellectuel tout au long de sa vie et il est normal qu'il le reste à jamais. »

Rajiv Sethi, « Remembering Albert Hirschman », 11 décembre 2012.

vendredi 2 novembre 2012

Est-il utile de voter ?

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« En regardant les coûts et bénéfices du vote, cette colonne affirme que s’abstenir peut finalement être un choix rationnel. (…)

Plutôt que de se focaliser sur l’abstention, peut-être que la plus grande question de recherche serait pourquoi quelqu’un prend la peine de voter. Au moins depuis Riker et Ordeshook (1968), la théorie de l’électeur rationnel note qu’une personne va voter seulement si les coûts sont inférieurs aux bénéfices qui découlent de la victoire du candidat préféré, actualisés par la probabilité de constituer la voix décisive et incluant le profit tiré de la satisfaction d’avoir réalisé son devoir civique. La probabilité d’être la voix déterminante est infiniment petite dans les élections nationales. Donc, le coût du vote excède normalement toute valeur plausible des bénéfices attendus de la victoire du candidat préféré. (…)

Avec mes collaborateurs, j’ai récemment rapporté des (...) mesures très précises du coût d’opportunité du vote. Pour calculer ces coûts, nous croisons la participation individuelle au scrutin dans les élections générales en Nouvelle-Zélande avec les estimations (…) de la distance par la route entre les zones résidentielles et le plus proche bureau de vote. En combinant les estimations de la durée de trajet à partir de Google Maps avec les salaires estimés des répondants à l’enquête, nous obtenons une mesure détaillée du coût d’opportunité du temps passé à se déplacer jusqu’au bureau de vote.

Nos résultats montrent que même d’infimes coûts peuvent décourager la participation au scrutin. Chaque kilomètre supplémentaire (ou chaque supplément de deux minutes pour faire le trajet) depuis le plus proche bureau de vote réduit la participation d’un point de pourcentage (…).

Nous trouvons que de petites hausses dans les coûts d’opportunité de la durée de déplacement peuvent avoir de larges effets sur la participation électorale. Par exemple, à un coût d’opportunité de 10 dollars néo-zélandais (équivalents à 8 dollars américains) la participation nationale prédite serait juste de 75 %, ce qui est inférieur de sept points de pourcentage à la moyenne. Dans les zones urbaines, la participation attendue tombe même bien plus fortement au regard des coûts d’opportunité. (…)

Montrer que de faibles coûts d’opportunité au vote importent pour la participation au scrutin (…) corrobore les résultats des précédents (…) études de cas dans la littérature de science politique. Une importante implication découlant des résultats est que les coûts d’opportunité sont faibles, mais que la participation électorale est toujours sensible à ces faibles coûts. Si ces faibles coûts n’avaient pas été précisément mesurés (comme cela avait été typiquement le cas jusqu’alors), alors la décision de voter serait apparu (de manière erronée) comme largement aléatoire. Tandis que plusieurs personnes peuvent choisir de ne pas voter dans les prochaines élections, de telles décisions peuvent toujours être considérées comme rationnelles. »

John Gibson, « What’s a vote worth? », in VoxEU.org, 2 novembre 2012.